Vous m'avez incité à prendre des risques. Je n'ai sans doute pas la compétence de mes prédécesseurs ; néanmoins, je vais essayer, tout en tentant de répondre à votre question, d'apporter un point de vue plus critique et moins optimiste que ce qui vient d'être présenté.
L'inadaptation de la régulation et ses effets pervers ont une part de responsabilité dans la crise survenue à partir de 2007.
Les régulateurs ont tiré les leçons des carences et des effets pervers de la régulation antérieure mais seulement en partie. Les réformes en cours montrent des progrès évidents mais insuffisants, voire contre-productifs.
La régulation bancaire est essentiellement microprudentielle ; un certain nombre d'économistes affirmaient qu'il y avait là un gros problème mais nous n'étions guère entendus. Le rapport de Larosière est de ce point de vue fort édifiant : il confirme qu'il existait un grand trou noir dans ce domaine !
Certaines avancées ont vu le jour, notamment à l'échelon européen, avec le Conseil européen du risque systémique. Il a toutefois des prérogatives floues, non définies, à la différence de son homologue américain. La situation en Europe est donc moins avancée qu'aux États-Unis de ce point de vue.
En second lieu, on a pris conscience de la procyclicité des banques et de la régulation, notamment grâce à la mise en place dans Bâle III d'un coussin contra-cyclique. C'est une bonne chose mais elle risque toutefois d'apparaître comme une usine à gaz difficile à mettre en oeuvre. Je demande à voir ; l'idée est cependant bonne !
Mme Nouy l'a dit, deux avancées importantes ont été réalisées dans le domaine du ratio de liquidité ainsi qu'en matière de limitation de l'effet de levier. Toutefois, ce ratio de levier sur actif limité à 3 % me paraît peu contraignant. Il aura donc un impact limité.
Je voudrais à présent aborder trois points principaux.
Tout d'abord, je pense vraiment que l'accent mis sur les ratios de fonds propres par Bâle III constitue un vrai problème et place les banques sous la dépendance des marchés bien plus qu'auparavant, les poussant à une recherche de rentabilité des fonds propres qui les a conduites précisément à prendre des risques et les a menées à la faute.
D'autres ratios ont été proposés - liquidités, levier, etc. - mais cette logique des ratios de fonds propres est un véritable problème. En outre, cela induit de l'intermédiation, distendant les relations entre prêteurs et emprunteurs. Est-ce une bonne chose ? Ma réponse est négative !
Il faut donc repenser la question du financement de l'économie par les banques en voyant plus loin que les dispositifs mis en place. J'ai participé, avec Jean-Paul Betbèze, économiste en chef du Crédit agricole et Jezabel Couppey-Soubeyran, professeur à l'université Paris I, à l'élaboration d'un rapport du Conseil d'analyse économique intitulé « Banque centrale et stabilité financière ».
Une de nos conclusions préconisait de revenir à une régulation plus centrée sur le crédit des banques. Selon nous, le crédit est le canal principal du financement de l'économie mais aussi du risque. Les crises récentes les plus graves ont toutes été causées par des emballements du crédit qui ont financé des bulles, notamment immobilières. Nous établissons donc un lien direct entre bulles, instabilité financière et emballement du crédit. Il convient donc de repenser le financement par les banques et le contrôle de celles-ci par des instruments autres que le contrôle des ratios de fonds propres. Comment faire ? Nous pensons que les modalités de refinancement par les banques centrales doivent être revues.
Première idée - peut-être iconoclaste : il faut repenser le financement global par la banque centrale. Aujourd'hui, la banque centrale intervient en injectant des milliards sur le marché. L'idée serait plutôt de réaliser un financement individualisé par la banque centrale des groupes bancaires, groupe par groupe, en étudiant si les besoins se conforment aux règles, s'ils financent les secteurs prioritaires dans le domaine écologique ou social, etc, afin d'avoir un financement plus sélectif.
Du coup, cela implique d'autres instruments. L'instrument que nous proposons est un système de réserve obligatoire progressive sur le crédit. Lorsque le crédit progresse, il faut des réserves obligatoires qui montent rapidement à due proportion. C'est très important pour casser la dynamique d'emballement du crédit à l'origine des crises antérieures.
En second lieu, nous pensons qu'il faut que ces réserves obligatoires et cette politique de refinancement soientt sélectives de manière sectorielle, voire géographique. En Europe, certains pays ont connu des bulles immobilières très fortes, comme l'Irlande ou l'Espagne. Il était évident qu'il fallait faire quelque chose alors qu'en France, c'était moins le cas. D'où la nécessité de politiques qui prennent en compte les différences sectorielles.
Certes, ceci remet en cause le principe du « level playing field » où les acteurs européens doivent jouer à armes égales, le marché étant supposé accorder l'allocation optimale - ce qui n'est pas du tout le cas. Il faut donc que les autorités, notamment la Banque centrale, jouent leur rôle dans ce domaine.
Il nous semble que le périmètre de la régulation financière et bancaire devrait s'élargir davantage. Cela touche à la question du « shadow banking », déjà mentionnée. La crise financière, qui nous est venue des Etats-Unis, a pour origine le « shadow banking ». Que fait-on des acteurs - banques d'investissement, fonds spéculatifs, opérations hors bilan ? Mme Nouy nous a expliqué que certains ratios prennent en compte des éléments hors bilan. Prenons le cas des fonds spéculatifs : croyez-vous que la directive européenne soit de nature à changer le comportement de ces acteurs en matière de prise de risques ? La réponse est évidemment non ! Une régulation beaucoup plus contraignante des acteurs qui ont contribué à la crise et qui recommenceront à la première occasion est donc nécessaire...
La troisième idée repose sur la question du « business model » des banques. M. Pérol ne sera sans doute pas d'accord - bien qu'il ait indiqué lui-même qu'il y ait une transformation de son propre « business model » - mais les banques doivent revenir à leur coeur de métier : financer l'économie par les crédits, collecter et gérer l'épargne des ménages, gérer les risques et non les transférer à d'autres acteurs, gérer le système de paiement.
Je pense que les innovations financières récentes posent un vrai problème de ce point de vue. Elles sont mal maîtrisées et souvent utilisées de telle sorte qu'elles éloignent les banques de leur métier. Le grand sport des banques a été ces dernières années de transférer les risques à d'autres par la titrisation et les produits dérivés. Elles ne jouent pas leur rôle ! C'est de là que vient le problème, qui est lié à la question du périmètre de la régulation.
Je voudrais citer ici Keynes et Krugman : selon eux, le métier de banquier doit redevenir ennuyeux. Il faudrait que les banquiers aient des niveaux de salaires comparables aux autres secteurs de l'économie. Les niveaux de salaires des cadres de la finance sont en France 40 % supérieurs à ceux de l'industrie. C'est un élément de la financiarisation qui explique en partie la désindustrialisation française ! Les jeunes élites sont beaucoup plus attirées par le fait de gagner 40 % de plus dans la banque que de travailler dans des entreprises industrielles. Il y a là un vrai problème.