Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Économie finances et fiscalité — Évolution du régime de la fiscalité des entreprises en irlande - communication de m. jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet, président :

Mes chers collègues, le taux d'imposition des sociétés est établi en Irlande à 12,5 %. Ce faible taux constitue comme vous le savez, un des fondements du modèle économique irlandais. Alors qu'il atteignait 20 % dans les années 1990, il a été abaissé en deux temps : 16 % en 2002 puis 12,5 % l'année suivante. Il renforce indéniablement l'attractivité du territoire. 5 % de la population travaillent ainsi pour des entreprises étrangères, principalement américaines : Apple, eBay, Google, Intel, Microsoft ou Twitter. Je vous rappelle que les États-Unis sont le premier investisseur étranger en Irlande. Cette attractivité a permis une mue économique sans précédent : terre essentiellement agricole, l'Irlande est devenue en une dizaine d'années la destination privilégiée des grandes entreprises du secteur tertiaire. On ne peut être dans un premier temps qu'admiratif devant un tel miracle économique.

D'ailleurs, au regard de l'impact économique et social de ce faible taux d'imposition, on peut comprendre l'attachement viscéral de la population irlandaise à son maintien. Souvenons-nous qu'en vue de l'organisation d'un second référendum sur le traité de Lisbonne après l'échec du premier tenu en juin 2008, l'Irlande avait obtenu que cette spécificité fiscale, comme ses positions sur le droit à la vie ou la neutralité militaire d'ailleurs, soit garantie par l'Union européenne. Ce qui fut fait à l'occasion du Conseil européen de Bruxelles des 18 et 19 juin 2009.

La question du taux n'a, par ailleurs, pas été abordée en novembre 2010 au cours des négociations avec l'Union européenne et le Fonds monétaire international pour l'octroi d'une aide internationale en vue de juguler la crise qu'affrontait le pays. Nous avions auditionné à l'époque l'ambassadeur irlandais qui avait évacué fermement cette question. L'Irlande a en effet souhaité sortir de celle-ci en misant sur une dévaluation interne, une augmentation de la fiscalité pesant sur les ménages et le maintien de son attractivité. Les citoyens irlandais sont d'ailleurs aujourd'hui préoccupés par l'augmentation des impôts locaux et la taxation de l'eau. L'attractivité du territoire a d'ailleurs tiré la croissance et permis de relancer l'économie. Une augmentation du PIB de 4,5 % est attendue à la fin de l'année 2014. Cela laisse rêveur... Je vous rappelle par ailleurs que l'Irlande est sortie du plan d'aide international en décembre 2013 et effectué un retour gagnant sur les marchés financiers. Elle y emprunte à des taux historiquement bas, en deçà de ceux obtenus par le Royaume-Uni et les États-Unis.

Pour autant, une question demeure : le taux de l'impôt sur les sociétés effectivement acquitté par les multinationales atteint-il véritablement 12,5 % ?

Cette question n'est pas anodine dans le cadre des débats internationaux sur l'évasion fiscale, menés notamment au sein de l'OCDE et du G20. Ceux-ci n'ont in fine pas été sans conséquence sur cette question de l'imposition sur les sociétés en Irlande.

Je pense notamment à la présentation en octobre 2013 par l'OCDE de son plan d'action contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, résumé en anglais par l'acronyme BEPS. Il s'agit aux yeux de l'OCDE de déterminer si les règles fiscales dans un pays donné permettent un découplage entre le lieu où les bénéfices imposables sont déclarés à des fins fiscales et le lieu où l'activité qui les génère se déroule effectivement.

Les enquêtes lancées par le Congrès américain en 2013 puis plus récemment par la Commission européenne en juin 2014 sur Apple ont également replacé cette question dans le débat politique interne irlandais. Les sociétés Google, Facebook ou LinkedIn sont également en ligne de mire.

La différence entre taux théoriquement appliqué et acquittement effectif de l'impôt est rendue possible par le droit fiscal irlandais via le principe du « double irish ». Celui-ci permet aux entreprises étrangères de s'établir juridiquement en Irlande tout en disposant d'un centre de management effectif à l'extérieur du pays. Elles ne seront pas, dans ces conditions, domiciliées fiscalement en Irlande. Elles déclarent dans ces pays tiers tout ou partie de leurs profits. En utilisant cette faculté, Google est ainsi enregistrée fiscalement aux Bermudes et Apple est domiciliée aux îles Vierges britanniques.

Apple et Google sont aux yeux des États-Unis la face émergée de l'iceberg de l'optimisation fiscale. L'administration américaine a, en effet, décidé en juillet 2014 de lutter contre ce qu'elle appelle l'inversion fiscale, à savoir l'installation de sociétés américaines dans des pays attractifs. Le président Obama visait nommément les sociétés américaines qui devenaient « magiquement irlandaises ». Sur 13 opérations d'inversion fiscale pratiquées par des entreprises américaines depuis 2013, 9 concernent l'Irlande. L'équipementier Medtronic, les entreprises pharmaceutiques Abbvie, Actaivis, Myal et Perrigo ou le négociant Chiquita sont ainsi directement visés. Les chiffres fournis par la commission d'enquête du Congrès sont par ailleurs révélateurs du manque à gagner fiscal : si au regard des statistiques irlandaises, les profits déclarés et imposés des entreprises américaines en Irlande s'élevaient à 40 milliards de dollars en 2011, ceux-ci s'élèvent en réalité à 147 milliards de dollars. 100 milliards de dollars se sont donc évaporés...

La Commission européenne se focalise, quant à elle, sur les accords fiscaux passés entre Apple et le gouvernement irlandais en 1991 et en 2007. Il s'agit désormais pour elle de déterminer si ces accords peuvent être assimilés à des aides d'État. Ils concernent le mode de calcul de l'assiette fiscale des filiales. La filiale irlandaise d'Apple a ainsi enregistré un bénéfice de 16,6 milliards d'euros en 2011. Son assiette fiscale irlandaise était cependant limitée à une somme comprise entre 50 et 60 millions d'euros. Au terme des investigations de la Commission européenne, il apparaît que le taux de l'imposition dont s'acquittait Apple était plus proche de 2 % que de 12,5 %.

Venons-en maintenant à la réaction irlandaise à cette campagne internationale visant directement le pays. Je vous ai indiqué tout à l'heure que le faible taux d'imposition sur les sociétés faisait l'objet d'un consensus au sein de la société irlandaise. Celui-ci ne tient cependant qu'à condition que les entreprises s'en acquittent effectivement, alors que la pression fiscale pesant sur les ménages n'a cessé de croître depuis le déclenchement de la crise. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la presse irlandaise ait largement relayé les travaux du Congrès américain, de l'OCDE et de la Commission européenne.

Les autorités irlandaises ont de fait répondu en trois temps à la polémique.

Un rapport du ministère des finances publié en avril 2014 est venu tout d'abord tempérer les conclusions américaines en soulignant que le taux de l'impôt sur les sociétés effectivement acquitté par les multinationales était établi entre 10,7 et 10,9 %.

Le gouvernement a ensuite lancé une consultation publique en mai 2014 sur la compétitivité du régime fiscal en Irlande.

Enfin, fort des conclusions de cette consultation, le gouvernement irlandais a acté la suppression du principe du double irish dans le budget 2015. Ce geste a été salué par l'OCDE.

Reste désormais à savoir si l'attractivité du territoire irlandais sera toujours aussi forte avec la suppression du double irish. Trois éléments tempèrent pourtant une vision pessimiste de la situation mais aussi toute idée de convergence fiscale avec les autres États membres.

Le premier concerne le taux d'imposition sur les sociétés qui est maintenu à 12,5 %. Il reste ainsi un des plus faibles d'Europe avec Chypre et la Lettonie.

Le deuxième vise les modalités de la suppression du double irish. Celle-ci ne sera effective qu'à compter du 1er janvier 2021 pour les entreprises déjà installées sur le sol irlandais. Les multinationales disposent donc de cinq ans pour anticiper les conséquences du retrait de cette disposition.

Par ailleurs, ces multinationales, pour la plupart axées sur l'innovation, devraient pouvoir bénéficier à partir du 1er janvier 2016 d'un nouveau régime fiscal, la Knowledge-development box, qui rappelle la patent box ou « boîte à brevets » britannique. Celle-ci prévoit un taux réduit d'imposition sur les revenus provenant de brevets. Ce taux s'établit à 10 % au Royaume-Uni. L'Irlande souhaite qu'il atteigne 6,25 %. Dublin attend néanmoins que l'Union européenne approuve ce nouveau mécanisme. La Commission européenne avait autorisé en 2008 la création d'un dispositif semblable en Espagne. Elle a néanmoins estimé en mars 2014 que ce régime pouvait constituer une aide d'État et lancé en conséquence une étude des dispositifs en vigueur au sein des États membres. Cette initiative a été appuyée par le Conseil Ecofin en juin. Je vous rappelle qu'en France, le taux d'imposition des sociétés tirant leurs revenus de la concession de licences d'exploitation de brevets, d'inventions brevetables ou de perfectionnements qui y ont été apportés, ou de certains procédés de fabrication industriels a été ramené à 15 %.

En attendant la validation européenne, le Parlement irlandais envisage une extension de l'abattement sur les revenus tirés de la propriété intellectuelle. Le dispositif actuellement en vigueur en Irlande prévoit un abattement sur ces revenus correspondant à 80 % des dépenses engagées pour acquérir les droits de propriété intellectuelle correspondant. 249 entreprises ont utilisé cette disposition en 2012. Le projet actuellement en débat table sur un abattement de 100 %.

Un crédit d'impôt - recherche, reprenant les principes du dispositif français, sera par ailleurs mis en place au 1er janvier prochain. Il équivaudra à 25 % des dépenses en recherche et développement.

L'ensemble de ces mesures traduit bien la volonté de compenser la suppression du double irish. Celle-ci apparaît avant tout comme une réponse politique aux pressions, en particulier américaines. Elle ne saurait constituer un bouleversement de son modèle économique. Elle ne règle pas, par ailleurs, la question des accords fiscaux passés entre Dublin et certaines entreprises à l'image d'Apple. Ces mêmes accords que l'on retrouve notamment au Luxembourg via les tax rulings ou dans des pays dont la réputation financière est moins sulfureuse comme les Pays-Bas.

C'est sur ce point que je voudrais conclure mon propos. Si la stratégie d'optimisation fiscale élaborée par Google fait apparaître le rôle déterminant du double irish, elle met également en avant le principe dit du sandwich hollandais. Cette formule renvoie à la fiscalité néerlandaise qui ne prévoit pas de taxe visant les flux de capitaux sortant du pays vers des États non membres de l'Union européenne, contrairement à la législation irlandaise. Il s'agit donc d'une porte de sortie idéale vers les paradis fiscaux. La Banque centrale néerlandaise estimait à 10 000 milliards d'euros le montant des profits placés par des groupes au sein de 14 300 sociétés créées aux Pays-Bas en vue d'un transfert de fonds à l'extérieur. Ces coquilles vides juridiques très faiblement taxées rapportent 1 milliard d'euros chaque année à l'État. Le laboratoire pharmaceutique Merck détient ainsi 54 filiales aux Pays-Bas, et a fait transiter plus de 7 milliards d'euros de royalties entre les pays européens et les Bermudes, via Amsterdam. Les sociétés Yahoo, Dell ou Nike utilisent également cette option.

Cet exemple vient souligner qu'il n'existe pas de pays totalement vertueux dans le domaine fiscal. La crise économique et financière que nous traversons appelle pourtant à l'élaboration de stratégies innovantes en la matière afin d'éviter toute évasion et permettre aux États de maximiser leurs recettes.

La convergence fiscale entre les 28 États membres doit constituer un horizon. Il conviendra dans un premier temps d'évaluer la réponse de la Commission européenne aux projets britannique et irlandais de patent box. S'il a pu être conçu comme une réponse à la crise en Espagne, ce dispositif est-il amené à perdurer en cas de retour de la croissance ?

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