Intervention de François Pillet

Réunion du 7 février 2017 à 14h30
Réforme de la prescription en matière pénale — Adoption en deuxième lecture d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de François PilletFrançois Pillet :

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, le récent rapport d’information relatif à l’équilibre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à l’épreuve d’internet a dressé l’incontestable constat d’une insuffisante protection des victimes des abus de la liberté d’expression commis sur internet. Il n’est personne désormais pour nier le besoin d’évolutions législatives en ce domaine.

La persistance des contenus dans l’espace public et l’amélioration de leur accessibilité remettent en cause la justification d’une courte prescription, déjà particulièrement dérogatoire, reposant en partie sur le caractère éphémère et temporaire des troubles causés par un écrit sur support papier ou une parole.

À la différence de ce qui prévaut pour la presse écrite, où le directeur de la publication est responsable de l’ensemble des contenus publiés, le régime de détermination de la personne responsable de propos publiés sur internet est particulièrement complexe.

De plus, du fait de la jurisprudence, la loi du 29 juillet 1881, donc la prescription de trois mois, s’applique à l’ensemble des actions pénales et civiles qui peuvent être engagées contre des messages injurieux ou diffamatoires. Le délai de prescription commence à courir dès leur première publication ; peu importe si, par exemple, le même message est retweeté plusieurs mois ou années après.

En application de cette jurisprudence de la Cour de cassation, dont la CNIL critique largement le bien-fondé dans son rapport annuel de 2015, les assignations en matière civile aux fins de retrait d’un contenu illégal sont soumises à cette prescription.

Cela s’applique donc également aux assignations fondées sur le droit à l’oubli reconnu par la Cour de justice de l’Union européenne ou sur le droit de rectification ou de modification des données à caractère personnel consacré par la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.

Comme le rappelle François-Noël Buffet dans son rapport rédigé au nom de la commission des lois, une simple assignation d’un moteur de recherche à des fins de suppression de liens hypertextes doit être soumise au même formalisme que les citations directes aux fins de répression pénale, ainsi qu’à la même prescription.

À l’heure d’internet, personne ne peut sérieusement contester que la courte prescription trimestrielle porte atteinte au droit des victimes à un recours effectif. La prescription trimestrielle ne protège pas la liberté d’expression ; elle favorise l’impunité des délinquants.

La loi du 29 juillet 1881 n’est pas un totem intangible. Elle a déjà été modifiée à de nombreuses reprises, pour prévoir un délai de prescription allongé d’un an pour les infractions d’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence, de contestation de l’existence d’un ou de plusieurs crimes contre l’humanité. Prescrire par un délai d’un an les infractions commises sur internet ne constitue donc pas une innovation.

Si, en 2004, le Conseil constitutionnel a rejeté le report du point de départ du délai de prescription au regard du support de commission de l’infraction, il a reconnu que les messages disponibles sur support informatique correspondaient à une situation particulière, ouvrant la possibilité d’une différence de traitement du fait de cet écart de situation. Face à l’augmentation très importante des délais de prescription prévue par la loi dont nous discutons aujourd’hui les dernières dispositions, la constitutionnalité de ces dernières ne peut être mise en doute.

Oui, cette réforme de la prescription traiterait les supports papier différemment des supports numériques. Toutefois, cette distinction se justifie par les caractéristiques de la diffusion et de la conservation des informations véhiculées sur internet.

On peut d’ailleurs constater que l’utilisation d’internet comme un outil facilitant les infractions est depuis longtemps prise en compte par le législateur dans les incriminations. C’est par exemple le cas pour les peines d’apologie du terrorisme, qui sont aggravées lorsque le délit est commis sur internet ; c’est le cas du viol lorsque la victime est mise en contact avec l’auteur grâce à l’utilisation d’un réseau de communication électronique ; c’est également le cas en matière de propriété intellectuelle, lorsque l’atteinte a été commise sur un réseau de communication au public en ligne.

En fin de compte, la question, parfaitement posée dans le rapport de François-Noël Buffet, est bien de savoir quel temps l’on veut donner à une victime pour porter plainte ou, par exemple, pour demander par une assignation au civil le retrait d’un lien illégal.

Mes chers collègues, pourquoi les victimes des infractions commises sur internet resteraient-elles les seules à ne pas bénéficier d’un allongement de la prescription et à être soumises à un délai de prescription ultra-dérogatoire au délai de droit commun ?

Pourquoi ceux qui veulent utiliser internet pour informer, débattre, émettre une opinion s’opposeraient-ils à ce que ceux qui l’utilisent pour injurier ou diffamer puissent être effectivement poursuivis ?

Peut-on expliquer à nos concitoyens, chez qui les excès commis provoquent une profonde défiance à l’égard de l’ensemble des médias – les dernières enquêtes sur ce sujet le prouvent abondamment –, en quoi la prescription de délits existants peut agiter autant les journalistes ou internautes responsables de leurs écrits ?

Prenons quelques exemples concrets. Le délai de prescription serait de six ans à compter d’un fait sans lendemain lorsque l’on mendie activement avec un chien, mais il resterait fixé à trois mois lorsque l’on calomnie sur un blog une entreprise et que l’on provoque des licenciements.

Le délai de prescription serait de six ans pour une filouterie d’essence sur l’autoroute ou une vente à la sauvette, mais il resterait fixé à trois mois pour une injure mille fois relayée et conservée sur Twitter ou sur Facebook, bouleversant la vie privée d’une personne ou la cohésion d’une famille.

Le délai de prescription serait de six ans pour les délits involontaires sans aucune intention de créer un préjudice, mais il resterait fixé à trois mois en cas d’atteinte perpétuelle, volontaire et diffamatoire à l’honneur d’un homme, atteinte dont nous avons déjà connu dans notre histoire l’épilogue tragique, sur les bords d’un canal, à Nevers.

Forts de la cohésion transversale qui a pu nous animer, cohésion aujourd’hui affaiblie pour des raisons que j’ignore, ne cédons pas à de troubles pressions, à des groupes d’intérêts obscurs, qui se font un masque de la liberté d’expression. De nos échines, notre vote révélera le coefficient de courbure. Et par-dessus tout, notre vote démontrera notre capacité à proposer l’équilibre nécessaire entre la liberté d’expression et d’autres libertés fondamentales.

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