Intervention de Pierre-Antoine Molina

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 18 janvier 2017 à 15h10
Audition de Mm. Pierre-Antoine Molina directeur général benoît brocart directeur de l'immigration raphaël sodini directeur de l'asile de la direction générale des étrangers en france au ministère de l'intérieur

Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France :

À titre liminaire, je souhaitais vous indiquer que nous finalisons les réponses à votre questionnaire qui requiert un travail de coordination entre plusieurs administrations. MM. Raphaël Sodini et Benoît Brocart, qui m'accompagnent aujourd'hui devant vous, représentent notre ministère aux conseils d'administration respectivement de l'EASO et de Frontex.

Je ne reviendrai pas sur l'historique de la construction de l'espace Schengen qui a été abordé par les personnes que vous avez auditionnées. Notre direction est ainsi concernée par l'application des trois principes fondateurs de l'espace Schengen : la suppression des contrôles aux frontières intérieures, la normalisation et le renforcement des frontières extérieures et la solidarité entre les États membres. Pour mettre en oeuvre ces trois principes, s'est développé l'acquis Schengen, aux nombreux prolongements.

Les débats, lors des négociations de l'accord Schengen de 1985 puis de sa convention d'application en 1990, ont surtout porté à la criminalité transfrontière. À cette époque, la coopération policière devait compenser l'absence de contrôle aux frontières intérieures selon diverses modalités parmi lesquelles la création du système d'information Schengen (SIS).

L'acquis Schengen présente également des prolongements en matière de visas à partir d'une base harmonisée qui permet de vérifier le droit des personnes se présentant à la frontière. Il était alors nécessaire d'harmoniser les conditions de délivrance des visas. En effet, les conditions d'entrée s'avèrent distinctes de celles du séjour, car la plupart des personnes bénéficiant d'un droit d'entrée ne vont pas s'établir dans l'espace Schengen. Plus de 90 % de nos visas sont de court séjour et n'ont pas vocation à donner lieu à une installation durable. En outre, le visa Schengen représente plus de 90 % des visas que nous délivrons en tant qu'État.

L'acquis Schengen s'est développé également dans le domaine de l'asile puisque la Convention de Dublin avait été initialement négociée concomitamment avec la convention d'application des accords de Schengen. Toute défaillance de l'application de l'acquis Schengen dans les contrôles aux frontières ou dans l'accueil des personnes en besoin de protection, par un État membre de l'espace, est alors susceptible de provoquer d'importantes conséquences pour d'autres membres. Nous avons dû faire face à des difficultés de cet ordre depuis la création de l'espace Schengen, sans compter la problématique des mouvements secondaires.

Troisièmement, l'acquis Schengen s'est développé sur la problématique du retour. En effet, la directive retour est de loin postérieure à l'espace Schengen, mais une fois publiée, le lien entre ces deux problématiques a été clairement établi, notamment dans ses considérants où le chevauchement de ces deux espaces de droit est indiqué.

L'acquis Schengen s'est ainsi développé dans ces différentes directions et a donné lieu à un mécanisme de contrôle structuré en 2013 par un règlement communautaire sur la base duquel ont été conduites des évaluations, à l'instar de celles que nous avons connues ces dernières semaines.

Ainsi, l'espace Schengen est juridiquement distinct de la notion de libre circulation des personnes ; le droit de franchir les frontières diffère de la présence de contrôle à ces mêmes frontières. Si la libre circulation des personnes préexistait à l'espace Schengen, l'absence de contrôle permet de la rendre effective, tandis que le rétablissement des contrôles la fragilise.

Enfin, l'acquis Schengen s'est développé d'abord en dehors du cadre juridique de l'Union, avant d'y être intégré. Il forme aujourd'hui la matrice du chapitre 2 du Titre V de la cinquième partie du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Sur ces bases, l'acquis Schengen est important et ses applications concrètes concernent à la fois les voyageurs et les services de police qui délivrent des visas Schengen et contrôlent les frontières, ces services étant au quotidien impliqués dans l'application de l'acquis Schengen.

Cependant, cet acquis présente un indéniable inachèvement spécifique à la plupart des politiques européennes, puisque la construction de l'Union est une oeuvre en devenir. Dès lors, certaines faiblesses ont été avivées par les récents événements. En effet, le fonctionnement de l'espace Schengen est mis à l'épreuve par deux défis : d'une part, l'augmentation des flux irréguliers à destination de cet espace - avec un premier pic entre 2010-2011, puis entre 2015-2016 - lance un défi en matière notamment de contrôle de frontières extérieures. Au-delà des insuffisances, cette crise migratoire a également engendré celle de l'asile et pose la question de l'augmentation des mouvements secondaires entre les États membres de l'espace.

Ainsi, un demandeur d'asile pourrait se voir renvoyer d'un État à un autre sans que ne soit examinée sa demande d'asile. Les Accords de Dublin ont vocation à répondre à une telle situation. Cependant, se pose un risque symétrique inverse où le demandeur d'asile pourrait être amené à déposer plusieurs demandes d'asile dans des pays successifs. C'est pourquoi l'un des objectifs de la Convention de Dublin est de garantir à un demandeur d'asile qu'un seul État membre est responsable de sa demande.

Les flux migratoires constituent un deuxième défi à l'espace Schengen quant à la politique de retour. Ainsi, la problématique d'un retour efficace - sur laquelle les parlementaires nous demandent à juste titre des comptes - se diffuse dans l'Union européenne et plusieurs de nos administrations homologues, comme en Allemagne où la sensibilité était moindre sur ses questions, se retrouvent désormais confrontées à ces difficultés qu'il convient de résoudre aux niveaux européen et national.

Les attaques terroristes, consécutives à la situation en Irak et en Syrie, ont également visé l'espace Schengen dans ses différentes composantes. Elles avivent une double difficulté de son fonctionnement : d'une part, la problématique des contrôles aux frontières extérieures et de la lutte contre la fraude documentaire, comme en témoigne le parcours des auteurs des attentats ; d'autre part, la problématique de la coopération policière et des signalements puisque les terroristes de Paris et de Bruxelles étaient des ressortissants de l'Union européenne ayant franchi des frontières intérieures et extérieures avant de perpétrer leurs actes.

Les défaillances, qui ont pu être relevées dans le fonctionnement de l'espace Schengen, ont conduit certains membres à rétablir leurs contrôles aux frontières à l'automne 2015. Cette démarche peut prendre deux formes : le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures peut être justifié sur la base des articles 28 relatif à l'urgence et 25 relatif à des conditions d'ordre public, comme en France, ou être décidés, comme en Allemagne, en Suisse, en Suède, en Norvège et au Danemark, sur recommandation du Conseil de l'Union européenne, suite aux graves défaillances de l'espace Schengen, relevées notamment en Grèce. C'est ainsi qu'au printemps et à l'automne 2016, le Conseil a fait usage de la nouvelle procédure de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures intégrée dans le droit à la suite des « printemps arabes ».

Ces difficultés ont appelé une réponse vigoureuse de la part des États membres et des institutions de l'Union. Face à l'urgence de la crise, les contrôles aux frontières extérieures ont été renforcés. Les opérations de Frontex ont été développées : Triton, au large de l'Italie, a connu le triplement de ses moyens en avril 2015, et les opérations Poséidon, puis Rabit, ont été lancées en septembre 2015, lorsque les flux se sont accélérés en Grèce. Une seconde réponse a consisté en la mise en oeuvre de la relocalisation et des hot spots au sujet desquels j'ai pu lire, dans le compte rendu de vos auditions, des appréciations plus ou moins mitigées. De telles mesures ont été mises en oeuvre afin de remédier à un dysfonctionnement lié à un manque de ressources mobilisé par un pays de transit pour contrôler ses frontières extérieures, dès lors que les migrants poursuivaient leur route. L'ancien Président du Conseil italien avait d'ailleurs évoqué ce point de manière très nette entre 2010 et 2011. La relocalisation est une dérogation aux règles de Dublin destinée à contrer certains calculs des pays d'arrivée. Garantir à ces pays qu'ils ne sont pas appelés à assumer une part disproportionnée de l'effort d'accueil implique la contrepartie du renforcement du contrôle aux frontières extérieures.

Si ce premier volet a été mis en place de manière plus modeste que ne le prévoyaient les textes européens, les contrôles aux frontières extérieures ont été sérieusement renforcés et ont changé les choses. Si l'on se replace à l'automne 2015, la très grande majorité des migrants arrivant dans l'espace Schengen, que ce soit par l'Italie ou la Grèce, n'étaient ni enregistrés ni soumis à des contrôles. Aujourd'hui, la mise en oeuvre des hot spots a modifié radicalement cette situation : la quasi-totalité des migrants qui arrivent en Grèce, ainsi que la grande majorité de ceux qui arrivent en Italie, font désormais l'objet de contrôles sécuritaires. En outre, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie a permis de renforcer les contrôles aux frontières extérieures.

Au-delà de cette réponse opérationnelle à l'urgence, plusieurs actions structurelles ont été mises en oeuvre : d'une part, suite à une initiative conjointe de MM. Bernard Cazeneuve et Thomas de Maizières, un « paquet frontières » a été présenté par la Commission à la fin de 2015, proposant la révision du code frontières ainsi qu'un nouveau texte visant la transformation de Frontex en agence des garde-côtes et des garde-frontières européens.

Sur la révision du code frontières, un accord a été trouvé entre le Parlement et le Conseil. Cet accord a pour effet de systématiser le contrôle aux frontières extérieures s'exerçant sur les ressortissants de l'Union européenne et met ainsi fin à la différenciation avec les personnes non ressortissantes, qui prévalait jusqu'alors. En effet, les ressortissants de l'Union européenne faisaient l'objet d'une procédure simplifiée où seule la validité des titres était rapidement contrôlée et les fichiers Schengen consultés de manière aléatoire. Désormais, dès l'entrée en vigueur de la révision du code frontières, les États membres auront l'obligation d'opérer un contrôle systématique sur les ressortissants de l'Union européenne, afin notamment de contrer la menace des personnes qui reviennent des théâtres d'opération terroriste.

Le deuxième texte procède à la transformation de Frontex en agence des gardes-frontières et des garde-côtes. Ses moyens opérationnels sont à nouveau renforcés par la création d'une réserve permanente de 1 500 hommes qui peuvent être déployés dans les États membres. Au-delà, Frontex voit son autonomie d'action et ses prérogatives juridiques nettement renforcées. Lui est ainsi attribuée la capacité de conduire des analyses de vulnérabilité des États membres et d'adresser des recommandations, lesquelles, si elles ne sont pas suivies d'effets, impliquent la possibilité de saisir le Conseil de l'Union européenne et de contraindre un État membre à accueillir un déploiement d'experts Frontex sur son territoire.

Au-delà du « paquet frontières », des réponses de plus long terme ont été mises en chantier : le développement du système entrées-sorties visant à développer les contrôles aux frontières extérieures dans le cadre du programme des frontières intelligentes ; le renforcement du SIS, de manière à faciliter son alimentation et son interrogation au plan biométrique ; la constitution d'un groupe à haut niveau sur l'interopérabilité des systèmes d'information suite à la publication par la Commission d'une feuille de route en mars 2016 visant à rendre plus interopérables les bases de données comme le système EURODAC. Cette démarche vise ainsi à rendre disponible un plus grand nombre de données, tant numériques qu'alphanumériques, de les décloisonner et de permettre une utilisation plus aisée dans le cadre de la lutte contre l'immigration irrégulière, en cas d'interpellation ou pour prévenir les infractions. Enfin, elle prévoit l'instauration du système ETIAS, dans lequel les ressortissants de pays tiers, jusqu'alors non soumis à l'obtention d'un visa, devront s'enregistrer et faire l'objet de contrôle préalable avant de pénétrer dans l'Union.

Des réponses structurelles ont également été mises en chantier dans le domaine de l'asile, afin de transformer EASO en véritable agence et de lui confier un rôle quelque peu symétrique de celui de Frontex pour les frontières. Il s'agit ainsi de prévenir les crises et de rendre le système asilaire plus résilient. Dans le même esprit, le « paquet frontières » entend favoriser la convergence entre les systèmes d'asile, de manière à prévenir les mouvements secondaires issus de ces disparités. La révision de Dublin est d'ailleurs intervenue pour rendre ce règlement plus efficace. Enfin, dans le domaine des retours, ce sujet a été abordé à haut niveau par l'Union européenne dans ses relations avec les pays tiers.

Sur un plan très concret, le budget de Frontex a quadruplé pour atteindre plus de 300 millions d'euros en 2017, contre 83 millions d'euros en 2013, tandis que ceux d'EASO et des systèmes d'information de la JAI doublent entre 2016-2017.

Quelles sont les conditions d'un retour à la normale dans l'espace Schengen ? Il s'agit d'abord de concrétiser les mesures adoptées dans le cadre du renforcement des contrôles aux frontières extérieures. Il faut également rendre plus flexible le système face aux crises. C'est d'ailleurs l'objet de la nouvelle révision du code frontières que nous appelons de nos voeux. Celle-ci devrait ainsi favoriser le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures par les États membres lorsque ceux-ci sont confrontés à une menace grave et persistante. Il est ainsi manifeste que certaines règles sont inadaptées, comme celles qui enserrent dans un délai de six mois le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures.

Il importe également de clarifier les conditions dans lesquelles les États membres peuvent effectuer des contrôles aux frontières intérieures en dehors des périodes de rétablissement. En zone frontalière, hors période de rétablissement, prévaut une relative incertitude sur ce qu'il est possible de faire. Plusieurs États membres ont d'ailleurs été confrontés à une telle situation. Ainsi, avant même les attentats du 13 novembre 2015, les contrôles de police dans la zone frontalière avec l'Italie avaient été renforcés. Nous avions cherché à exploiter pleinement les marges de manoeuvre que laisse le code frontières. Nous pourrions cependant être plus performants si les limites qui nous sont imparties étaient plus clairement posées.

À plus long terme, le bon fonctionnement de l'espace Schengen implique de chercher à réduire au moins deux sources de déséquilibre. Ainsi, nous sommes dans un espace sans frontières intérieures dans lequel les appareils étatiques opérationnels restent très largement nationaux. La conduite d'activités criminelles tire ainsi parti des discontinuités entre les appareils administratifs, opérationnels et répressifs des États membres. Il faut répondre à cela par une meilleure coopération entre polices. Mais ce n'est pas là le coeur des compétences de la DGEF.

Les systèmes d'informations soulèvent les problèmes de l'interopérabilité et de la couverture des ressortissants de l'Union européenne. Le droit à la libre circulation concerne les mouvements à l'intérieur de l'espace et n'autorise pas à se soustraire aux contrôles à l'entrée de ce territoire. C'est la raison pour laquelle la France a défendu la systématisation des contrôles des ressortissants européens à l'entrée de l'Union européenne. C'est également pourquoi la France estime que les contrôles qui sont effectués, y compris sur les ressortissants européens aux frontières extérieures, devraient être enregistrés. Une telle démarche bénéficierait aux enquêtes, à l'instar de ce qui prévaut pour les ressortissants de pays tiers.

Enfin, la différenciation entre les États des droits de séjour et de circulation représente une autre difficulté structurelle pour l'espace Schengen. Ainsi, les ressortissants européens et ceux des pays tiers n'ont pas les mêmes droits en matière de libre circulation, le droit à la libre circulation n'étant pas absolu. Or, l'absence de contrôle aux frontières intérieures implique de s'assurer du respect des garanties qui accompagnent, tant pour les ressortissants européens que des pays extérieurs, le droit à la libre circulation. Une partie de la réponse tient au contrôle aux frontières intérieures et une autre partie à la nécessité d'obtenir des règles plus convergentes se prêtant moins à l'abus, dans le cadre de l'acquis communautaire.

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