Intervention de Bernard Piras

Commission des affaires européennes — Réunion du 16 février 2012 : 1ère réunion
Economie finances et fiscalité — Marchés publics et concessions de services textes e 6987 e 6988 et e 6989 - proposition de résolution européenne de m. bernard piras

Photo de Bernard PirasBernard Piras :

Le Sénat a adopté en avril et juin 2011 deux résolutions relatives à la législation communautaire en matière de délégation de service public et de marchés publics : sujets très techniques mais au coeur de la vie de tous les acteurs publics, en particulier de nos collectivités territoriales. Ces deux résolutions, proposées par notre commission, ont été adoptées par le Sénat sans modification. La résolution de juin sur les marchés publics faisait suite au Livre vert de la Commission européenne. La résolution d'avril sur les concessions de services - c'est-à-dire pour l'essentiel, en France, les délégations de service public - faisait suite aux annonces de Michel Barnier dans le cadre de son initiative «Vers un Acte pour le marché unique ».

Le Sénat exprimait son scepticisme sur l'opportunité de légiférer dans ces deux domaines. S'agissant des marchés publics, les deux directives de 2004 sont très complexes et commencent seulement à être pleinement maîtrisées par ses praticiens quotidiens. Un nouveau bouleversement des règles risquerait de déstabiliser aussi bien les pouvoirs adjudicateurs que les soumissionnaires. Pour ce qui est des concessions de services, la situation est différente, puisqu'il n'existe pas à l'heure actuelle de texte communautaire. La passation de concession n'est régie que par les grands principes du traité, à savoir les obligations de transparence, d'égalité et de non-discrimination. La jurisprudence de la Cour de justice les a interprétés et la législation française a trouvé un bon équilibre avec la « loi Sapin » du 29 janvier 1993. Notre assemblée doutait donc qu'un texte européen pût apporter une plus-value, et craignait qu'une réglementation excessive ne remît en cause l'équilibre de cette loi, objet d'un large consensus dans notre pays.

Cette inquiétude était renforcée par la concomitance des deux débats sur les marchés publics et les concessions de services. Le risque était que la Commission transposât la législation des marchés publics à celle des concessions, en méconnaissance de la nature particulière de la délégation de service public, qui obéit à une autre logique que la commande publique : c'est un mandat donné à un tiers pour fournir un service public, le mandataire assumant tout ou partie du risque économique lié à l'exploitation.

Toutefois, conscient de la faible chance d'arrêter la Commission dans sa volonté de légiférer, le Sénat lui demandait de respecter deux principes : la simplification des procédures et la liberté des autorités adjudicatrices. Les résolutions abordaient aussi d'autres points sur lesquels je ne reviens pas.

La Commission européenne a finalement présenté le 20 décembre 2011 trois propositions de directives : deux d'entre elles se substitueraient aux directives « Marchés publics » de 2004, la troisième encadrerait l'attribution de contrats de concession et comblerait ainsi un vide juridique supposé. Sur les deux premiers textes, la Commission et la présidence danoise veulent aboutir très vite.

Que faut-il en penser ? Les deux propositions relatives aux marchés publics ne modifient pas profondément le droit en vigueur, mais l'aménagent et le modernisent. La rédaction en est plus claire, ce qui facilitera leur interprétation. Les procédures sont simplifiées : les pouvoirs adjudicateurs seraient autorisés à inverser les phases de sélection des candidatures et d'analyse des offres ; les PME ne devraient fournir toutes les pièces nécessaires à leur candidature que si celle-ci était retenue ; la déclaration sur 1'honneur serait généralisée en lieu et place d'attestations ou de certificats de capacité ou de non-exclusion des marchés. Toujours afin de favoriser la participation des PME, l'allotissement des marchés deviendrait obligatoire au-delà de 500 000 euros, sauf exceptions dûment motivées.

On peut aussi se féliciter que les critères sociaux ou environnementaux soient mieux pris en compte. Ainsi, en cas d'attribution selon le critère du coût le plus bas, celui-ci pourrait être évalué soit sur la base du prix, soit sur la base du coût de cycle de vie, incluant les coûts d'usage, liés par exemple à la consommation d'énergie, les coûts de fin de vie - recyclage, etc. -, les coûts environnementaux externes comme le coût des émissions de gaz à effet de serre. En cas d'attribution selon le critère de l'offre économiquement la plus avantageuse, pourraient être pris en compte les qualifications et l'expérience du personnel affecté à l'exécution du marché ainsi que le processus de production et le respect des normes environnementales et sociales.

La Commission propose de réserver un chapitre spécifique aux marchés de services sociaux, qui continueraient à bénéficier d'un régime particulier très allégé, réduit à des obligations de publicité, et qui pour le reste devraient seulement respecter les principes des traités. Les Etats membres seraient donc libres d'aménager la procédure de passation la plus opportune. En outre, tous les services culturels seraient assimilés aux services sociaux. Leur spécificité est donc clairement reconnue, ce qui est une avancée notable : lors de l'examen en décembre du paquet « Almunia » sur le financement des services d'intérêt économique général, la Commission européenne n'avait reconnu que les spécificités des services sociaux, non des services culturels. Je l'avais moi-même déploré dans une proposition de résolution.

Malgré ces sujets de satisfaction, la déception domine. Le Livre vert laissait espérer un recours beaucoup plus large à la procédure négociée avec publicité préalable. L'expérience française des marchés à procédure adaptée (Mapa) plaide dans le sens d'une plus grande liberté des autorités adjudicatrices. C'est aussi leur faire confiance en les responsabilisant. La négociation permet très souvent d'aboutir à des offres plus intéressantes pour les acheteurs publics. Malheureusement, la proposition de directive ne fait qu'une timide ouverture, l'appel d'offres ouvert ou fermé demeurant la règle. Seuls les marchés de travaux pourraient recourir un peu plus facilement à la procédure négociée.

La phase de négociation est décrite très précisément, à tel point que le rapport de force entre l'acheteur public et le soumissionnaire pencherait plutôt en faveur du second. Or l'expérience montre que la négociation demande un peu de rouerie ou d'habileté. Il n'est pas sûr que ce soit encore possible.

Les seuils baissent d'environ 15 % : sans être considérable, cet abaissement augmente les contraintes.

On remarque une nouveauté : la définition des coopérations public-public - in-house, in-house conjoint, mutualisation de moyens entre collectivités... La Commission souhaite codifier ce genre de coopération, afin de l'exclure du champ de la commande publique. En France, on pense aux sociétés publiques locales, à l'intercommunalité ou aux mutualisations de moyens entre conseils généraux, communes, etc. Selon la Commission, il s'agirait d'une simple codification de la jurisprudence de la Cour de justice. En fait, les choses ne sont pas si simples : la jurisprudence de la Cour est trop récente pour que l'on puisse en tirer des conclusions définitives. En outre, la coopération public-public évolue en permanence et il serait dangereux de la figer. Enfin, la proposition de la Commission va au-delà de la jurisprudence de la Cour : elle prévoit qu'un pouvoir adjudicateur peut, sans mise en concurrence, confier une mission à un opérateur sous son contrôle et détenu à 100 % par des personnes publiques, si cet opérateur réalise pour lui au moins 90 % de ses activités. Or ce seuil de 90 % ne figure pas aussi clairement dans la jurisprudence : la Cour de justice, depuis son arrêt « Teckal » du 18 novembre 1999, demande seulement que l'opérateur effectue « l'essentiel » de son activité avec le pouvoir adjudicateur qui le contrôle. Voilà pourquoi la codification de la coopération public-public n'est pas opportune.

Le dernier volet problématique concerne la lutte contre les fraudes et les conflits d'intérêt. Tout d'abord, la définition que la Commission propose des conflits d'intérêt est extraordinairement large et pourrait remettre en cause la sécurité juridique des marchés. L'article 21 dispose en effet que « la notion de conflit d'intérêt couvre au moins toutes les situations où [les membres du personnel du pouvoir adjudicateur et les membres des organes décisionnels du pouvoir adjudicateur] ont un intérêt privé direct ou indirect dans le résultat de la procédure de passation. [...] On entend par « intérêt privé » tout intérêt familial, sentimental, économique, politique ou autre partagé avec les candidats ou soumissionnaires. ». Le pouvoir adjudicateur doit prendre des mesures pouvant aller jusqu'à l'exclusion du candidat. On imagine quelles difficultés ces dispositions pourraient poser dans de petites collectivités. Toutefois, je ne vous propose pas de nous prononcer sur ce point. La commission des Lois, compétente au fond, a fait un travail important sur les conflits d'intérêt, et examinera ces propositions en tant que de besoin.

Les Etats membres seraient également tenus de créer un organe indépendant unique, dénommé « organe de contrôle », aux pouvoirs très larges. Les pouvoirs adjudicateurs auraient l'obligation de lui transmettre tous les marchés supérieurs à un certain seuil. Il pourrait saisir la justice s'il constatait une infraction, signaler les cas de fraude, de corruption et de conflits d'intérêt. Il aurait pour mission d'examiner les plaintes des particuliers et des entreprises, et contrôlerait les décisions juridictionnelles et administratives pour vérifier qu'elles sont compatibles avec les décisions de la Cour de justice. La Commission pourrait aussi faire appel à lui dans certains cas. Le groupe de travail « subsidiarité » n'a pas jugé contraire au principe de subsidiarité la création de cet organe de contrôle, estimant qu'il pourrait être utile pour faire respecter la législation sur les marchés publics dans certains Etats membres. J'entends cet argument réaliste, mais, dans le paysage institutionnel français, cet organe hybride, mi-administratif, mi-judiciaire, détonnerait ; il serait coûteux et d'une utilité limitée, puisque les marchés publics sont déjà soumis dans notre pays à un contrôle rigoureux. Je propose donc que le principe d'un organe de contrôle soit maintenu, mais que chaque Etat puisse, avec l'accord de la Commission, choisir une autre formule mieux adaptée à sa situation. La proposition de directive offre la même souplesse sur d'autres points, autorisant par exemple les Etats membres à ne pas introduire la procédure négociée dans leur législation s'ils ne la jugent pas utile ou opportune.

Je serai plus rapide sur la proposition de directive relative aux concessions de services, dont l'esprit même est contestable. Contrairement aux assurances de la Commission, le cadre proposé n'a rien de léger : le texte comporte 53 articles et des annexes. Des pans entiers sont purement et simplement calqués sur les directives « Marchés publics », notamment en ce qui concerne la publication, la coopération public-public, le contrôle... Le seuil d'application est relativement bas : 5 millions d'euros calculés sur le cycle de vie de la concession.

Les dispositions les plus contestables concernent la négociation et l'attribution. La « loi Sapin » laisse une grande liberté aux autorités adjudicatrices dans le respect des grands principes des traités. Elle ne prévoit pas de pondération ex ante des critères d'attribution, ce qui place le délégant dans une position de force lors de la négociation. La proposition de directive bouleverse cet équilibre. Reprenant très exactement les textes « Marchés publics », elle règle dans le détail la phase de négociation et impose la pondération des critères, sauf exception. Pourtant, la Commission n'a cessé de répéter dans la phase préparatoire que la loi française était le modèle à suivre... Je vous propose donc de réitérer notre nette opposition à ce projet.

Deux autres points de moindre importance méritent notre attention. Le premier concerne les services culturels. Les propositions de directive relatives aux marchés publics les soumettent, je l'ai dit, à un régime allégé, au même titre que les services sociaux. Le texte sur les concessions prévoit lui aussi un régime allégé pour les services sociaux, mais il est ambigu sur les services culturels, comme me l'a signalé le groupe de travail sur le financement des services culturels récemment créé par la commission de la culture, et dont notre collègue Catherine Morin-Desailly est membre. Il convient de lever cette incertitude.

J'évoquerai enfin la situation particulière de GrDF et d'ErDF. La législation européenne a confirmé le monopole des opérateurs traditionnels pour la distribution de gaz naturel en zone de desserte historique et pour la distribution d'électricité. Afin de ne pas remettre en cause ces monopoles dans l'Union européenne, l'article 8 de la proposition de directive exclut de son champ ce type de concession de services, mais il est rédigé de telle manière que les opérateurs exclus doivent être eux-mêmes des entités adjudicatrices. Or ni GrDF, ni ErDF ne sont des entités adjudicatrices, mais des concessionnaires. Ce sont les communes qui concèdent la distribution de gaz à GrDF et d'électricité à ErDF. C'est un point de détail technique, mais assez sensible.

Pour toutes ces raisons, je vous propose d'adopter la proposition de résolution qui vous a été transmise mardi.

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