Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans les prochains mois, trois élections majeures se succéderont : deux élections parlementaires et une élection présidentielle.
Comme à chaque grand renouvellement, nous assisterons à la valse des cabinets ministériels, qui verra des énarques, directeurs de cabinet ou conseillers, être remplacés par d’autres, avec le même profil. Dans le reste du système, des directeurs d’administration centrale changeront, des préfets, des ambassadeurs. Tous, ou presque, seront remplacés par le même modèle.
Corps de direction des administrations, corps préfectoral, corps diplomatique, corps des magistrats, corps d’inspection générale… et combien de ministres et de parlementaires : tous sont passés sur les bancs de l’École nationale d’administration.
C’est vrai, les énarques sont partout, car ils sont formés pour le service de l’État au plus haut niveau. Leur concours est difficile, leur formation rigoureuse. L’école demeure prestigieuse en France et constitue toujours un modèle à l’étranger – du moins, nous l’espérons !
Tout semble normal, voire excellent. Pourtant, la défiance vis-à-vis de l’ENA et des hauts fonctionnaires qu’elle forme ne fait qu’augmenter.
De tous les bords politiques, les « modernistes », en tout cas ceux qui se revendiquent comme tels, proposent de réformer, voire de supprimer l’ENA. La plupart du temps, ils en sont eux-mêmes issus et ne l’ont critiquée qu’après avoir tiré profit du statut de haut fonctionnaire et du réseau des anciens élèves. Un ancien ministre du redressement productif tirait encore récemment à boulets rouges sur l’école, avant que la presse ne lui rappelle l’influence qu’il avait laissée aux énarques de son cabinet, lui qui avait raté le concours…
Supprimer l’ENA ? La réponse la plus tentante serait de répondre par l’affirmative, car cette école n’a pas toujours bonne presse dans l’opinion publique. Mais est-ce vraiment elle qui exaspère ou l’attitude de certains de ceux qui en sortent ? Est-ce le statut protecteur de la fonction publique, le pantouflage ou le poids excessif des grands corps qui irrite ? Sans doute les causes du désamour sont-elles multiples.
Il est vrai que, de cadre de formation des grands serviteurs de l’État, l’ENA est devenue l’antichambre du pouvoir. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas favorable à la confusion des genres, et c’est pourquoi une claire séparation entre élus et hauts fonctionnaires me semble nécessaire. Les énarques devraient démissionner de leurs fonctions pour faire de la politique. La politique, c’est une vocation et un risque, et non pas une ligne à ajouter à son CV !
Mes chers collègues, avec la fin du cumul des mandats cette année, il existe bien un danger de voir les élus de terrain progressivement remplacés par des apparatchiks ou des hauts fonctionnaires, catégories moins exposées que les autres.
De plus, la vocation du service public n’est plus ce qu’elle était. Ainsi, en cinquante ans, on est passé du cadre supérieur au service de l’État, finissant chef de service, au dirigeant « multicarte » migrant d’un service à un cabinet, puis à un établissement public, pour aller en entreprise et revenir, avant de repartir pour finir comme président d’une banque d’affaires.
Par ailleurs, je regrette le manque relatif de culture européenne des élèves, bien que leur établissement fût symboliquement déplacé à Strasbourg et leurs cours sur l’Union renforcés. J’aimerais ainsi que davantage de ces jeunes gens, avec leur niveau d’études, se présentent prioritairement aux concours de la fonction publique européenne afin d’y occuper des postes à responsabilité. Selon un récent rapport parlementaire, les résultats obtenus par nos compatriotes dans ces concours sont très décevants et c’est « principalement la faiblesse du nombre de candidats qui explique les mauvais résultats de la France à ces concours ».
Enfin, l’ENA est souvent perçue comme un creuset de reproduction sociale des élites. Comme le confirmait une étude du CEVIPOF en 2015, « le recrutement ne s’est pas démocratisé durant soixante-dix ans et l’ENA n’a pas réalisé le brassage social espéré par Michel Debré en 1945 ». Il reste donc beaucoup à faire.
On peut regretter également l’excès de conformisme des candidats et des anciens élèves, qui pèse beaucoup sur la capacité d’initiative, mais je ne veux pas accabler la seule ENA dans la mesure où les élèves arrivent déjà bien formatés par la préparation.
Par conséquent, je ne pense pas qu’il faille fermer l’ENA. Il faut au contraire l’ouvrir encore plus !