Intervention de Denis Badré

Commission des affaires européennes — Réunion du 28 avril 2011 : 1ère réunion
La situation à chypre communication de m. denis badré

Photo de Denis BadréDenis Badré :

Je me suis rendu avec deux de nos collègues députés, Mme Marietta Karamanli et M. Jean-Claude Mignon membres de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, sur l'île de Chypre du 3 au 6 mars dernier afin d'effectuer un état des lieux de la situation du pays, trente-sept ans après le début de l'occupation du Nord de son territoire par l'armée turque.

Petit pays, peu peuplé, Chypre bénéficie d'une situation géostratégique idéale. L'occupation de son territoire par les Lusignan, les Vénitiens, les Ottomans puis les Britanniques en témoigne. Chypre n'a acquis son indépendance qu'en 1960. La Constitution adoptée dans la foulée de la décolonisation prévoit alors la mise en place d'institutions censées garantir les droits de la communauté turcophone de l'île. Celle-ci, qui ne représentait pourtant à l'époque 18 % de la population, se voit ainsi accordée 30 %, des sièges au Parlement et au Gouvernement. Elle était appuyée dans ses revendications par la Grande-Bretagne. La loi fondamentale octroie, en outre, le statut d'État garant de l'équilibre constitutionnel à la Grèce, à la Turquie et à la Grande-Bretagne. L'envoi d'une force d'interposition des Nations unies dès 1964 souligne néanmoins que ces avantages constitutionnels n'ont pas permis d'empêcher les affrontements communautaires sur le terrain.

Dix ans plus tard, en 1974, l'armée turque envahit le territoire chypriote afin de répondre à la tentative de coup d'État appuyée par les colonels au pouvoir à Athènes et destinée à réaliser l'Enosis, l'union de Chypre avec la Grèce. La Turquie justifie notamment son intervention en invoquant son statut d'État garant. Depuis cette date, le pays est divisé en deux zones : au Sud, la République de Chypre, membre de l'Union européenne, seule autorité reconnue par la communauté internationale ; au Nord, la République turque de Chypre-Nord (RTCN), autoproclamée en 1983 et qui n'est reconnue que par la Turquie. La RTCN couvre un peu plus de 37 % du territoire de l'île. La séparation entre les deux entités est matérialisée par une ligne de démarcation, la fameuse ligne verte, tenue par la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP), soit un véritable no man's land comprenant notamment l'ancien aéroport de Nicosie et représentant 2,6 % de la surface de l'île. Un grand nombre d'espèces menacées peuvent désormais y vivre en paix, dont 200 à 300 mouflons ! La force des Nations unies est composée à l'heure actuelle de 927 hommes provenant de 20 pays différents.

Cette division de l'île s'est consolidée par le biais d'importants mouvements de populations, allant de l'exil pour les membres de chacune des communautés à l'implantation, avec l'appui d'Ankara, de familles turques venant d'Anatolie au nord du pays, sur les propriétés des Chypriotes grecs ayant quitté la région. On estime à 119 000 personnes le nombre de Turcs ainsi installés, soit plus que le nombre de Chypriotes turcs initialement installés sur l'île.

Le Conseil de sécurité des Nations unies a, dès 1974, demandé le retrait sans délai de tous les soldats étrangers présents, visant bien évidemment les turcs mais aussi les britanniques, dont les bases militaires représentent 2,8 % du territoire chypriote, sur lequel ils exercent leur pleine souveraineté. Ces demandes réitérées sont restées lettre morte, les Nations unies échouant, dans le même temps, à réunifier politiquement l'île.

En avril 2004, à la veille de l'adhésion à l'Union européenne, la communauté grecque a largement rejeté par referendum - 75 % des voix - le plan Annan qui préconisait la création d'une fédération assez souple, à l'image de ce qui a été instauré en Bosnie-Herzégovine. Ce projet accordait une large autonomie à chacune des deux entités. Le rejet de la partie grecque s'explique par sa crainte de voir légitimée l'existence de la RTCN au sein de cette structure assez lâche et d'entériner, de la sorte, un partage implicite de l'île. La complexité du système proposé n'a pas également oeuvré en faveur de son adoption, en dépit du vote favorable de la communauté turque (plus de 65 % des voix).

L'Union européenne a, elle-même, échoué dans ses tentatives de conciliation dans le cadre des négociations avec la Turquie. Ankara ne reconnaît toujours pas la république de Chypre telle que constituée. Par ailleurs, la Turquie ne respecte pas le Protocole d'Ankara, cet accord de libre échange entre la Turquie et l'Union européenne signé en 2005, et aux termes duquel les navires et avions chypriotes comme tous les autres vaisseaux européens, devraient pouvoir avoir accès aux ports et aéroports turcs.

Je m'interroge, par ailleurs, sur les intentions de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dont je le rappelle, je suis membre, lorsqu'elle a accueilli en son sein, une représentation de la RTCN alors même qu'elle n'est pas reconnue internationalement. Cette représentation est censée compenser l'absence de Chypriotes turcs au sein de la délégation de la République de Chypre. Le risque est grand de mettre sur un pied d'égalité une démocratie et un État autoproclamé comme tel mais dont l'existence n'est garantie que par la présence d'une armée étrangère. Cette position de l'Assemblée peut, en outre, apparaître contradictoire avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme qui a indiqué le 1er mars 2010 dans l'arrêt Demopoulos, que le contrôle global que la Turquie exerçait sur la partie nord du territoire impliquait qu'elle était responsable des politiques et des actes de la RTCN.

La division politique a conduit Chypre à se développer dans deux sens contraires. L'acquis communautaire ne s'applique, ainsi, pas au nord du pays. Si la République de Chypre a construit son modèle économique sur le tourisme, la RTCN, sous embargo international, demeure tributaire des subsides turcs. Un quart du budget national, 635 millions d'euros, est ainsi financé par la Turquie. Sa stratégie de développement n'est pas sans laisser songeur puisqu'elle mise essentiellement sur les salles de jeux, une quarantaine de casinos attirant des touristes venant de Turquie, où les salles de jeux sont interdites, mais aussi du Moyen-Orient et du Royaume-Uni.

L'accord du 8 juillet 2006 signé entre les deux communautés ouvre, dans le même temps, la voie à des négociations directes. Cet accord comporte des engagements en faveur de la réunification de l'île et signe le refus de maintenir le statu quo. Il instaure des comités techniques sur la vie quotidienne placés sous l'égide des Nations unies. Les pourparlers ont été relancés depuis 2008, sous l'impulsion notable du président chypriote Demetris Christofias. Les négociations se sont d'ores et déjà traduites par la levée des barrages de la rue Ledra qui traversaient jusqu'alors la capitale du pays Nicosie, véritable Berlin méditerranéen.

Les deux parties s'entendent sur la nécessité de créer une Fédération. Les principaux points d'achoppement concernent la présence de 35 000 soldats turcs, le statut d'État garant détenu par la Turquie ou la question de la propriété foncière des réfugiés. Rappelons dans ce domaine que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et de la Cour de justice européenne réaffirme que les biens spoliés continuent à appartenir aux propriétaires originels.

La relative indifférence dans laquelle se déroule ces négociations ne lasse pas d'inquiéter tant on ne sent pas de la part de la communauté internationale une réelle ambition en la matière. Si je peux comprendre que le rejet du plan Annan ait pu constituer une réelle déception, l'exemple bosnien tend néanmoins à prouver que la solution préconisée à l'époque ne constituait en aucune manière une garantie pour l'avenir. Le droit de veto ou le recours aux votes par des majorités séparés ont clairement montré leurs limites. La réunification de l'île devra s'effectuer sur des fondements juridiques plus adaptés que ceux de 1960, permettant de tisser des liens concrets entre les deux communautés. Elle passera notamment par la création d'une fonction publique fédérale et l'installation d'une Cour suprême, qui dépasserait les intérêts communautaires.

La question chypriote ne peut pas être passée sous silence sous prétexte de l'échec de 2004. Elle demeure urgente en ce qui concerne le respect des valeurs fondamentales. Le nord de l'île s'apparente par de nombreux côtés à une zone de non-droit, comme en témoigne la fermeture de la ville de Famagouste pour raisons militaires ou les violences subies par la communauté orthodoxe à l'occasion des dernières fêtes de fin d'année. Celles-ci s'ajoutent aux atteintes répétées au patrimoine religieux constatées dans la région. Deux membres polonais du Parlement européen venus constater les difficultés rencontrées par les orthodoxes ont d'ailleurs été arrêtés le 12 mars dernier par l'armée d'occupation turque avant d'être relâchés quelques heures plus tard, après intervention du gouvernement chypriote et de la présidence du Parlement européen.

L'Union européenne dispose pourtant, au travers des négociations d'adhésion avec la Turquie, d'un formidable levier d'intervention. Il importe que ce pays comprenne que la voie de l'adhésion passe obligatoirement par celle de la reconnaissance de Chypre. L'Union européenne a manqué une occasion importante lors de l'ouverture des négociations d'adhésion en 2005, en n'imposant pas comme préalable un calendrier d'évacuation et un engagement de non intervention dans les affaires intérieures de l'île. Elle n'a pas su profiter, dans le même temps, de l'affaiblissement des militaires et du nationalisme en Turquie après l'arrivée au pouvoir de l'AKP. Malheureusement, le gouvernement Erdogan envisage désormais l'île de Chypre comme un exutoire pour l'armée.

L'Union européenne ne peut s'accommoder de voir un de ses États membres partiellement occupé et victime d'un nettoyage ethnique implicite. Aucune menace ne pèse sur Chypre qui justifie la présence de 35 000 soldats étrangers sur son territoire. Après tout, la Russie a bien quitté les États baltes et la France, pour reprendre le bon mot d'un spécialiste de la question chypriote, Jean-François Drevet, n'occupe pas la Wallonie pour défendre la communauté francophone.

Au sein de l'Union européenne, le Royaume-Uni, a un rôle particulier à jouer, au regard, notamment, de ses positions militaire et constitutionnelle. Le souhait britannique de maintien des bases militaires a, par moments, semblé contradictoire avec la nécessité de réunifier l'île. Il convient de repenser cette stratégie, tant, me semble-t-il, les objectifs militaires britanniques ne m'apparaissent pas incompatibles avec le rétablissement du droit sur l'ensemble du territoire chypriote.

L'appartenance à l'Union européenne écarte, par ailleurs, tout recours excessif aux dérogations comme le prévoyait le plan Annan. Les limitations en matière de droits de propriété et de résidence seraient en effet contraires au respect des quatre libertés de circulation. L'adoption de l'euro par la République de Chypre évite, par ailleurs, tout débat sur le choix de la monnaie au moment de la réunification. L'acquis communautaire constitue, en outre, le cadre pour l'harmonisation des législations.

Au sein du processus de réunification, la question économique n'est pas anecdotique. Le développement séparé ne peut être, à long terme, une solution pour la partie nord de l'île. Le revenu par habitant des Chypriotes turcs qui atteignait 90 % de celui des Chypriotes grecs en 1960 est, aujourd'hui, tombé à moins du tiers. Le soutien de la communauté chypriote turque au processus de réunification se justifie aussi par l'opportunité économique qu'il représente.

A cet égard, je souhaite attirer votre attention sur les manifestations qui ont régulièrement lieu dans le nord de l'île depuis la fin janvier, notamment à Nicosie. Elles dénoncent en effet l'austérité imposée par Ankara et sont l'occasion d'exprimer une certaine lassitude à l'égard de l'occupation turque. La présence de drapeaux chypriotes grecs comme les slogans appelant au départ de la Turquie illustrent assez bien l'aspiration de la communauté turque à une réunification rapide. Ces manifestations ont d'ailleurs débouché sur le remplacement du représentant turc auprès de la RTCN.

Le rapprochement observé depuis près d'un an entre la Grèce et la Turquie peut constituer une opportunité en vue d'accélérer les négociations, quand bien même les deux pays considèrent que cette question est d'ordre international et non simplement bilatéral. Le Conseil de l'Europe et l'Union européenne doivent profiter de ce moment particulier pour réaffirmer leur ambition en faveur du rétablissement de l'État de droit sur l'ensemble de l'île. La Turquie aurait, je le répète, beaucoup à gagner à voir cette question se régler tant cette occupation parasite son souhait de démontrer son adéquation aux valeurs européennes. Ankara qui préside actuellement le Comité des ministres et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe aurait d'ores et déjà dû effectuer un geste allant en ce sens.

Je tiens à insister sur le caractère urgent de cette réunification, tant les jeunes générations, notamment côté grec, se résignent devant cette situation. L'exception devient en quelque sorte une norme, l'état de fait dépasse le droit. Le conflit a déterminé des positions qui se consolident avec les années sans qu'un règlement pacifique ne soit proposé. On est là à rebours de tout ce qui constitue le projet européen.

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