Intervention de Jean Arthuis

Commission des affaires européennes — Réunion du 20 juin 2012 : 1ère réunion
Economie finances et fiscalité — Audition de M. Jean Arthuis sur la gouvernance de la zone euro

Photo de Jean ArthuisJean Arthuis :

Merci de me permettre de vous présenter ce rapport qui m'avait été demandé cet automne par M. Fillon, alors Premier ministre. J'ai accepté avec enthousiasme car je m'étais beaucoup impliqué dans le dossier de la mise en place de l'euro lorsque j'étais ministre de l'économie et des finances entre 1995 et 1997.

Si l'euro se porte bien, la zone euro et plus généralement l'Europe sont en crise. Pourtant, nous pensions tous lors de la création de la monnaie unique qu'elle allait permettre à l'Europe d'être la zone économique la plus prospère et dynamique du monde.

Après l'apocalypse de la Deuxième guerre mondiale, différents chefs de gouvernement se sont efforcés de réunir les conditions institutionnelles d'une paix durable. Une construction politique unifiée s'étant heurtée aux nationalismes, le pragmatisme l'a emporté et il fut décidé de créer le marché commun, devenu plus tard le marché unique. Compte tenu de l'instabilité monétaire des Etats membres et des dévaluations compétitives, la monnaie unique a semblé la meilleure solution. Créer une monnaie orpheline d'Etat était un véritable défi, qui n'a pas eu les résultats attendus. Dix ans après sa création, c'est hélas la fin des illusions. Pourtant, lors de la ratification du traité de Maastricht, certains pays asiatiques s'inquiétaient de la mise en place d'une « forteresse » européenne. Tel ne fut pas le cas et nous sommes aujourd'hui en panne de croissance.

A l'intérieur de la zone euro, des Etats accumulent des excédents commerciaux tandis que d'autres, au sud, voient leur déficits commerciaux se creuser. Ce contraste porte un risque d'implosion au sein même de la zone euro. Bref, pendant dix ans, nous nous sommes bercés d'illusion : il était tellement commode de ne plus subir de dévaluations compétitives ! Comme on avait créé une monnaie sans Etat, un règlement de copropriété avait été rédigé, qu'on appela pacte de stabilité. En décembre 1996, à Dublin, on y ajouta le mot « croissance » qui était plus glamour que la seule « stabilité ». Ce pacte devait mettre les Etats à l'abri de déficits, d'endettement et d'inflation excessifs. Ainsi, les objectifs de croissance et d'emploi seraient atteints. Mais à peine les premiers euros furent-ils en circulation que la France et l'Allemagne n'ont pas respecté les règles qui venaient d'être fixées. Ainsi, un de mes successeurs a doctement expliqué qu'il avait autre chose à faire que de respecter le pacte de stabilité. On s'est ensuite demandé s'il fallait prendre les dépenses de défense en compte. Il en fut de même pour la recherche et le développement. Un ancien commissaire devenu chef de gouvernement d'un pays du sud a même qualifié ce pacte de stupide. Du fait de ces attaques successives, il fut assoupli en mars 2005. Par ailleurs, on a estimé que la Grèce avait sa place dans l'euro alors qu'elle ne répondait à aucun critère pour être qualifiée. On aurait pu la surveiller mais, au nom de la souveraineté nationale, on laissa faire alors que les Grecs maquillaient leurs comptes. La Commission européenne, qui était en quelque sorte l'agence de notation des pays de la zone euro, a été prise d'une forme de pusillanimité en ne condamnant pas les Etats qui ne respectaient pas leurs obligations. En outre, le pacte de stabilité et de croissance était incomplet : ainsi, l'Espagne a pu respecter les critères tout en faisant reposer sa croissance sur une bulle immobilière. Il en fut de même en Irlande avec son système bancaire.

Durant les dix premières années de l'euro, la non-gouvernance fut érigée en dogme. L'illusion que l'euro renforçait l'Europe fut unanimement acceptée et le monde entier a cru à cette mystification. Quand la crise a éclaté, la sagesse a commencé à s'imposer et l'eurogroupe s'est constitué, présidé par M. Juncker, le seul ministre des finances à l'abri de tout conflit d'intérêt puisqu'il est ministre des finances du Luxembourg, véritable laboratoire de créativité fiscale et budgétaire. En laissant la gouvernance de la zone euro à l'eurogroupe, on s'en est remis à un pacte de complaisance mutuelle. Personne n'a voulu tirer la sonnette d'alarme, et encore moins sonner le tocsin, à temps.

Devant les difficultés, la Commission européenne a imaginé en 2009 de nouvelles règles pour l'avenir, le six pack, qui renforçent le pacte de stabilité et de croissance, avec notamment des proclamations volontaristes et à des réunions plus fréquentes des chefs d'Etat et de gouvernement. De même, le six pack prévoit la réduction des dettes excessives, la création d'un dispositif de secours si un Etat membre se trouvait confronté à des difficultés financières majeures et des dispositifs spécifiques pour appréhender les positions macro-économiques de chaque Etat membre et corriger les déséquilibres. Dans le cadre du pacte de stabilité, chaque pays doit adopter un programme de stabilité : chaque ministre des finances doit adresser à la Commission un document pour prouver qu'au bout de trois ans les comptes de leur pays reviendront à l'équilibre. Ces documents ont été adressés chaque année mais, dans le cas de la France, aucun programme de stabilité n'a été respecté.

Désormais, chaque printemps, les Etats examinent en commun leurs orientations budgétaires - c'est ce qu'on appelle le semestre européen -, mais l'exercice reste largement formel puisque les directeurs des budgets des Etats membres n'y sont pas associés. En outre, le traité qui consacre la discipline budgétaire au service de la stabilité et de la croissance (TSCG) n'a été signé en mars 2012 que par 25 pays, puisque la Grande-Bretagne et la République tchèque n'ont pas souhaité s'y associer. Ce traité prévoit que le déficit structurel ne doit pas excéder 0,5 % du PIB, sauf raisons tout à fait exceptionnelles. Toutes ces décisions vont dans la bonne direction, mais la spécificité de la zone euro n'est pas encore formellement reconnue alors que les membres de la zone euro ont bien d'autres responsabilités et contraintes que d'appartenir à l'Union européenne. Cette dernière a en effet pour principale tâche d'élaborer des directives et des règlements qui accélèrent la dépense publique ou qui freinent la compétitivité des entreprises. En revanche, les membres de la zone euro doivent être solidaires car, en cas de difficulté de l'un d'entre eux, les autres doivent mettre la main à la poche. En mars, le gouvernement a annoncé que le déficit de la France était plus faible que prévu à 5,2 % mais que son endettement était supérieur aux prévisions. Pourquoi ? Parce que la France avait dû emprunter 19 milliards de plus pour venir en aide à la Grèce et à l'Irlande, via le fonds de stabilité financière. Les dix-sept chefs d'Etat et de gouvernement se sont réunis de temps à autres à partir de l'automne 2008 quand les premiers signes de fragilité des banques irlandaises sont apparus. Les Etats non membres de la zone euro ont contesté la tenue de ces réunions et le Parlement européen s'est opposé à la création d'une sous-commission de l'euro : il n'était pas question de reconnaître la zone euro en tant que telle ! Les propositions de la Commission européenne vont donc dans le bon sens mais elles mériteraient d'être plus contraignantes. Elle a ainsi proposé de limiter la volatilité des assiettes fiscales des entreprises en Europe, mais chaque Etat gardera son système propre en ajoutant celui proposé par la Commission, les entreprises choisissant l'un ou l'autre, ce qui risque d'alléger les ressources fiscales des Etats membres.

Le nouveau dispositif prévoit aussi l'instauration d'une règle d'or dans chaque Etat, cette règle de nature constitutionnelle imposant l'équilibre des comptes publics. Les Allemands ont ainsi décidé de ramener leur déficit structurel à 0,35 % du PIB : il s'agit là d'un effort considérable. En Italie, M. Monti a engagé des réformes structurelles de grande ampleur, mais qui ne se traduisent pas encore dans les faits.

La Commission européenne a déployé des moyens exceptionnels pour venir en aide aux Etats en déficit : en Grèce, des fonctionnaires de pays européens accompagnent le gouvernement pour réorganiser la direction des impôts et le cadastre.

Lorsque les difficultés de la Grèce sont devenues criantes, l'Europe a mis en place une troïka composée d'experts du FMI, de la BCE et de la Commission européenne. La Commission européenne était-elle à ce point discréditée que l'on soit obligé d'aller chercher des experts du FMI et de la BCE ? Ce qui s'est passé en Grèce nous renvoie à nos propres responsabilités : nous étions tellement contents d'avoir vendu un métro à Athènes ! En 2004, à la suite des élections, le nouveau gouvernement grec a critiqué le précédent pour avoir falsifié les comptes de la nation mais personne n'a réagi.

Si toutes ces irresponsabilités ont pu se déployer pendant si longtemps, c'est parce que les agences de notation n'ont rien dit jusqu'en 2009. Elles croyaient à tort que la zone euro était une sorte d'Etat fédéral et que la BCE était comparable à la FED. Lors de la crise des subprimes en 2007 et 2008, nous avons cru que l'euro nous avait sauvés, mais il n'y était pour rien ! En 2009, à l'occasion d'une nouvelle alternance, le gouvernement grec a dressé un réquisitoire sévère à l'encontre de son prédécesseur et là, les agences de notation se sont réveillées : la crise des dettes souveraines commençait.

Comment sortir de cette situation ? J'ai formulé onze propositions pour donner à la zone euro une gouvernance spécifique, pour simplifier l'architecture institutionnelle et pour garantir l'implication des parlements nationaux de la zone euro.

Je suis convaincu qu'il doit exister deux niveaux d'administration dans l'Union européenne : l'une à dix-sept et l'autre à vingt-sept. Quand il y a un accident dans la zone euro, ce ne sont pas les vingt-sept qui réagissent ou le budget européen qui finance mais les dix-sept Etats de la zone euro. Comme l'a dit M. Van Rompuy, désormais les Parlements de la zone euro sont des éléments constitutifs des institutions de la zone euro.

Avec la monnaie unique, nous avons fait un premier pas dans le partage de la souveraineté. C'était un billet d'aller sans retour mais nous n'en avons pas tiré les conséquences : nous devons fédéraliser la gouvernance. Je propose donc qu'Eurostat devienne une agence statistique européenne indépendante et dispose de moyens suffisants pour attester de la sincérité des comptes publics. Il n'est plus possible que chaque Etat certifie seul ses propres comptes. En février, j'ai rencontré le directeur de l'Insee grec qui est poursuivi devant une juridiction pénale par des parlementaires au motif qu'il a offensé l'honneur grec ! Il est vain de prévoir une règle d'or si les comptes sont présentés avec trop d'imagination.

En second lieu, il faut normaliser et rendre homogènes les méthodes d'évaluation, de présentation et de certification des budgets nationaux. Les ayant rendu homogènes, il conviendrait de les agréger pour présenter un budget consolidé de la zone euro et permettre à nos concitoyens européens de comprendre que le budget européen n'est rien par rapport à cette masse budgétaire là : 1 % contre jusqu'à 50 % du PIB. Ainsi, on pourrait se demander si les dépenses de R&D des différents pays de la zone euro sont en synergie pour obtenir les meilleurs résultats possibles. Une véritable coopération entre les Etats serait alors possible.

Ma troisième proposition est d'assurer l'indépendance des prévisions macroéconomiques sur lesquelles sont bâtis les budgets. Les gouvernements sont toujours tentés de majorer les prévisions de croissance. Les Pays-Bas ont une instance indépendante et ce sera bientôt le cas au Royaume-Uni. Aux autres Etats d'en faire de même.

En quatrième lieu, il convient de définir des échelles de sanctions politiques à l'égard des Etats membres qui ne respectent pas les règles du pacte. Il est vain de renforcer les pénalités, comme le prévoit le six pack. Comment demander à un Etat qui est surendetté de payer une pénalité ? Il devra emprunter aux autres Etats pour s'acquitter de son amende. Comme première sanction, il faudrait instaurer la transparence : l'Etat qui ne respectera pas ses engagements devra être désigné comme tel, ce qui l'incitera à mieux se tenir. La deuxième sanction consisterait à réduire, voire supprimer les fonds structurels. A cet égard, je signale que ces fonds ont été à l'origine du surendettement puisque, pour en bénéficier, il fallait une participation des Etats. On a ainsi vu telle région espagnole se doter d'un aéroport surdimensionné uniquement pour bénéficier de l'aide de l'Europe. Enfin, pourquoi ne pas prévoir la perte du droit de vote et peut-être imaginer des mesures à l'image du chapter eleven pour les entreprises américaines, sorte de redressement judiciaire ?

En cinquième lieu, il convient d'associer les directeurs du budget à la préparation des budgets nationaux et des travaux de l'ECOFIN et de l'Eurogroupe. Les gouverneurs des banques centrales et les directeurs du Trésor y sont admis, mais pas les directeurs du Budget. Il faut que cela change.

Enfin, il faut prévoir un programme de consolidation budgétaire à cinq ans avec un agenda de croissance. La croissance, ce n'est pas seulement réaliser des travaux publics en s'endettant. Pour avoir de la croissance, il faut de la compétitivité et donc s'interroger sur certaines législations, certains prélèvements obligatoires, certaines cotisations sociales... Comment faire pour mettre de côté des dogmes qui sont parfois des accélérateurs de délocalisation d'activité et d'emplois ?

Je ne vais pas jusqu'à prôner l'Etat fédéral, mais il est évident que nous devons tendre vers une certaine forme de fédéralisme, du moins sur le plan économique, budgétaire et financier.

J'en arrive à mes propositions sur les institutions européennes qui doivent être plus lisibles afin que nos concitoyens, mais aussi les pays étrangers, puissent mieux appréhender leur fonctionnement, qui reste largement incompréhensible vu de la Mayenne mais aussi de New York ou de Tokyo.

En premier lieu, il conviendrait de fusionner les fonctions de président du Conseil européen qui est également président des sommets de la zone euro avec celles de président de la Commission européenne. J'étais il y a quelques mois au Parlement européen et MM. Van Rompuy et Barroso ont dit exactement la même chose l'un après l'autre. Les responsabilités du Conseil et de la Commission devraient donc être placées dans les mêmes mains.

En deuxième lieu, il faut officialiser l'Eurogroupe et lui donner un pouvoir de décision. Il faudrait en faire un véritable conseil des ministres de l'économie et des finances de la zone euro et le faire présider par un ministre de cette zone qui exercerait ces fonctions à temps plein. Cette personnalité serait le porte-parole de l'eurogroupe et il deviendrait l'interlocuteur du président de la BCE.

Il faudrait également créer un secrétariat général du Trésor de la zone euro. Alors que l'Europe n'a pas de politique extérieure, on a nommé un Haut représentant pour les affaires extérieures qui bénéficie du concours de 2 500 fonctionnaires. Ne serait-il pas plus judicieux de créer un véritable Trésor européen, ne serait-ce que pour coordonner les émissions de titres des différents Etats membres de la zone euro et pour contrôler les banques ? Les mesures prudentielles et les contrôles sont effectués au niveau national mais les banques prennent des participations et des risques en dehors de l'espace national.

J'en viens à ma dernière proposition : compte tenu de l'impact sur les budgets nationaux des difficultés que subissent tel ou tel Etat, les Parlements nationaux de la zone euro devraient désigner en leur sein des représentants qui siègeraient dans une commission de surveillance ; il ne faut pas s'abriter derrière des alibis démocratiques : la Cosac ne se réunit pas assez souvent ! Certains parlementaires devraient se dévouer pour surveiller la gouvernance de la zone euro.

Nous avons vécu les années folles de l'euro et elles ont montré toutes nos lacunes, toutes nos illusions, toutes nos propensions à substituer la communication à l'action, ce qui conduit forcément à de graves crises. Jean Monnet a dit que les hommes ne ressentent le besoin de changement que sous la nécessité et il a ajouté qu'ils ne ressentaient la nécessité que dans la crise. Les conditions sont réunies pour que nos concitoyens ressentent ardemment le besoin du changement et il va forcément dans le sens d'une fédéralisation de la gouvernance économique et financière. J'ai le profond regret que ce débat n'ait pas animé les élections présidentielles, mais je fais confiance à la commission des affaires européennes pour le faire avancer.

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