Intervention de Fabienne Keller

Commission des affaires européennes — Réunion du 3 décembre 2015 à 8h35
Institutions européennes — Union européenne et royaume-uni : communication de mme fabienne keller

Photo de Fabienne KellerFabienne Keller :

Nous disposons des grandes lignes des propositions britanniques de réforme de l'Union. Comment en sommes-nous arrivés là ? Le Premier ministre David Cameron part d'un double constat : l'Union européenne a besoin d'une réforme drastique afin de relever le défi de la mondialisation et retrouver la compétitivité indispensable pour maintenir l'État providence dont les excès aujourd'hui placent l'Europe en position de désavantage par rapport au reste du monde ; elle doit aussi retrouver une légitimité, car elle a perdu le contact avec ses administrés : l'adhésion au projet européen est faible et l'action de Bruxelles échappe à un vrai contrôle démocratique. Quarante ans après le référendum de 1975, il lui semble légitime de procéder à une nouvelle consultation référendaire pour refonder le lien avec Bruxelles sur des bases plus saines.

L'évolution du projet européen ne satisfait pas les Britanniques, compte tenu de la situation critique de l'Union aujourd'hui et de l'évolution fédérale de la construction européenne. S'ils ne souhaitent pas accompagner cette évolution, ils ne veulent pourtant pas s'y opposer, mais leur analyse est sévère : pour eux, l'Union européenne intervient dans trop de domaines et le principe de subsidiarité est mis à mal, alors que l'organisation d'un grand marché unique leur suffirait. Elle a cessé d'être légitime pour une large partie de l'opinion qui souhaite que les États membres retrouvent leur souveraineté et que l'action de Bruxelles soit plus efficacement contrôlée ; la monnaie unique serait l'illustration de cette volonté d'aller à marche forcée vers le fédéralisme sans véritable union économique préalable. Or la crise de la monnaie unique, avec pour corollaire le nécessaire renforcement de la zone euro qu'elle suppose, crée, de facto, deux groupes distincts au sein de l'Union ; aux yeux des Britanniques, depuis 2008, l'Union européenne ne s'occupe que du sauvetage de l'euro. Enfin, l'impuissance de l'Europe face à la crise migratoire et la porosité de ses frontières inquiètent alors que les flux migratoires sont déjà importants en Grande-Bretagne, favorisés par une application trop laxiste du principe européen de libre circulation des personnes.

Le contexte politique britannique est difficile. Le jeu trouble du Parti national écossais (SNP), qui gouverne l'Écosse à contrecourant de la politique de Londres, gêne l'action de David Cameron ; l'élection d'un extrémiste hostile à l'Europe - Jeremy Corbyn - à la tête du Parti travailliste et la mise en ordre de bataille des eurosceptiques du Parti conservateur ont modifié la donne pour le Premier ministre, désormais embarrassé sur sa gauche et sur sa droite. Si Jeremy Corbyn prenait position contre le résultat obtenu par David Cameron à Bruxelles ou laissait à chaque membre du parti sa liberté de conscience, les chances d'une issue positive au référendum s'en trouveraient réduites, peut-être même annihilées. La chef des indépendantistes écossais, Mme Sturgeon, sait qu'une sortie de l'Union européenne favoriserait son projet indépendantiste. Au même moment, les eurosceptiques conservateurs ont contracté une alliance contre nature étonnante avec les indépendantistes écossais et l'opposition travailliste pour s'opposer au gouvernement lors du référendum et exiger du gouvernement qu'il ne s'exprime pas pendant les mois précédant le vote. La Chambre des Lords essaie d'abaisser à 16 ans l'âge légal pour prendre part au vote, ce qui allongerait la procédure puisque les Communes s'y opposent - le référendum pourrait alors ne pas se tenir au printemps 2016.

Face à ses adversaires, le Premier ministre est resté ferme jusqu'à présent et critique ceux qui soutiennent le Brexit avant même l'issue des négociations. Mais si la tension devient trop vive, se posera une question essentielle : faut-il gagner le référendum ou sauver l'unité du parti, si les deux sont incompatibles ? David Cameron s'est placé sur une dangereuse ligne de crête ; sa légendaire habilité ne suffira pas si ses partenaires conservateurs et européens le poussent vers cet ultimatum. Perdre le référendum serait un désaveu de l'opinion et la fin de son mandat de Premier ministre : il serait aussitôt remplacé par un conservateur eurosceptique.

Les propositions britanniques favorisent « la flexibilité d'un réseau contre la rigidité d'un bloc » et appellent quatre grandes réformes, présentées comme bénéfiques pour tous les États membres et propres à rendre l'Union plus efficace.

La zone euro doit disposer des instruments de son intégration. Le Royaume-Uni le comprend, mais exige que les intérêts de ceux qui n'ont pas adopté l'euro ne soient pas menacés par le renforcement inéluctable de la zone euro - c'est très schizophrène. Il voudrait faire préciser que l'euro n'est pas la seule devise de l'Union européenne, que la participation des États membres hors zone euro à toute action monétaire ou bancaire reste facultative, et que le budget de l'Union ne serve jamais à la politique monétaire sans une compensation pour les pays hors de l'euro. Il demande l'adaptation du mécanisme du « Compromis de Ioannina » aux questions touchant la zone euro : le président du Conseil pourrait ainsi reporter le vote et accorder un délai supplémentaire pour entendre un État membre défavorable à la mesure et rechercher un compromis. La mise en oeuvre et la durée de ce délai sont laissées à la discrétion du Président.

Pour plus de compétitivité, le Royaume-Uni souhaite un marché unique des capitaux, un marché unique du numérique et un allègement des charges pesant sur les entreprises.

Pour réduire la désaffection pour le projet communautaire, les Britanniques proposent de rétablir la souveraineté des États membres en renonçant à une Union toujours plus étroite - « an ever closer union ». Ils veulent renforcer le rôle des parlements nationaux, pour qu'ils puissent, avec une majorité qualifiée, repousser les projets législatifs émanant du Conseil ou de la Commission - leur donner un véritable « carton rouge ». Le principe de subsidiarité serait appliqué strictement : ne serait transféré au niveau européen que le strict nécessaire, soit un renversement copernicien par rapport à la situation actuelle. Selon Londres, on ne transmettrait à Bruxelles que ce que les États accepteraient de transmettre faute de ne pouvoir mieux faire eux-mêmes.

Enfin, quatrièmement, l'immigration... Bien que favorable au principe de libre circulation des personnes, l'État britannique juge les pressions migratoires depuis 2004 intolérables et souhaiterait limiter l'entrée de nouveaux candidats. Le solde migratoire annuel net au Royaume-Uni s'élevait à 336 000 personnes au 25 novembre 2015, avec une moyenne annuelle depuis 2004 de 240 000 personnes. En France, le solde net est de 33 000 personnes - avec 332 000 entrées et 299 000 sorties, mais il ne s'agit pas des mêmes catégories de personnes. Le Premier ministre souhaiterait instaurer un délai de quatre ans avant que les travailleurs étrangers puissent bénéficier des allocations liées à l'emploi, à savoir le complément de salaire - un impôt négatif -, l'aide personnalisée au logement et les allocations familiales.

Que peut-on répondre à ces propositions de réforme ? Le courrier du 10 novembre a été reçu avec l'agacement qui accompagne toute initiative britannique, même si Bruxelles a pris ces propositions avec plus de sérieux qu'en 2013 : le risque d'une sortie de l'Union s'est accru et la majorité des États membres ne conçoivent pas l'Union sans les Britanniques. Certaines demandes sont largement partagées par un nombre déjà important d'États membres. Bruxelles a senti la nécessité de circonscrire cette volonté de réforme. Le premier round de contacts bilatéraux a eu lieu et aux dires du président Tusk, la négociation sera difficile : un compromis serait envisageable sur les trois premières demandes, mais pas sur la quatrième qui heurte de front le principe de la libre circulation des personnes. Par crainte d'une contagion, Bruxelles considère comme un moindre mal l'officialisation d'un statut particulier pour le Royaume-Uni et espère qu'il restera l'apanage des Britanniques. Rien n'est moins sûr. Le mot d'ordre pourrait être d'aider David Cameron à gagner ce référendum.

Le Royaume-Uni souhaite protéger les intérêts de la minorité des États membres hors zone euro et que soit acté que l'Union européenne est un territoire où plusieurs monnaies coexistent, une « Union multi-devises ». Selon certains, la crise de l'euro aurait mis un terme à l'expansion de la monnaie unique et que c'est un état de fait ; le dire n'ajouterait ni ne retrancherait rien à la situation. Selon d'autres, on s'attaquerait à l'essence même du projet européen : selon le Traité, tous les États membres ont vocation à rejoindre l'euro sauf s'ils ont négocié un opt-out. En attendant, les deux groupes doivent coexister.

Le Royaume-Uni s'inquiète des menaces pesant sur les intérêts de la City, État dans l'État globalisé avec plus de quarante nationalités - dont de nombreux Français : la City doit rester la place financière de l'Europe.

Le risque est que les membres de la zone euro se rencontrent en formation zone euro avant les sommets et tranchent en fonction de leur intérêt majoritaire. Sans demander un droit de veto sur les décisions que la zone euro prendrait pour elle-même, le Royaume-Uni souhaite un mécanisme de sauvegarde pour amorcer une négociation chaque fois qu'une décision prise en faveur de la zone euro risque de porter atteinte aux intérêts de la minorité hors zone euro. Un compromis semble possible sur le modèle de Ioannina.

La demande britannique de plus de compétitivité sera aisément acceptée en combinant le programme d'approfondissement du marché unique pour les capitaux, le numérique, l'énergie et les services et le projet d'intégration renforcée de la zone euro. Ce compromis prendrait acte de l'existant en l'améliorant : un vaste marché unique approfondi avec en son sein une union économique et monétaire.

La demande de protection de la souveraineté des États membres et le retour à une définition orthodoxe de la subsidiarité ferait l'unanimité si elle ne portait pas atteinte, dans sa forme, au projet européen. Lorsque le Royaume-Uni refuse d'avancer vers une « union toujours plus étroite », il heurte les partisans d'un approfondissement de l'intégration européenne. Pour d'autres, le symbole n'est pas contraignant : l'union serait celle des peuples et non des États, et le texte n'aurait aucun pouvoir juridique contraignant ; il pourrait être abandonné. Dans la perspective d'une Union plus souple, plus flexible, le rôle des parlements nationaux doit être renforcé, avec un respect plus strict du principe de subsidiarité. L'idée d'un droit de veto des parlements nationaux, selon une majorité qualifiée à préciser, pourrait faire son chemin. Que la demande émane du Royaume-Uni, alors que plusieurs parlements nationaux la formulent officieusement, ne surprend pas lorsqu'on connaît l'attachement des Britanniques à la souveraineté parlementaire.

Nous sommes nombreux à être perplexes sur l'aménagement du principe de libre circulation des personnes au sein de l'Union européenne - c'est un point dur. Même si la crise migratoire bat son plein en Grande-Bretagne, l'angle d'attaque est incompréhensible. La proposition d'un délai de carence de quatre ans avant d'accorder des allocations aux travailleurs immigrés s'oppose au droit européen et au principe d'égalité de traitement. Cette menace serait d'ailleurs peu efficace car l'attractivité du Royaume-Uni reste très importante. Comment comprendre cette demande peu habile qui n'a aucune chance d'aboutir, et qui gêne au moins la Pologne et la République tchèque, deux États membres plutôt favorables aux autres réformes demandées et dont sont originaires de nombreux migrants, sans compter les pays baltes ? Sans doute est-ce une façon un peu brutale de demander l'ouverture rapide de négociations... Nous ne pourrons que nous y opposer, mais de nouvelles propositions plus compatibles avec le droit seront probablement mises sur la table.

Une négociation a commencé, elle ne s'achèvera probablement pas avant le Conseil du 18 décembre prochain comme le souhaitait Londres, mais plutôt en février 2016. Comme les deux parties sont convaincues de la nécessité du maintien du Royaume-Uni au sein de l'Union, cette négociation aboutira à un compromis, dont il reste à définir le contenu et la forme juridique. Si la réforme aboutit, le Royaume Uni aura vérifié pour l'Europe l'adage qui vaut pour l'Église : semper reformata semper reformanda.

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