Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 1er février 2017 à 21h30
Faut-il supprimer l'école nationale d'administration — Débat organisé à la demande du groupe du rdse

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur :

… et n’aiment pas le bicamérisme. Je me demande ce qui autorise une telle affirmation. Est-elle fondée sur une étude statistique, une enquête ? Certes, il existe un antiparlementarisme dans notre pays, mais je ne crois pas qu’on puisse l’imputer aux énarques plus qu’à d’autres. D’ailleurs, au sein du Parlement, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, un certain nombre d’énarques contribuent utilement à notre travail.

Il faut faire attention à ces corrélations. Par exemple, beaucoup de choses qui ont été dites ici à juste titre de l’ENA valent pour toutes les grandes écoles. Tout comme Yves Détraigne, je n’étais pas prédestiné : j’ai appris l’existence des classes préparatoires par un collègue moniteur de colonie de vacances. J’ai posé ma candidature et beaucoup travaillé pour intégrer une grande école. Cela fait aussi partie d’un itinéraire relevant de la méritocratie républicaine ; il ne faut pas le dénigrer.

La vérité, c’est que la démocratisation de l’enseignement est sans doute, dans certains de ses aspects, en régression. Les chiffres que l’on donne quant à l’origine sociale des élèves valent pour l’ENA aussi bien que pour l’École polytechnique, HEC et beaucoup de grandes écoles de ce pays.

Je vois la source de ce problème dans la manière dont on traite l’enseignement élémentaire. Je sais que beaucoup de choses ont été faites, mais, si l’on veut régler cette question, il faut beaucoup de temps scolaire, se concentrer sur les savoirs fondamentaux dès l’école, être très exigeant et n’accepter jamais qu’un élève arrive en sixième sans savoir lire, écrire. Or nous en sommes très loin.

Notre école est à refonder autour de l’idée d’une école de l’exigence. Cela a été réalisé dans l’histoire, à une époque où beaucoup moins de jeunes faisaient des études jusqu’au baccalauréat. Cependant, je crois que la source du problème est beaucoup plus profonde, elle se trouve dans l’ensemble de notre conception de l’enseignement dès le départ.

De même, je partage les constats de Corinne Bouchoux sur la singularité française que sont les grandes écoles. Celles-ci sont certainement très remarquables, mais je crois qu’il est nécessaire de les intégrer aux universités, en tout cas de créer des liens beaucoup plus forts qu’ils ne le sont aujourd’hui. Il est étrange, en effet, que les professeurs des classes préparatoires aux grandes écoles n’aient aucune obligation de recherche, contrairement aux enseignants de l’université, dont j’ai fait partie, lesquels ne manquent pas d’être heureux de voir leurs enfants être admis dans des classes préparatoires aux grandes écoles où exercent d’excellents enseignants qui ne sont pas tenus à des activités de recherche…

J’en viens à la question de la formation dispensée à l’ENA, qui serait critiquée pour être trop générale. Pour ma part, je suis un adepte de la formation générale : apprendre à raisonner, à penser, à s’exprimer, à analyser est primordial, et je ne suis pas forcément convaincu par les discours qui, à l’école élémentaire comme à l’ENA, vantent une grande dispersion des séquences de formation. On veut ouvrir l’école sur tout : c’est très bien, mais il faut d’abord assurer le fondamental.

Je dirai la même chose pour l’École nationale d’administration. Les stages, que ce soit dans une administration ou une collectivité locale, dans une ambassade à l’étranger ou dans une entreprise, sont très précieux et bénéfiques, mais il faut aussi que le reste de la formation soit substantiel.

Une ancienne élève de l’ENA, magistrate de la Cour des comptes, a écrit, dans un article publié par le quotidien Le Monde : « Ce qui manque est connu depuis des décennies : c’est un programme, une pédagogie, un corps enseignant ».

Savez-vous qu’il n’existe pas de corps enseignant à l’ENA ? Cela a de bons côtés, puisque d’éminents administrateurs de nombreux ministères, et même du Sénat ou de l’Assemblée nationale, ne manquent pas de faire des cours à l’ENA, et ils le font très bien. Mais ne faudrait-il pas réfléchir à une structure permanente plus forte, avec une pédagogie et des programmes mieux définis ? Le fait de disposer de programmes mieux définis n’est pas antinomique du fait de donner à l’enseignement le caractère général qui me paraît nécessaire, étant entendu, bien sûr, qu’un enseignement général qui n’a pas d’ouverture sur les réalités professionnelles est un enseignement à la généralité duquel il manque quelque chose.

Enfin, je voudrais aborder la question de l’affectation des étudiants issus de l’ENA. Voilà quelques années, on avait tenté d’en finir avec le classement de sortie, qui est en effet problématique, car il induit une hiérarchie des ministères absolument contraire à l’esprit républicain.

Une ancienne ministre avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, qui est actuellement maire d’une ville importante du département du Nord, capitale de la région des Hauts-de-France, a choisi, en sortant de l’ENA, de rejoindre le ministère du travail. Ce choix est apparu incongru à certains. Si vous êtes dans les premiers du classement, vous choisissez en principe le Conseil d’État, l’Inspection des finances, la Cour des comptes, puis le Quai d’Orsay… Le ministère des affaires sociales et le ministère du travail arrivent en dernier, comme s’il existait une sorte de hiérarchie et qu’il était plus noble d’être affecté à Bercy qu’au ministère des affaires sociales. Or nous avons besoin de grands administrateurs pour gérer le ministère du travail et la sécurité sociale, tout autant qu’à Bercy !

On me reprochera peut-être ma franchise, mais, entre les moyens de certaines directions de Bercy et ceux de la direction de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice, il y a plus que des nuances, je vous l’assure. L’idée même d’une telle hiérarchie me paraît devoir être contestée.

Par ailleurs, pour mettre fin à la pratique de l’« amphi-garnison » qui voit les quinze premiers choisir les grands corps et les autres prendre ce qui reste, un énarque issu d’une promotion dont on a quelque peu parlé, Jean-Pierre Jouyet, avait imaginé un système qui, par un processus itératif jalonné de moult commissions et entretiens, cherchait à faire correspondre les souhaits des élèves et les besoins des administrations.

Avec notre collègue Catherine Tasca – je me souviens encore de nos entretiens à ce propos au ministère chargé de la fonction publique –, je me suis opposé à ce système. Certes, le système actuel doit être amélioré, mais si c’est pour le remplacer par un processus qui risque de remettre au goût du jour les connivences en mettant fin à tout anonymat, ce serait incontestablement une régression.

Je souhaite que des réformes interviennent, notamment dans la formation interne et les affectations, mais à condition que l’on sache concilier le nécessaire esprit de réforme avec le souci rigoureux de l’égalité et de la justice. Je préfère le concours anonyme aux passe-droits, parce que c’est précisément contre le système des connivences qu’a été créée l’ENA, selon un acte profondément républicain.

Pour conclure, comme l’a excellemment dit Jacques Mézard, il ne faut pas supprimer l’ENA ; il faut la réformer !

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