Notre commission s'est attachée, depuis 2015, à suivre le dossier de la réforme du droit européen de la propriété littéraire et artistique au plus près. Sur votre invitation, madame la présidente, les sénateurs qui le souhaitaient ont échangé sur le sujet avec plusieurs eurodéputés. Je vous présenterai pour ma part - et je m'excuse par avance de la longueur de mon propos que j'ai souhaité le plus exhaustif possible - les quatre textes qui constitueront, d'ici à 2018 selon les scénarii les plus optimistes, la réforme tant étendue.
La perspective d'une réforme du droit d'auteur, régi par la directive du 22 mai 2001, fait l'objet, depuis le début de la présidence de Jean-Claude Juncker, des pires craintes d'un monde culturel bousculé par l'économie numérique comme des espoirs les plus fous de consommateurs désireux de limiter les contraintes d'accès aux oeuvres et de défenseurs de l'Internet libre.
Les appréhensions des artistes et des industries culturelles face à la menace d'une réforme d'envergure sensée mettre un terme aux blocages transfrontaliers et à l'insécurité juridique créée par un droit d'auteur jugé inadapté au numérique, ne furent nullement dissipées à la présentation, le 15 janvier 2015, du pré-rapport de Julia Reda devant la commission des affaires juridiques du Parlement européen. Il y était proposé de lever les restrictions à la circulation des contenus et d'harmoniser les exceptions au droit d'auteur appliquées par les États membres. Le texte finalement adopté par le Parlement européen était toutefois plus raisonnable et rappelait utilement la nécessité de préserver un juste équilibre entre les droits et des créateurs et les intérêts des consommateurs.
La même année, la Commission présentait une communication sur le marché unique numérique, affirmant sa volonté de donner un caractère moderne et plus européen à la législation sur le droit d'auteur. Sur ce fondement, était adopté un plan d'action prévoyant l'élargissement de l'accès transfrontalier aux contenus, la création de nouvelles exceptions obligatoires en faveur de la recherche, de l'éducation et des personnes handicapées, le développement de licences pour assurer la juste rémunération des créateurs et des producteurs et le renforcement de la lutte contre le piratage.
Le 14 septembre 2016, était enfin rendu public le projet législatif de réforme du cadre européen applicable au droit d'auteur et aux droits voisins. Le « paquet » proposé comprend quatre textes à l'ambition inégale. Si plusieurs mesures ne suscitent aucune opposition d'envergure, d'autres, au fondement du financement de la création, crispent l'opposition des ayants droit.
Les négociations s'annoncent donc délicates et la commission des affaires européennes du Sénat, par une proposition de résolution européenne en date du 20 janvier 2017, a jugé utile de rappeler les grands principes qui fondent le droit d'auteur et d'appeler à leur défense. Avec ses rapporteurs, nos collègues Colette Mélot et Richard Yung, j'ai auditionné les acteurs concernés et me suis rendu à Bruxelles pour y rencontrer les principaux responsables de ce dossier complexe. Nos travaux s'inscrivent pleinement dans une démarche de soutien aux négociateurs français, soucieux, depuis les premières annonces de 2015, de protéger les auteurs et d'assurer la pérennité de la création européenne.
Le texte central du « paquet » droit d'auteur, la directive sur le droit d'auteur dans le marché unique du numérique, comporte des mesures extrêmement diverses, dont certaines devront être précisées afin de les rendre pleinement réalistes et efficaces.
Pour tenter de rééquilibrer le partage de la valeur entre créateurs et plateformes, le texte oblige ces dernières, lorsqu'elles réalisent un acte de communication au public d'oeuvres protégées (hors placement d'un lien hypertexte) et qu'elles ne bénéficient pas du statut d'hébergeur prévu par la directive du 8 juin 2000 relative au commerce électronique, à conclure des licences avec les ayants droit. La responsabilisation des plateformes constitue un élément essentiel de la réforme mais elle demeurera inopérante si l'acte de communication au public n'est pas mieux défini. À défaut, la frontière entre ce nouveau régime et celui d'exemption de responsabilité prévu par la directive de 2000 ne sera pas clairement établi et l'incertitude juridique profitera aux plateformes.
Elles devront également déployer les moyens techniques nécessaires à la détection automatique des contenus protégés, afin d'éviter a priori leur diffusion en ligne. Une proposition identique relative au filtrage comme moyen de lutte contre le piratage figurait, je vous le rappelle, dans le rapport d'information de nos collègues Loïc Hervé et Corinne Bouchoux sur la Hadopi.
La proposition de directive traite par ailleurs de trois exceptions au droit d'auteur : l'exception pédagogique, celle relative à la fouille de contenus au bénéfice de la recherche, dite text and data mining (TDM), et celle portant sur le patrimoine culturel destinée à permettre aux institutions de numériser leurs collections pour les conserver. Les dispositions qui les concernent ne posent pas difficulté de principe. Toutefois, certaines modalités d'application apparaissent là encore devoir être précisées. Il n'est, en particulier, pas suffisamment porté attention à la préservation des marchés existants ni à la disponibilité préalable d'offres commerciales. En outre, le fait de rendre obligatoire l'exception de TDM dans une définition plus large tant en termes de contenus (contenus audiovisuels et images fixes) que d'usages (usages commerciaux) que celle adoptée par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique n'est pas souhaitable. Enfin, pour l'ensemble des exceptions susmentionnées, il n'est envisagé aucune rémunération compensatoire au bénéfice des titulaires de droits concernés.
La proposition de directive prévoit également l'obligation, pour les États membres, de faciliter la conclusion de licences destinées à l'exploitation des oeuvres indisponibles. Là encore, le dispositif envisagé est louable mais perfectible : il laisse trop peu de flexibilité aux États membres et, surtout, sa limitation à des fins non commerciales le rend inopérant pour garantir le maintien du système français ReLire, jugé incompatible avec le droit européen par un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en date du 16 novembre 2016. Compte tenu des sommes engagées et de l'intérêt à mettre les oeuvres indisponibles à la disposition du public, la poursuite de ReLire doit constituer un objectif majeur de la France dans le cadre des négociations relative au « paquet » droit d'auteur.
Plusieurs articles visent, par ailleurs, à améliorer les conditions de rémunération des auteurs et des artistes-interprètes en renforçant la transparence des informations relatives à l'exploitation des oeuvres et en leur garantissant, contractuellement, un revenu additionnel en cas de succès inattendu (clause de best-seller). Notre commission avait approuvé plusieurs mesures en ce sens, concernant à la fois l'industrie musicale et le cinéma, figurant dans la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine. Réjouissons-nous donc de leur transcription, même partielle, en droit européen.
Enfin, le texte consacre la création d'un droit voisin au bénéfice des éditeurs de presse, à propos duquel de nombreuses questions demeurent en suspens. Il n'est certes pas absurde de permettre aux éditeurs de disposer d'un levier de négociation avec les plateformes en matière d'exploitation numérique de leurs contenus. Pour autant, la faisabilité d'une telle disposition demeure incertaine ; en Allemagne et en Espagne, les tentatives de mise en oeuvre d'un droit voisin au profit des éditeurs de presse se sont soldées par des échecs, raison pour laquelle les éditeurs français ont préféré négocier contractuellement avec Google la création d'un fonds de soutien aux projets numériques innovants. Se pose en outre la question de l'articulation d'un tel droit avec le droit d'auteur des journalistes et des photographes de presse, comme de la prise en compte de l'intérêt de ses derniers à ce que leurs productions bénéficient de l'audience la plus élevée possible sur Internet. Le dispositif mérite en conséquence d'être précisé et son impact juridique et économique plus finement analysé, étant entendu qu'il est indispensable de mieux valoriser les contenus de presse alors que la révolution numérique met en danger un grand nombre de titres.
Plus modestement, une seconde proposition de directive concerne la mise en conformité du droit de l'Union européenne avec les dispositions du traité de Marrakech du 30 avril 2014 visant à faciliter l'accès des déficients visuels aux oeuvres de l'écrit. À cet effet, est introduite dans le droit de l'Union européenne une exception obligatoire aux droits de reproduction, de distribution et de mise à la disposition du public pour l'adaptation des oeuvres aux besoins spécifiques des personnes malvoyantes. En complément, un règlement traite des relations entre l'Union européenne et les États tiers dans le cadre de la mise en oeuvre dudit traité.
Sans que le fonds des dispositions proposées soit en cause, chacun reconnaissant la nécessité d'améliorer l'accès des personnes malvoyantes aux publications, la controverse, limitée, porte sur le caractère obligatoire de l'exception, qu'il existe ou non des oeuvres disponibles au format adapté sur le marché, et sur l'impossibilité de prévoir une rémunération compensatoire pour les éditeurs.
Enfin, le quatrième volet du « paquet » droit d'auteur comprend une proposition de règlement, improprement dit « câble et satellite ».Très controversé, ce court texte transpose les principes de la directive « câble et satellite » du 27 septembre 1993, notamment celui du pays d'origine, aux services en ligne des radiodiffuseurs, plus précisément aux transmissions simultanées en ligne (le simulcasting), à la télévision de rattrapage (la catch up) et à la diffusion en ligne d'éléments complémentaires à un programme. Les services de vidéo à la demande ne seraient en revanche pas concernés.
La télévision de rattrapage et la retransmission simultanée en ligne seraient sensées, pour l'application du droit d'auteur, n'avoir lieu que dans le pays d'établissement du radiodiffuseur. L'accord des titulaires de droits ne serait donc plus nécessaire à une exploitation sur le territoire d'un autre État membre, même si les parties conserveraient leur liberté contractuelle de limiter l'exploitation des droits sur une oeuvre, étant évident que les diffuseurs se trouveront généralement en position de force face aux ayants droit.
Par ailleurs, il est proposé d'appliquer une gestion collective obligatoire des droits d'auteur et droits voisins aux modes de diffusion qui, comme l'IPTV (diffusion de programmes télévisés effectuée par le protocole Internet), partagent avec le câble et le satellite des caractéristiques communes, afin d'éviter aux opérateurs d'avoir à négocier avec chaque titulaire de droits.
Les antagonismes sont extrêmement marqués sur ce quatrième texte, en raison du risque de remise en cause du principe de territorialité des droits sur les oeuvres, selon lequel chaque territoire national de diffusion fait l'objet d'une démarche commerciale spécifique. La promotion, à marche forcée, d'un marché unique européen pour le simulcasting et la catch up TV pose deux problèmes majeurs : d'abord, les droits étant acquis pour l'ensemble du territoire de l'Union, leur coût en sera accru et s'établira à un niveau que peu d'acteurs européens auront les moyens d'assumer. Ces technologies, en pleine expansion, pourraient alors économiquement échapper Européens sur leur propre territoire au profit de multinationales, notamment américaines, disposant de l'assise financière nécessaire à l'achat de droits à grande échelle. Ensuite, d'un point de vue culturel, le dispositif comporte, à terme, un risque d'appauvrissement de la création européenne, subtil équilibre des goûts et des cultures nationales. De fait, il n'est pas rare qu'une oeuvre ne soit pas commercialisée dans la totalité des États membres. Il revient aux titulaires de droits de juger de l'opportunité de les céder pour un territoire donné et d'en fixer le prix. Ce modèle vertueux d'adéquation entre l'offre et la demande et entre le prix des droits et le risque commercial permet d'optimiser le financement de la création en Europe. S'il est remis en cause au profit d'un marché unique, il est fort probable que seules les oeuvres « grand public », qui trouveront un écho dans l'ensemble des États membres, bénéficient à l'avenir de financements conséquents, au détriment de la diversité culturelle sur le territoire européen.
En outre, les dégâts que pourrait causer une telle réforme sur le financement de la création européenne seraient multipliés par l'application de dispositions parallèlement discutées par les autorités européennes, dont nombre concernent directement ou indirectement l'exercice du droit d'auteur.
Le 9 décembre 2015, la Commission a adopté une proposition de règlement sur la portabilité des services de contenus en ligne, qui vise à rendre obligatoire la portabilité transfrontière des offres pour une durée limitée. Si les négociations au sein du Conseil ont abouti à un texte respectueux des attentes des consommateurs comme des intérêts des créateurs et des industries culturelles, la phase de trilogue avec le Parlement européen doit encore éviter que le dispositif ne conduise à une remise en cause de la territorialité des droits d'exploitation.
Par ailleurs, le 25 mai 2016 ont été présentées par la Commission européenne une proposition de directive relative à certains aspects des contrats de fourniture de contenus numériques et un règlement visant à interdire le géoblocage et autres formes de discriminations en matière de commerce électronique fondées sur la nationalité ou le lieu de résidence. Ce règlement, s'il exclut les services audiovisuels, concerne la vente de biens culturels « physiques » et pourrait heurter les règles de territorialité du droit d'auteur. En outre, la proposition de directive mérite encore de voir certaines de ses dispositions précisées : la définition des contenus numériques doit viser les supports et non les oeuvres et la notion d'interopérabilité être requalifiée au profit de celle de compatibilité.
Enfin, un contentieux en cours auprès de la DG Concurrence pourrait contribuer à aggraver les conséquences du règlement « câble et satellite ». Il est reproché à la chaîne Sky UK et à plusieurs studios américains d'inclure dans leurs accords de licences des clauses d'exclusivité territoriales impliquant l'interdiction des ventes « passives ». La DG Concurrence pourrait prochainement remettre en cause les exclusivités territoriales accordées aux diffuseurs. Le système de financement des oeuvres, dont les diffuseurs constituent un rouage essentiel, pourrait s'en trouver gravement affaibli. Pire, la liberté contractuelle promise par le règlement « câble et satellite », seule limite à une remise en cause brutale du principe de la territorialité des droits, serait compromise.
Dans la mesure où la forme juridique choisie par la Commission est celle du règlement, qui n'offre aucune souplesse de transposition, il n'est guère d'autre solution que de supprimer l'article concerné.
Grâce à une mobilisation forte des défenseurs du droit d'auteur, la réforme envisagée est finalement moins ambitieuse que ce qui était craint. Pour autant, les négociations, qui ont débuté au Parlement européen, demeurent cruciales pour que nul dispositif ne vienne affaiblir un système de financement déjà fragilisé. Les créateurs doivent se voir offrir une juste rémunération et une protection efficace, notamment contre le vol que constitue le piratage. Il en va de la défense de la diversité linguistique et culturelle et du rôle de la France en soutien des auteurs et des industries culturelles.
Dans cette perspective, les principes fixés par la commission des affaires européennes constituent un rappel utile et je vous proposerai d'adopter sans modification la proposition de résolution.