Intervention de Bernard Piras

Commission des affaires européennes — Réunion du 23 octobre 2013 : 1ère réunion
Politique de voisinage — L'arménie et l'union européenne : communication de m. bernard piras

Photo de Bernard PirasBernard Piras :

Je vous ai présenté en janvier dernier deux types d'accords entre l'Union européenne et l'Arménie. Le premier élargissait l'accord de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et la République d'Arménie, entré en vigueur en 1999. Le second libéralisait le régime des visas. L'ambition affichée derrière ces textes était de parvenir à la mise en place d'une vaste zone de libre-échange entre l'Arménie et l'Union européenne. C'est d'ailleurs à cette fin qu'un accord d'association a été provisoirement approuvé le 24 juillet dernier, après 4 ans de négociations. Le sommet du Partenariat oriental qui se tiendra le 28 novembre prochain devrait être l'occasion de formaliser cet accord.

L'annonce, le 3 septembre dernier, par le président arménien du souhait de son pays de rejoindre l'Union douanière eurasiatique proposée par Moscou et qui réunit déjà la Biélorussie et le Kazakhstan est venue bouleverser cette perspective.

Ce faisant, le chef de l'État arménien, Serge Sarkissian, remet, en effet, en cause une ligne européenne qu'il a lui-même tracée il y a trois ans. Erevan misait beaucoup sur un approfondissement des négociations avec l'Union européenne, comme en témoignent les protocoles signés en début d'année et le projet d'accord d'association. Mais, entendons-nous bien, l'Arménie ne souhaitait pas dans le même temps, renoncer à ses liens avec la Russie. Même si elle n'envisageait initialement qu'un simple statut d'observateur au sein de l'Union eurasiatique.

Erevan a toujours refusé d'envisager l'Union européenne comme une alternative à son partenariat avec la Russie. Par ailleurs, et j'insiste sur ce point, l'Arménie n'a jamais, à la différence de la Géorgie, de la Moldavie ou de l'Ukraine, envisagé une adhésion à l'Union européenne.

Cette pratique du pas de deux se retrouve en matière militaire. Je note ainsi que son alliance stratégique de près de vingt ans avec Moscou n'a pas empêché l'Arménie de signer un plan d'action individuel pour le partenariat (IPAP) avec l'OTAN et d'effectuer dans la foulée des manoeuvres communes avec les États-Unis.

Bien que de plus en plus net ces dernières années, le rapprochement avec l'Union européenne ne pouvait occulter un fait assez simple en Arménie : la situation géo-stratégique du pays a toujours prévalu sur toute dynamique politique intérieure. Le choix d'adhérer à l'Union douanière eurasiatique est ainsi, à des degrés divers, contraint.

Ne négligeons pas, en effet, l'enclavement géographique de l'Arménie, exacerbé par la fermeture de ses frontières avec l'Azerbaïdjan mais aussi avec la Turquie. La frontière turque constitue sa seule voie d'accès vers l'Union européenne. La défense des frontières, et plus précisément celles du Karabagh, a déjà motivé la signature du partenariat stratégique avec Moscou en 1995, qui fut révisé en 2010. L'Arménie est engagée depuis 2004 dans une course aux armements avec l'Azerbaïdjan qu'elle ne peut assumer. Rappelons tout de même que le budget de la défense arménien s'élève à 450 millions de dollars en 2013 quand celui de l'Azerbaïdjan atteint 3,7 milliards de dollars. Aux termes de l'accord révisé, la Russie s'engage à garantir complètement la sécurité de l'Arménie. 5 000 soldats russes stationnent ainsi à Erevan et Gumri, entre 3 000 et 4 500 hommes du FSB -l'ancien KGB - surveillent par ailleurs les frontières avec la Turquie et l'Iran. Un accord de coopération militaro-technique signé le 25 juin dernier permet en outre la fourniture d'un équipement moderne et spécial, à prix avantageux, alors que Moscou vend du matériel semblable mais au prix fort à l'Azerbaïdjan. L'Union douanière intégrerait d'ailleurs spécifiquement le Karabagh, ce qui n'était pas prévu par l'accord d'association avec l'Union européenne.

L'approvisionnement énergétique est également déterminant pour appréhender les relations russo-arméniennes. La hausse du prix du gaz russe le 7 juillet dernier, qui est passé de 180 dollars les 1 000 m3 à 270 dollars devrait ainsi réduire de moitié le taux de croissance du PIB. Les augmentations enregistrées entre 2006 et 2008 avaient déjà débouché sur un fort endettement du pays et une vague d'émigration. Erevan ne peut se risquer à une nouvelle hausse. La Russie assure par ailleurs l'approvisionnement de combustible nucléaire pour la centrale de Metzamor, qui fournit 40 % de l'électricité arménienne.

Les transferts financiers provenant de personnes physiques résidant en Russie ne sont pas non plus à négliger pour analyser les rapports entre les deux États. En janvier-février 2013, le montant de ces flux financiers a atteint 150,5 millions de dollars, soit cinq fois le montant du déficit budgétaire en 2012. 1,5 million d'Arméniens travaillent ainsi en Russie et bénéficient d'une exemption de visas.

L'adhésion au projet russe est, en outre, liée, selon les autorités arméniennes, à des raisons économiques. La Russie reste le premier partenaire commercial de la petite république. Les produits transformés et agro-alimentaires sont principalement vendus dans les pays de la Communauté des États indépendants. L'intégration au sein de l'Union douanière devrait également se traduire par des investissements russes dans le domaine des transports ferroviaires, la compagnie russe des chemins de fer RJD devrait ainsi financer à hauteur de 500 millions de dollars le désenclavement de l'Arménie, au travers de l'ouverture d'une voie vers la Russie, via l'Abkhazie. Une nouvelle tranche de la centrale de Metzamor devrait également être construite sur fonds russes. On peut cependant s'étonner de voir l'Arménie rejoindre un cercle douanier réunissant de grands pays exportateurs d'énergie, qui ne considèrent pas l'Arménie comme une priorité commerciale et avec lesquels elle ne dispose d'aucune frontière commune.

L'adhésion à l'Union douanière eurasiatique n'est également pas sans susciter des interrogations quant à la poursuite de la démocratisation et de la libéralisation économique. Celles-ci étaient encouragées par l'Union européenne, qui jouait un vrai rôle d'aiguillon modernisateur. Or, l'Arménie a énormément progressé depuis 5 ans, comme en témoignent la refonte du système judiciaire, l'encadrement amélioré des forces de l'ordre ou la lutte contre la corruption. Le principe « more for more » - plus de fonds contre plus de réformes - au coeur de la politique de voisinage a joué un rôle indéniable. Les crédits européens versés à l'Arménie ont ainsi augmenté d'année en année, compte tenu des progrès constatés.

Qu'en sera-t-il, si l'intégration au sein de l'Union douanière signifie la fin des négociations avec l'Union européenne ? N'existe-t-il pas, par ailleurs, un risque de contamination du modèle économique russe, les oligarques locaux préservant leurs avantages menacés par l'ouverture européenne ?

Je ne crois pas pour autant qu'il faille assimiler l'annonce de l'adhésion à l'Union douanière eurasiatique à un choix de civilisation. Cette adhésion à l'Union douanière ne suscite, par ailleurs, pas d'enthousiasme en Arménie, en particulier au sein de la jeunesse très attachée à la perspective européenne ouverte par l'accord d'association. Plus largement, la société civile voit dans l'adhésion à l'Union douanière une marque d'allégeance à Moscou et s'inquiète de l'avenir du pays.

Cette décision est avant tout le fruit d'un certain pragmatisme. Je n'occulterai pas non plus le fait que cette adhésion répond à une forme de pression de la part de la Russie. L'augmentation des prix du gaz a constitué le premier signal. La visite en août dernier du président russe en Azerbaïdjan a également pu conduire Erevan à renforcer son partenariat avec Moscou. Pression que subissent également la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine et qui prend des formes diverses. La Moldavie fait, à cet égard, figure de cas d'école : embargo russe sur les importations de vin, risque sur les produits agricoles et augmentation du prix du gaz. Chisinau craint désormais des tensions sur son territoire, en Gagaouzie ou en Transnistrie.

Je n'insisterai pas sur le fait que le Partenariat oriental est source d'inquiétude pour Moscou, qui le considère, depuis la guerre contre la Géorgie en 2008, comme un projet régional anti-russe. La création d'une zone de libre-échange aux portes de la Russie est en effet considérée comme l'équivalent d'une « nouvelle révolution orange ». Il s'agit donc pour les autorités russes d'aller vite, l'adhésion à l'Union douanière constituant une arme efficace pour rendre caduque la signature d'accords d'association le 28 novembre prochain à Vilnius.

Je m'interroge donc sur les déclarations entendues ici et là, et notamment celles du commissaire à l'élargissement ou des ministres des affaires étrangères lituanien et suédois, dénonçant violemment la décision arménienne et refusant de négocier un accord partiel lors du sommet de Vilnius. L'intransigeance affichée à l'égard d'Erevan par Bruxelles est sans doute motivée par la volonté de faire un exemple et dissuader les pays voisins de rejoindre l'Union douanière eurasiatique. Néanmoins ces déclarations pourraient être contreproductives. Il y a un risque de renforcer un peu plus l'influence de la Russie en Arménie.

Je conçois que la déclaration du 3 septembre puisse être vécue comme un camouflet pour la Commission européenne. Bruxelles n'a, apparemment, jamais été informée par Erevan des discussions qu'elle menait avec Moscou. Il me semble néanmoins que l'Arménie reste très attachée à poursuivre le travail déjà accompli en vue de la signature de l'accord d'association.

Il convient donc d'envisager avec recul la situation et de ne pas faire de ce pays un « fusible » dans le jeu compliqué des relations entre la Russie et l'Union européenne. Je préférerais que nous l'envisagions plutôt comme un pont entre Moscou et Bruxelles. L'Arménie est « déjà trop engagée au milieu du gué » pour reprendre la formule utilisée par certains observateurs locaux.

N'oublions pas non plus que l'adhésion à l'Union douanière eurasiatique révèle aussi en creux les limites du projet européen : perspectives à long terme incertaines, aide financière limitée et surtout, absence de garantie en matière de sécurité, avec, je le répète, la question du Karabagh en filigrane.

L'Union européenne commettrait une faute en mettant en sommeil ses relations avec l'Arménie. Nous devons comprendre la position de l'Arménie, soumise à de fortes contraintes. Mais comment faire pour relancer la coopération entre l'Arménie et l'Union européenne sur de nouvelles bases ?

L'appartenance à l'Union douanière eurasiatique remet en cause mécaniquement l'adhésion à la zone de libre-échange complet et approfondi (DCFTA) prévue par l'accord d'association avec l'Union européenne. L'accord signé avec la Russie porte précisément sur des lignes tarifaires couvrant la quasi-totalité des échanges commerciaux entre l'Union européenne et l'Arménie. Le tarif commun de l'Union douanière avec la Russie est ainsi appelé à se substituer à celui négocié par l'Union européenne avec l'Arménie. Ce tarif extérieur de l'Union douanière avec la Russie est par ailleurs plus élevé que celui pratiqué par l'Arménie aujourd'hui. Par ailleurs, dans le cadre de l'Union douanière eurasiatique, l'Arménie est tenue de déléguer à la Commission de l'Union douanière les négociations commerciales, à l'instar de ce que font les États membres de l'Union européenne avec la Commission européenne. Ce qui est précisément incompatible avec l'accord de libre-échange complet et approfondi : les tarifs douaniers ne seraient en effet plus négociés avec Erevan mais avec la Commission de l'Union douanière eurasiatique.

L'accord d'association tel qu'envisagé initialement couvrait cependant deux champs : l'intégration économique et l'association politique. Si le volet commercial tombe, rien ne s'oppose pour autant à ce que nous poursuivions sur la voie politique. Je pense ainsi aux coopérations qu'il est possible de prolonger ou de mettre en oeuvre en matière de PESC, de justice et affaires intérieures, de transports, d'énergie, d'environnement ou dans le domaine social. Il conviendrait à cet effet de modifier le mandat confié à la Commission pour mener à bien l'accord d'association.

Il est également indispensable de mesurer les conséquences financières pour l'Arménie de la suspension des négociations. Une enveloppe de 157 millions d'euros lui était attribuée sur la période 2010-2013. 100 millions d'euros étaient notamment prévus pour la mise en place de l'accord de libre-échange approfondi et complet. S'il est possible de réaffecter les crédits pour 2013, les conventions de financement n'ayant pas encore été signées, les crédits programmés pour 2012 et non encore versés pourraient ne pas être distribués. Cette somme est estimée à 75 millions d'euros, soit près de deux fois et demi le montant du déficit budgétaire arménien. Couper le robinet européen reviendrait, à n'en pas douter, à renforcer l'emprise russe.

Je comprends qu'aujourd'hui la priorité ne soit pas à la préparation d'un nouvel accord avec l'Arménie. L'Union concentre désormais ses efforts sur la signature des accords d'association prévus avec la Géorgie - qui a pu paraître hésitante ces derniers temps -, la Moldavie et surtout l'Ukraine. Il convient néanmoins d'oeuvrer en faveur de la signature d'un nouveau type d'accord entre l'Union européenne et l'Arménie, si nous souhaitons que les efforts accomplis jusque-là n'aient pas été vains. Il s'agit dans le même temps de garantir une forme de capacité d'attraction de l'Union européenne, mise à mal par le lancement de l'Union douanière eurasiatique. Le maintien de l'intérêt politique du Partenariat oriental est à ce prix.

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