Intervention de André Gattolin

Commission des affaires européennes — Réunion du 20 février 2014 à 9h40
Politique de coopération — Arctique - adhésion et participation aux programmes européens de l'islande et de la norvège - communication de m. andré gattolin

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Je vous propose aujourd'hui de nous intéresser à la situation au nord de l'Europe, chose que nous faisons rarement. En effet, si le suivi de la politique de voisinage et l'actualité (les printemps arabes, la situation en Ukraine...) nous invitent à réfléchir régulièrement à la situation aux frontières est et sud de l'Union européenne, je voudrais partager avec vous les enseignements que j'ai retiré de mon déplacement en Norvège et en Islande en décembre dernier.

Comme vous le savez, j'ai été désigné par notre commission pour travailler sur la stratégie de l'Union européenne pour la zone arctique. Cette région est en plein transformation et au coeur d'enjeux mondiaux. Elle fait l'objet de spéculations et de fantasmes en tous genres. Je voudrais vous en présenter rapidement les grandes lignes.

Au centre des évolutions de l'Arctique, on trouve le réchauffement climatique. Il affecte deux fois plus les pôles que nos régions tempérées : quand on estime que la température va monter de 2 degrés dans nos latitudes, la hausse serait de 4 à 5 degrés aux pôles. Et, fait important, les conséquences de ce réchauffement sont mondiales. À titre d'exemple, la Commission européenne estime que la fonte des glaciers et de l'inlandsis du Groenland est responsable pour 40 % du relèvement mondial du niveau des mers entre 2003 et 2008. 40 % ! Autrement dit, nous sommes tous impactés par le réchauffement climatique en Arctique.

Et ce d'autant que le réchauffement laisse présager des possibilités économiques nouvelles, notamment au Groenland. La fonte des glaces permettrait en effet d'accéder aux ressources du sous-sol groenlandais, que ce soit sur terre ou en mer. Les estimations de ces richesses sont encore floues, mais elles font l'objet de nombreuses spéculations et suscitent de nombreuses inquiétudes quant aux possibles conséquences environnementales de leur exploitation... Cela concerne les hydrocarbures comme le pétrole et le gaz ; les minerais comme le zinc, le plomb ou l'or ; l'uranium qu'on cherche aujourd'hui à extraire ; ou encore, les terres rares tellement employées dans les smartphones et autres tablettes électroniques.

Par ailleurs, la fonte de l'océan arctique pourrait ouvrir de nouvelles routes commerciales entre l'Asie, d'une part, et l'Europe et la côte est des États-Unis qui sont les deux principaux centres de consommation dans le monde, d'autre part. Trois routes sont envisagées : une passant au nord de la Russie, une autre passant au nord du Canada et enfin une route encore plus directe qui passerait par le pôle nord. À cela, on peut ajouter l'évolution des zones de pêche : avec le réchauffement, les poissons remontent vers le pôle et créent de nouvelles possibilités pour les pêcheurs du grand nord. Enfin, un accès facilité aux eaux arctiques permettrait un développement plus important du tourisme dans cette zone. Au total, une telle augmentation du trafic maritime accroîtrait fortement les risques de pollution sur un milieu naturel qui demeure très fragile ! D'autant que les déboires d'un navire russe dans l'Antarctique cet été nous rappellent les difficultés de navigation dans les régions polaires. Nous connaissons tous le Titanic !

Ces évolutions importantes entraînent le développement de stratégies « arctiques » chez de nombreuses nations dans le monde : les grandes puissances marchandes asiatiques comme la Chine, la Corée, le Japon et Singapour ; les grands États de la région comme la Russie, le Canada et dans une moindre mesure les États-Unis ; et enfin, des pays européens directement concernés, la Norvège et l'Islande. Ces deux pays ont adopté depuis longtemps une politique pour l'Arctique. C'est la raison pour laquelle, j'ai souhaité m'y rendre.

Car l'Union européenne dispose d'une politique encore embryonnaire, appelée la Dimension septentrionale. Elle est née en 1999 et repose principalement sur des partenariats locaux. Le 26 juin 2012, une communication conjointe de la Commission et de la Haute représentante proposait de faire évoluer cette politique en raison des changements climatiques dans la région. Ce document est à l'origine de mon travail, en attendant une éventuelle communication au printemps prochain.

Entre-temps, j'ai découvert qu'au sein de l'Union européenne, plusieurs États membres avaient développé une stratégie pour l'Arctique. Le Danemark est évidemment très impliqué en raison de ses liens avec le Groenland, territoire autonome qui rêve d'indépendance et qui est classé « pays et territoire d'outre-mer » (PTOM) pour l'Union européenne. Les autres États du nord, la Suède et la Finlande, ont nécessairement développé une politique arctique, mais ils ne sont pas les seuls en Europe ! Des pays comme l'Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l'Italie ont adopté une position officielle. C'est la raison pour laquelle, mon rapport portera non pas sur la seule stratégie de l'Union européenne, mais sur les stratégies européennes pour l'Arctique. Notre diplomatie est elle-même en cours de préparation d'une feuille de route qui devrait être finalisée à l'automne. En vous présentant mon rapport au courant du mois de juin, j'espère que nous pourrons ainsi ouvrir quelques pistes essentielles !

Aujourd'hui, je souhaite vous faire part des informations que j'ai également recueillies concernant l'Islande et la Norvège et les liens que ces pays entretiennent avec l'Union européenne.

L'Islande, tout d'abord.

Vous savez que ce pays de 320 000 habitants, dont le territoire représente tout de même 1/6e du territoire français, a été gravement touché par la crise financière qui a fait s'effondrer le système bancaire islandais à la fin 2008 et conduit à une nationalisation en urgence des trois plus grandes banques du pays. Il faut dire que les dettes étrangères des plus gros établissements bancaires représentaient alors 100 milliards de dollars américains quand le PIB national n'atteignait que 14 milliards. La couronne islandaise a connu une chute brutale et la quasi faillite du pays a été évitée de justesse, grâce à l'aide du FMI. Face à ces circonstances, l'Islande a pensé que le salut résidait dans l'adhésion à l'Union européenne.

Ce choix apparaissait logique : l'Islande est membre depuis 1994 de l'Espace économique européen qui couvre les quatre libertés de circulation et instaure une coopération approfondie avec l'Union dans des domaines comme la recherche, l'éducation ou l'environnement. Même si en sont exclus des secteurs importants comme l'agriculture, la pêche et les politiques douanières, l'économie islandaise est, de fait, presque intégrée à l'économie européenne. Le Conseil a autorisé le début de négociations d'adhésion en juillet 2010 et fin décembre 2012, le tiers des chapitres qui avait été ouvert avait déjà été refermé.

Entre-temps, la situation islandaise s'est fortement améliorée. L'économie a connu une reprise rapide et importante, entraide financière du FMI et effort considérable fourni par les Islandais eux-mêmes. La population islandaise a refusé de payer les sommes exigées par le Royaume-Uni et les Pays-Bas suite aux faillites bancaires et à leurs conséquences sur leurs propres ressortissants. Cette décision, qui a fait grand bruit, a été actée par deux référendums et validée par un jugement de la Cour de l'Association européenne de libre-échange en janvier 2013.

En 2013, l'activité a augmenté de 2,5 %. Elle a été tirée par les exportations et un secteur du tourisme dynamique. L'inflation a baissé de 18, 6 % à 3,7 % entre janvier 2009 et décembre 2013 et le déficit public a été ramené à un peu plus de 3 % du PIB contre 13,5 % en 2008. Aujourd'hui la Banque centrale islandaise estime que l'activité a retrouvé son niveau potentiel, même si la levée du contrôle des changes mis en place en 2008 pour stabiliser la devise n'est pas envisageable à court terme.

2013 a aussi marqué un changement de majorité politique. Tournant le dos à la coalition de gauche pro-européenne, le peuple islandais a amené au pouvoir une coalition de partis eurosceptiques qui ont prôné une pause dans les négociations et l'organisation d'un référendum sur l'adhésion à l'Union européenne. De fait, les négociations d'adhésion sont aujourd'hui suspendues. Le président de la commission des affaires étrangères du Parlement (l'Althing, le plus vieux parlement au monde) me confiait lors de ma visite que la relation avec l'Union européenne serait pour sa commission le principal dossier à traiter en 2014.

On se souvient que les négociations se sont fortement tendues au cours de l'année écoulée, principalement sur la question de la pêche, qui est un sujet très sensible-presque identitaire- pour l'Islande. J'ai pu rencontrer le Président de la République islandaise, M. Grimsson, un homme passionné par l'Arctique mais qui ne voit pas d'un bon oeil l'Union européenne. Et comme il effectue son cinquième mandat d'affilée (il a été élu pour la première fois en 1996), je pense qu'il représente bien l'état d'esprit de la population islandaise.

D'ailleurs, un sondage très récent indiquait que si près de 75 % des personnes interrogées souhaitaient un référendum sur l'adhésion à l'Union européenne, seuls 26 % la soutiennent et 49 % s'y opposent. Mon sentiment est que l'Islande préfèrerait ne pas adhérer à l'Union européenne. Elle semblait s'y résoudre en 2009, car elle y voyait le seul moyen d'échapper à la banqueroute, mais elle aimerait mieux, je pense, suivre le modèle norvégien.

J'emploie le terme « modèle », car vous allez voir à quel point l'intégration européenne de la Norvège est remarquable. Membre de l'Espace économique européen, elle a un taux de transposition des directives sur le marché intérieur de 99,8 %, ce qui la place au second rang des meilleurs élèves de l'Union derrière Malte. À ce titre, elle contribue financièrement à la politique de cohésion. Sa participation a été de près de 1,8 milliard d'euros pour la période 2009-2014. C'est loin d'être négligeable !

Membre de l'espace Schengen (comme l'Islande, d'ailleurs), c'est elle qui assure la surveillance des frontières extérieures de l'Europe dans le grand nord. Ses garde-côtes gèrent comme ils le peuvent la relation avec la Russie, très présente dans la région. Les deux parties viennent d'ailleurs de résoudre un conflit vieux de trente ans sur la délimitation de leurs eaux territoriales respectives en mer de Barents. La Norvège a également adhéré à la convention de Dublin sur l'Asile et à Europol. Enfin, elle participe à de nombreux programmes européens, notamment en matière de recherche. Elle est donc un partenaire de premier plan de l'Union européenne.

Un rapport sur l'évaluation de ses relations avec l'Union européenne publié en janvier 2012, a jugé que la Norvège était quasi-intégrée à l'UE. Elle atteindrait les trois quarts du niveau d'intégration d'un État membre. Alors pourquoi ne pas adhérer à l'Union européenne ? Pour l'ambassadeur norvégien à Bruxelles, après deux référendums en 1972 et en 1994 ayant abouti à un rejet de l'adhésion, ce n'est plus un sujet aujourd'hui. La Norvège se satisfait de sa situation actuelle et sa population reste majoritairement eurosceptique (80 % en 2011).

Or, si la Norvège peut se permettre de rester indépendante, c'est qu'elle est riche, très riche. Elle bénéficie d'une manne pétrolière qui assure sa prospérité. Je vous donne quelques chiffres, vous allez voir, c'est vertigineux !

C'est le deuxième pays le plus riche du monde en PIB par habitant. Entre 1992 et 2008, la Norvège a connu une croissance économique supérieure à 5 % par an. Assez peu touché par la crise financière, le pays connaît une situation de plein-emploi, distribue des salaires élevés, est doté d'un régime de protection sociale parmi les meilleurs au monde, et affiche une exigence environnementale parmi les plus élevées.

La Norvège est le 6è exportateur mondial de pétrole et le 3è de gaz. La découverte de nouveaux gisements lui assure des ressources jusqu'en 2060. 80 % de ses exportations vont vers l'Union européenne et elle est pour la France très importante : la Norvège est notre premier fournisseur de gaz et le 2è fournisseur de pétrole. Surtout, chose qu'on sait beaucoup moins, elle est le deuxième investisseur sur la place financière de Paris !

Et nous touchons là à un point essentiel : la gestion de la manne pétrolière et gazière. La Norvège a créé un fond souverain dans lequel est versé la quasi-totalité des revenus des hydrocarbures et qui vise à assurer le versement des pensions de retraite des norvégiens. Ce fond a atteint le montant de 600 milliards d'euros au début de 2014 ! Il permet à la Norvège de détenir près de 2% des actions dans le monde. Une règle budgétaire implique qu'on ne peut prélever plus de 4 % de ses revenus annuels pour combler le déficit de l'État. Vous comprenez donc bien que la Norvège, encore moins que l'Islande, n'a pas besoin de la solidarité financière européenne !

En conclusion, je dirais que la réussite de ces États, qui sont européens mais en dehors de l'Union européenne, conjuguée à leur volonté de ne pas intégrer l'Union, doit nous amener à réfléchir sur le bon fonctionnement de celle-ci et sur notre projet politique commun, car dans les deux pays, on pointe le déficit démocratique de l'UE. L'Union européenne attire-t-elle d'autres pays que ceux qui souhaitent rattraper notre niveau de vie ?

L'Union européenne apparaît en outre comme un faible acteur géostratégique. Ces deux États sont des portes d'entrée vers l'Arctique et des Eldorados économiques et scientifiques. L'Union européenne souhaite s'en rapprocher au Conseil Arctique, créé en 1996, où elle siège en tant qu'observateur non permanent. Le Canada s'oppose à toute modification de son statut alors que la Norvège comme l'Islande y sont favorables. La situation est aujourd'hui bloquée et l'Union européenne en tant que telle n'occupe pas la place qui devrait être la sienne.

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