Intervention de Éliane Assassi

Réunion du 1er février 2017 à 21h30
Faut-il supprimer l'école nationale d'administration — Débat organisé à la demande du groupe du rdse

Photo de Éliane AssassiÉliane Assassi :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier mes collègues du groupe du RDSE et leur président, M. Jacques Mézard, d’avoir demandé l’inscription de ce débat à l’ordre du jour du Sénat.

Le thème de ce débat – « Faut-il supprimer l’École nationale d’administration ? » – pose en fait deux questions distinctes.

La première porte sur la pertinence d’un cadre commun de formation de nos hauts fonctionnaires. Pour répondre à cette question, il faut en revenir aux origines de l’ENA et à ses fondateurs, Michel Debré, mais aussi Maurice Thorez.

À la source de la réflexion de ces deux hommes se trouvent les projets non aboutis d’Hippolyte Carnot et de Jean Zay qui, pour harmoniser et unifier les procédures de recrutement des différentes administrations, d’une part, et pour lutter contre le corporatisme inhérent à des cercles fermés, d’autre part, avaient eu l’idée de créer une procédure de recrutement et de formation unique. La démission pour l’un, le rejet du Sénat pour l’autre ont conduit au maintien d’un système dans lequel chaque corps s’organisait librement.

Outre ces enjeux, se posait la question de la démocratisation de la haute fonction publique, sur la base d’une méritocratie républicaine et d’une égalité de fait entre classes dominantes et classes populaires. Au fond, c’était l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’il s’agissait de mettre en œuvre.

Par ailleurs, il faut aussi se rappeler le contexte de la création de l’ENA : notre pays était alors ravagé tant matériellement que moralement, notre administration avait failli à sa tâche et renoncé à ses valeurs supposées en détournant sciemment le principe de neutralité de la fonction publique pour se dédouaner des actes inhumains commis par le régime de Vichy et les forces d’occupation.

La création de l’ENA devait clairement permettre de faire émerger une nouvelle génération de hauts fonctionnaires, issus de tous les horizons, et pour qui les valeurs républicaines n’étaient pas juste un prétexte pour se dédouaner. Cette mission, c’est Thorez et Debré qui l’acteront, mais c’est tout le Conseil national de la Résistance qui l’initiera.

La seconde question qui est posée est celle de l’accomplissement de cette mission par l’ENA aujourd’hui. À cette question, la réponse est forcément négative, et ce pour plusieurs raisons.

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dès les années soixante, avaient constaté que le projet émancipateur de l’ENA avait été biaisé et ne servait finalement qu’à la perpétuation des élites. Plus qu’une catégorie ou une classe, le monde de l’énarchie est devenu une caste se perpétuant de génération en génération. Ainsi, les « camarades de classe à l’école » deviennent « copains de promo à l’ENA » pour reprendre les termes des sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Cette reproduction sociale repose sur deux éléments.

Le projet de Thorez et Debré devait, pour fonctionner, s’appuyer sur une école républicaine égalitaire, l’institution scolaire devant gommer les inégalités de capitaux au lieu de les creuser. Or, comme le rappelait le Conseil national d’évaluation du système scolaire en septembre dernier, la France reste la championne des inégalités à l’école parmi les pays de l’OCDE. De fait, la mise à mal de l’égalité républicaine dans le domaine scolaire, couplée au concours particulièrement ardu de l’ENA, permet à la seule élite d’y accéder, car elle y est mieux préparée depuis la maternelle. Pour ma part, j’ai essayé, mais j’ai échoué…

Par ailleurs, et c’est le second élément, le vivier de recrutement de l’ENA se limite peu ou prou à deux écoles elles-mêmes particulièrement élitistes, Polytechnique et Sciences Po. Même si cette dernière a, par le biais des conventions d’éducation prioritaire, tenté d’ouvrir plus largement ses portes, il n’en demeure pas moins que le nombre de boursiers du 27 rue Saint-Guillaume n’atteint pas le tiers des élèves et que 65 % des étudiants sont issus des catégories socioprofessionnelles les plus élevées. Ces derniers représentent 82 % des nouvelles entrées à l’ENA…

La situation s’est aggravée du fait de la suppression, en 1990, de la troisième voie, ouverte aux dirigeants associatifs et syndicaux, créée par Anicet Le Pors en 1983. Il s’agissait pour ce dernier de créer ce qu’il appelle « l’élitisme de masse ». La troisième voie devait permettre le strict respect du principe d’égale admission aux emplois publics de tous les citoyens. La pleine signification du projet d’Anicet Le Pors était la promotion aux plus hauts niveaux de l’administration de citoyennes et de citoyens de qualité, ayant fait la preuve de leur attachement au service public dans des activités qualifiées antérieures, issus pour la plupart des couches populaires. Croyez-moi, j’en connais qui ont réussi l’ENA grâce à cette troisième voie.

La situation de l’ENA aujourd’hui, mélange d’homogénéité et de reproduction sociale, a des conséquences qui, en définitive, rejaillissent sur l’ensemble de l’administration et sur l’État.

Tout d’abord, comme le montre Luc Rouban dans son étude sur les profils et trajectoires des énarques, les lignes entre le politique et l’administratif se sont brouillées depuis le début des années quatre-vingt. Il y a plusieurs raisons à cela, plutôt logiques d’ailleurs.

D’une part, il ne faut pas oublier qu’une partie des énarques se sont lancés en parallèle en politique. De fait, leur pouvoir de nomination leur a permis de s’appuyer sur des gens de confiance pour mener leur action. Et qui d’autre que les fameux « copains de promo » pour le faire ?

D’autre part, la technocratisation progressive de la politique a permis dans bon nombre de cas le renforcement de liens sur des fondements techniques et non idéologiques. Cette logique pouvait s’entendre lorsque les sphères politiques et administratives étaient étanches. Or il y a bien longtemps que la haute administration fait de la politique. Qui peut dire aujourd’hui que les rapports d’éminents technocrates ne sont pas politiques ?

Il est d’ailleurs à noter que les nouveaux énarques semblent souffrir des mêmes maux, comme le relevaient les membres du jury d’admission à l’ENA en 2015 : « absence de sens critique », « incapacité de prise de hauteur » et « conformisme idéologique ». Et le profil des élèves admis à l’ENA, qui ont plutôt fait des écoles de commerce que des études de droit, ne peut qu’aggraver le problème. On se retrouve bien souvent avec des hauts fonctionnaires ayant un profil de gestionnaires privés bien plus que de cadres attachés au service public.

Enfin, j’aborderai la question du pantouflage.

Il est regrettable que le Conseil constitutionnel, composé pour moitié d’énarques, ait censuré le transfert à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique du contrôle des départs vers le secteur privé des très hauts fonctionnaires et membres de cabinet. C’est en effet aujourd’hui une constante : les dix ans d’engagement au service de l’État et de l’intérêt général exigés des énarques en contrepartie de la gratuité de la formation ne sont que rarement accomplis. À titre d’exemple, Bruno Bézard, mais il est loin d’être le seul, a quitté la direction générale du Trésor pour rejoindre un fonds d’investissement franco-chinois, Cathay Capital.

Il s’agit là d’une bataille démocratique d’importance dans laquelle le groupe CRC est profondément engagé, comme en attestent nos multiples interventions lors de l’examen de la loi Sapin II, ainsi que les amendements que nous avons déposés sur ce texte.

Reproduction des élites et homogénéité idéologique ont donc conduit à l’appauvrissement de la haute fonction publique, et donc des serviteurs de l’intérêt général, d’une part, et à des pratiques particulièrement douteuses de copinage entre les membres de cette caste, d’autre part.

Certes, il est indispensable d’avoir une école pour former les hauts fonctionnaires, mais il est essentiel de revenir aux fondements de l’ENA et de mener une réforme particulièrement profonde pour permettre sa démocratisation. Il s’agit de faire de cette école un outil d’émancipation et de formation des plus hauts serviteurs de l’État, et donc des services publics.

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