L'ordre du jour appelle, en premier lieu une communication de notre collègue André Reichardt sur la surveillance des frontières et le sauvetage des migrants en Méditerranée.
Cette question est très importante. Nous sommes tous marqués par ces drames épouvantables qui endeuillent régulièrement l'actualité. Ces migrants sont d'abord les victimes de réseaux criminels organisés qui n'hésitent pas à exposer gravement la vie d'êtres humains, des enfants en particulier. C'est donc l'enjeu humanitaire qui vient d'abord à l'esprit lorsque l'on aborde cette question.
En octobre 2013, l'Italie a lancé une opération militaire et humanitaire, dénommée « Mare Nostrum » à la suite d'un dramatique naufrage qui a coûté la vie à 366 migrants à Lampedusa.
Au-delà, l'enjeu pour l'Union européenne est de savoir si elle entend se doter de la capacité de surveiller et donc maîtriser ses frontières. C'est donc tout l'intérêt de cette communication qui va nous permettre d'avoir des éléments d'information sur l'opération TRITON qui a été annoncée en août dernier et qui sera coordonnée par l'agence FRONTEX.
Je rappelle par ailleurs que nous avons mis en place un groupe de travail sur cette question importante des migrations. Animé par André Reichardt, il est en outre composé de Michel Billout, Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte.
Notre rapporteur nous indiquera donc quels sont les thèmes identifiés par le groupe et comment il entend travailler.
Vous avez la parole.
Cette communication a pour principal objet la surveillance des frontières et le sauvetage des migrants en Méditerranée. Toutefois, j'évoquerai d'abord, comme l'a indiqué le président Bizet, le contexte dans lequel s'inscrit la création de notre groupe de travail, ses objectifs et son calendrier.
La question des migrations, de la liberté de circulation et de l'asile, à l'échelle de l'Union européenne, est souvent marquée du sceau de l'imprécision (l'évaluation des migrations clandestines, par définition), du non-dit (ce que les textes prescrivent et ce que font les États, en réalité), de l'ambiguïté (certaines stratégies ou politiques ont des finalités qui peuvent apparaître contradictoires), voire même parfois de la controverse idéologique sur la légitimité même d'une régulation ou d'un encadrement normatif.
Notre groupe de travail dont les travaux pourront s'échelonner sur la période 2014-2015 s'emploiera à débroussailler les données objectives disponibles et les objectifs « atteignables », à échéance raisonnable, dans un domaine qui fut longtemps, au plan européen, le « troisième pilier », relevant principalement de la souveraineté des États et donc de la « méthode intergouvernementale ».
Une certaine « communautarisation » s'est ébauchée au début des années 2000 avec la création d'agences européennes décentralisées (EUROPOL en 1999 devenu agence communautaire en 2009, FRONTEX en 2004, le collège européen de police - CEPOL - en 2005), mais les orientations fondamentales ont continué à être décidées par les États dans le cadre des Conseils « Justice et affaires intérieures (JAI) » et des Conseils européens même si - depuis le traité de Lisbonne - le rôle de la Commission, en tant que force principale de proposition, et du Parlement européen, en tant que législateur, s'est bien sûr fortement accru.
Notre objectif principal pourrait être d'évaluer la valeur ajoutée que peut ou pourrait apporter l'Union européenne sur des sujets devenus très sensibles dans les opinions publiques, en particulier dans l'espace Schengen.
Les questions des migrations légales ou illégales, de l'exercice du droit d'asile ou du contrôle des frontières extérieures de l'Union sont loin d'avoir été négligées par l'Union européenne au cours des vingt dernières années.
C'est sur une proposition de la Commission que le Conseil a créé, en 2005, un consensus autour d'une « approche globale des migrations et de la mobilité (AGMM) » qui a donné naissance, en 2008, à l'initiative de la France, à un « pacte européen sur l'immigration et sur l'asile ».
Deux paquets législatifs en cours de finalisation s'efforcent d'établir un certain nombre de règles communes : l'un concerne l'asile (adopté par le Parlement européen en juin 2013), l'autre concerne les visas.
Pour l'heure, il existe toujours 28 procédures différentes pour l'instruction des visas dans l'Union européenne, 28 procédures d'instruction des demandes d'asile, et autant de politiques (ou plutôt de dispositifs opérationnels) de contrôle des frontières extérieures de l'Union que d'États membres concernés. Chaque État membre délivre une autorisation de séjour ou accorde une protection internationale sur son territoire. Il n'existe pas encore (si l'on excepte le visa dit « Schengen » de court séjour de moins de 3 mois pour des motifs touristiques, d'affaires ou de famille) d'autorisation de séjour « Schengen » ou d'asile « Schengen ». Les pays de l'Union européenne jouissent toujours de la souveraineté étatique et de son corollaire, le droit de décider qui peut pénétrer sur son territoire.
Cela étant dit, la liberté de circulation au sein de l'espace « Schengen » fait que les décisions prises par les États membres « impactent » nécessairement l'ensemble des autres États membres. Le ressortissant d'un État tiers qui bénéficie d'une décision d'accueil dans un État de l'Union ne rencontre aucune difficulté pratique pour se rendre dans un autre État de l'Union. Dans ces conditions, proposent certains, pourquoi ne pas « communautariser » ces décisions encore régaliennes en étendant leurs effets à l'ensemble du territoire de l'Union européenne ?
On est encore loin de cette « intégration ». La politique de « chacun chez soi » pour ne pas dire du « chacun pour soi » continue très largement de prévaloir et ce, sans doute, tant que l'action de l'Union n'aura pas fait la preuve de l'utilité de la « mutualisation ».
Car la force et les moyens de l'Union européenne sont ceux que les États membres lui consentent. Un chiffre est très révélateur. Il concerne le budget européen consacré aux opérations de surveillance des frontières extérieures. Les moyens dont dispose l'agence européenne - FRONTEX - à cet effet représentent, en 2014, 0,14 % du budget américain dédié à la surveillance des frontières terrestres et maritimes !
Dans une récente interview accordée à cinq quotidiens européens, la nouvelle Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Federica Mogherini, a évoqué la question de l'afflux des migrants et de l'instabilité que ce phénomène pourrait générer en Europe : « La politique de migration relève de la politique intérieure [des États], mais il faut s'intéresser aux racines du phénomène et développer une politique de relations extérieures pour traiter avec les pays de transit ou faire en sorte, par une politique de développement, que les gens soient moins tentés par l'exil. »
À une autre question relative au fait que les récents débats sur l'immigration avaient montré le peu d'intérêt de certains pays de l'Union européenne pour une action commune, Mme Federica Mogherini a ainsi répondu : « Le projet européen repose sur le partage de valeurs et d'intérêts communs. Partager les valeurs européennes est simple, les intérêts un peu moins... Or, ils existent et la gestion des flux migratoires en fait partie. Les citoyens européens savent bien que plus aucun pays ne peut gérer seul les défis immenses qui sont à nos portes. »
Ces déclarations résument assez bien la position actuelle de l'Union européenne sur la question des défis migratoires.
On rappellera encore que lors du Conseil Justice/Affaires intérieures des 9 et 10 octobre derniers, les ministres, sur le dossier de la pression migratoire, sont parvenus à un consensus sur des conclusions comprenant trois axes majeurs : le renforcement de la coopération avec les pays tiers (pays de départ et pays de transit) ; la défense des frontières extérieures de l'Union européenne ; la responsabilité de chaque État membre dans l'identification des migrants.
Outre moi-même, notre groupe de travail se composerait de MM. Philippe Bonnecarrère, Jean-Yves Leconte et Michel Billout.
Il pourrait se pencher sur les questions relatives :
- aux voies légales des migrations dans l'Union européenne ; on sait que ce volet est en cours de réexamen. Ces voies légales pourraient être facilitées et encouragées. On envisage aussi la création d'une « carte bleue » européenne qui s'apparenterait à la « carte verte américaine » ;
- à l'exercice du droit d'asile dans l'Union européenne ;
- à la situation des personnes les plus fragiles pour lesquelles un effort particulier doit être consenti (il s'agit notamment des mineurs isolés sur le territoire de l'Union) ;
- enfin à l'espace Schengen et à la libre circulation dans cet espace sujet qui, lui aussi, mérite examen et fera l'objet de propositions.
Je souhaite pour ma part me concentrer sur cette question de l'espace Schengen et des conditions d'accès à cet espace, sujet qui, lui aussi, est en pleine actualité.
J'en viens au sujet principal de cette communication qui a trait à l'opération TRITON et plus généralement à la protection des migrants en Méditerranée. On se rappelle que c'est à la suite du dramatique naufrage du 3 octobre 2013 à Lampedusa qui a coûté la vie à 366 migrants que l'Italie, une des portes d'entrée principale de l'immigration clandestine sur le continent européen, a décidé une vaste opération militaire et humanitaire conduite par la « Marina militare » à partir du 15 octobre 2013.
Des moyens militaires importants ont été déployés. Au total 32 navires ont participé, à tour de rôle, à « Mare nostrum » avec le soutien de deux sous-marins ainsi que des avions et des hélicoptères. En moyenne, 900 soldats italiens ont été quotidiennement mobilisés. D'après la marine italienne, cette opération a permis d'interpeller 351 passeurs et d'identifier 400 autres personnes (soit en tout plus de 750 trafiquants), de secourir plus de 150 000 personnes soit une moyenne de près de 400 par jour.
Un quart des migrants concernés venait de Syrie et un autre quart d'Érythrée. Les autres réfugiés étaient Maliens, Nigérians, Gambiens, Palestiniens, Somaliens... L'opération « Mare nostrum » n'a pas totalement empêché que se produisent de nouveaux drames : quelque 3 300 migrants auraient ainsi trouvé la mort en Méditerranée sur la période octobre 2013-octobre 2014. Comme on le sait, l'opération a été relativement coûteuse pour l'Italie : plus de 9 millions d'euros par mois pris en charge par le budget de la défense, soit quelque 114 millions d'euros au total selon les autorités italiennes.
Après bien des hésitations et, parfois, des déclarations contradictoires, le gouvernement italien, conformément à ce qu'il avait annoncé, a mis fin à l'opération « Mare nostrum » le 1er novembre dernier même si, comme l'a assuré le ministre italien de l'intérieur, l'Italie devrait continuer à procéder à des recherches et à des opérations de sauvetage en mer.
Auditionné par la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen, le directeur général de l'agence FRONTEX, M. Gil Arias-Fernández a présenté le 4 septembre dernier la nouvelle opération TRITON destinée à aider l'Italie à faire face à l'afflux de migrants. Cette opération qui a été annoncée dès le 27 août 2014 n'a pas vocation à remplacer « Mare nostrum » (contrairement à certaines déclarations du ministre italien de l'intérieur qui a évoqué un « passage de relais »). Ni la mission ni les ressources de FRONTEX ne permettent d'ailleurs un tel remplacement. L'opération TRITON couvrira les zones d'opérations des deux précédentes opérations de recherche et de sauvetage déjà conduites par l'Agence européenne c'est-à-dire l'opération « Hermès », au sud de la Sicile et près des îles de Lampedusa et Pantelleria, et l'opération « Aeneas », sur les côtes de la Calabre et de l'Apulie. Ces deux opérations, auxquelles 22 États membres ont participé, étaient arrivées à terme à la fin du mois de septembre même si l'opération Hermès, quant à elle, a été prolongée jusqu'à la fin du mois de novembre en raison de la pression migratoire accrue.
« Mare nostrum » a opéré dans les eaux internationales jusqu'aux côtes libyennes avec un déploiement naval à grande échelle. La nouvelle opération TRITON, placée sous commandement italien, déploierait 7 navires, 4 avions et 1 hélicoptère. Elle sera plus proche des frontières européennes et devrait coûter environ 2,9 millions d'euros par mois. Huit pays de l'Union européenne (France, Espagne, Finlande, Portugal, Irlande, Pays-Bas, Lituanie et Malte) ont proposé jusqu'à présent de mettre des moyens à la disposition de l'opération. D'autres pays de l'espace Schengen devraient envoyer 65 enquêteurs pour aider l'Italie à identifier et enregistrer les migrants à leur arrivée, en particulier par la prise des empreintes.
Pour M. Gil Arias-Fernández la différence fondamentale entre TRITON et « Mare nostrum » réside dans le fait que cette dernière était une opération de recherche et de sauvetage tandis que la première a vocation à se focaliser sur le contrôle des frontières mêmes si cela n'exclut nullement des opérations de sauvetage puisque « sauver des vies reste une priorité absolue ». Toutefois, a-t-il précisé, les navires de patrouille ne seront pas à même de prendre à bord des centaines de migrants.
M. Gil Arias-Fernández a déclaré que le nombre de départs, notamment en provenance d'une Libye qui ne contrôle plus du tout ses frontières, avait drastiquement augmenté depuis le lancement de l'opération « Mare nostrum » qui a été, selon lui, un « facteur d'incitation pour les passeurs ». Ces derniers, a-t-il estimé, ont abusé de la proximité de la Libye avec le champ d'opérations de « Mare nostrum », par exemple en mettant moins d'essence et moins d'eau à disposition des migrants dans l'espoir qu'ils seront secourus de toute façon, ce qui a, au demeurant, augmenté les risques.
Le nombre de détections de franchissements illégaux aurait été 2,5 fois plus élevé à la fin de juillet 2014 que sur toute l'année 2013. Dans les sept premiers mois de 2014, plus de 121 000 personnes ont été en effet détectées contre 107 000 pour 2013. Si la tendance se poursuit, le nombre de détections pourrait être en 2014 plus élevé qu'en 2011, année « record » durant laquelle 115 000 migrants ont tenté de franchir les frontières de l'Union européenne.
Le directeur général de FRONTEX a insisté sur le fait que le budget de l'agence, qui a atteint, en 2014, 89,2 millions d'euros, sera ainsi complètement épuisé. Il a rappelé que FRONTEX n'avait ni équipement ni gardes-frontières. Il coordonne simplement les ressources mises à disposition par les États membres.
Pour conclure ce bref aperçu, on soulignera que l'arrêt de l'opération « Mare nostrum » n'a pas été sans susciter l'inquiétude de plusieurs ONG. Pour Amnesty international, par exemple : « L'opération TRITON n'a pas pour vocation de répondre aux besoins de milliers de migrants et de réfugiés et en particulier de ceux qui fuient la guerre et les persécutions au Moyen-Orient et en Afrique. Penser que cette opération de FRONTEX pourrait remplacer « Mare nostrum » risque d'avoir des conséquences catastrophiques en Méditerranée ».
Relevons, enfin, que le gouvernement britannique a fait savoir qu'il ne participerait pas à l'opération TRITON. Pour la Secrétaire d'État aux affaires étrangères britannique, ce type d'opérations « est un facteur d'attraction involontaire, encourageant plus de migrants à tenter la dangereuse traversée de la mer et conduisant donc à plus de morts tragiques et inutiles. La position britannique est de se concentrer sur les pays d'origine et de transit et de lutter contre les passeurs ».
Je note, au vu de cette déclaration, que les « justes motifs » budgétaires semblent prévaloir sur les « justes motifs » humanitaires. Je relève ensuite que le coût de l'opération TRITON s'élèverait à 2,9 millions d'euros contre 9 millions d'euros pour « Mare nostrum ». Il y a là, à l'évidence, une grande différence. La solution, nous le savons, ce serait que la situation économique des pays de départ soit suffisamment attractive pour les jeunes en particulier issus des pays d'Afrique. On en revient au rôle que pourrait jouer, si l'on s'en donnait les moyens, l'Union pour la Méditerranée. Relevons, au passage, qu'un pays comme le Maroc apparaît comme un pays émergent et résilient qui a plutôt bien réussi l'adaptation de sa société.
La communication que nous venons d'entendre constitue une étape. À l'issue de ses travaux, le groupe de travail sur l'évaluation de l'espace Schengen nous présentera un rapport et peut-être une résolution européenne.
Toute l'Union européenne est concernée par le problème des migrations.
Jusqu'à présent, des pays comme la Grèce, l'Italie où Malte n'ont guère bénéficié de la solidarité des autres États membres. Et pourtant, les frontières extérieures de l'Europe sont des frontières communes. Au-delà de l'aspect humanitaire qui nous interpelle tous, il importe d'encourager une « prise en charge européenne » qui paraît bien lente à se mettre en place. Je pense aussi que la relance de l'Union pour la Méditerranée pourrait apporter des solutions.
Il convient d'être modeste sur un sujet comme celui-là. Mais, à l'évidence, les États membres du nord de l'Europe, moins exposés, devraient mieux assumer leurs responsabilités.
Nous assistons, hélas, à un véritable désastre humain et politique qui met en cause l'idée même que nous nous faisons de l'Europe.
La position anglaise a le mérite de la franchise. Mais ne sommes-nous pas tous, un peu, dans cet état d'esprit ? Je me suis rendu en mission à Ceuta et à Melilla : j'ai constaté que les Espagnols étaient complètement « livrés à eux-mêmes ». Les moyens dont ils disposent pour éviter les pénétrations clandestines dans l'espace européen sont dérisoires.
Rappelons qu'il existe toujours 28 procédures de délivrance des visas « Schengen ». L'Europe ne parvient toujours pas à délivrer un visa « Schengen » commun !
Je relève encore qu'avec l'opération TRITON, il y aura moins d'opérations de sauvetage. Dans ces conditions, que pouvons-nous faire ? À tout le moins, faire pression sur le gouvernement pour qu'il tente d'obtenir un consensus européen sur une véritable politique commune en la matière. Pour l'heure, on ne peut que constater le manque d'enthousiasme des uns et des autres.
La façon dont l'Europe traite la question des migrations clandestines n'est pas du tout satisfaisante. À cet égard, ni la Commission ni le Conseil ne semblent être vraiment sensibilisés avec une claire conscience des enjeux.
Il faut comprendre, par exemple, que les migrants de Calais ont traversé cinq ou six pays de l'Union européenne avant d'arriver sur nos côtes. Ils ont d'ailleurs souvent un bon niveau de formation et possèdent de la famille ou des amis en Grande-Bretagne. D'où leur tentative de gagner ce pays par tous les moyens. Il faut rappeler, au surplus, que le système d'accueil anglais est très attractif. Dans ces conditions, on peut dire que la Grande-Bretagne sous-traite à la France le rôle du « gendarme ». Ce n'est pas normal.
Il faut aussi impérativement lutter contre les passeurs qui savent remarquablement s'organiser en proposant par exemple des tarifs différenciés en fonction du nombre de tentatives de pénétration illégale. Il convient de mettre en place un véritable partenariat avec nos voisins pour les reconduites à la frontière, par exemple.
Ce dont nous avons besoin c'est une prise de conscience et une volonté commune de trouver des réponses aux défis qui nous sont lancés.
Soulignons encore que la pression migratoire et l'obligation d'accueil pèsent d'abord sur les collectivités territoriales.
Il est de notre devoir d'exercer une pression permanente sur les autorités européennes et nationales pour que l'on puisse enfin dégager des solutions.
Ce problème des migrations clandestines, c'est un peu le « tonneau des Danaïdes ». Je ferai trois observations :
- des progrès sont possibles en matière d'aide au développement en particulier en direction des pays du pourtour méditerranéen. Hélas, contexte budgétaire oblige, les crédits consacrés à l'aide au développement sont aujourd'hui plutôt rognés ;
- la lutte contre l'immigration clandestine passe aussi par une meilleure coordination européenne dans la lutte contre les mafias qui existent tant dans les pays d'origine que dans les pays d'accueil ;
- enfin, s'agissant des migrants qui sont malgré tout parvenus à franchir illégalement les frontières de l'espace européen, il faut les traiter avec l'humanité qui s'impose. Cette question représente un défi pour nos valeurs ainsi que pour l'idéal européen.
Face aux migrations clandestines, l'espace « Schengen » n'est pas le problème ; il est plutôt la solution car s'il n'existait pas, les différents pays de l'Europe se renverraient les migrants de frontières en frontières. Ce qu'il nous faut, ce sont des règles efficaces et surtout une politique commune en matière de visas par exemple.
Je souhaite d'autre part que l'Europe demeure un espace attractif. Au demeurant, la pression migratoire qui vient du sud est un phénomène appelé à durer. Soyons conscients que les personnes concernées ont des raisons personnelles de migrer. Le fait que les pays d'origine puissent être politiquement stables ou enregistrent des progrès économiques n'est pas déterminant. Je note enfin que sous-traiter la gestion de l'afflux des migrants aux pays du Sud tels que la Grèce ou l'Italie ne constitue pas une solution : en effet, ces États, soumis à la pression, sont incités à délivrer facilement des visas de tourisme aux intéressés.
Je me suis rendue récemment à Calais dans le cadre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Nous avons rencontré les autorités locales et les services concernés. La situation est véritablement épouvantable pour les 2 400 migrants mais aussi pour la ville, ses élus et ses habitants. Il est urgent de susciter une intervention à l'échelle européenne.
Ce débat montre que la commission des affaires européennes a eu raison de mettre en place un groupe de travail sur l'espace « Schengen », l'immigration et l'asile. Nous nous efforcerons de formuler des préconisations et de présenter des propositions utiles même si, à l'évidence, les solutions aux questions de l'aide au développement ou de la volonté de migrer des jeunes des pays du pourtour méditerranéen ne sont pas de notre ressort.
Tout au long de nos travaux, nous présenterons à la commission des rapports d'étape qui devraient aboutir à un rapport et à un projet de résolution européenne.
Ce programme devrait permettre à la commission des affaires européennes de procéder à l'audition du nouveau commissaire européen en charge de l'immigration, M. Avramopoulos.
La présentation périodique de rapports d'étape par le groupe de travail me paraît une solution tout à fait satisfaisante.
Pour conclure ce débat, j'insisterai à nouveau sur le rôle positif qui pourrait être celui de l'Union pour la Méditerranée. L'intérêt de cette approche, me semble-t-il, a été insuffisamment expliquée à nos partenaires allemands.
Mes chers collègues, le taux d'imposition des sociétés est établi en Irlande à 12,5 %. Ce faible taux constitue comme vous le savez, un des fondements du modèle économique irlandais. Alors qu'il atteignait 20 % dans les années 1990, il a été abaissé en deux temps : 16 % en 2002 puis 12,5 % l'année suivante. Il renforce indéniablement l'attractivité du territoire. 5 % de la population travaillent ainsi pour des entreprises étrangères, principalement américaines : Apple, eBay, Google, Intel, Microsoft ou Twitter. Je vous rappelle que les États-Unis sont le premier investisseur étranger en Irlande. Cette attractivité a permis une mue économique sans précédent : terre essentiellement agricole, l'Irlande est devenue en une dizaine d'années la destination privilégiée des grandes entreprises du secteur tertiaire. On ne peut être dans un premier temps qu'admiratif devant un tel miracle économique.
D'ailleurs, au regard de l'impact économique et social de ce faible taux d'imposition, on peut comprendre l'attachement viscéral de la population irlandaise à son maintien. Souvenons-nous qu'en vue de l'organisation d'un second référendum sur le traité de Lisbonne après l'échec du premier tenu en juin 2008, l'Irlande avait obtenu que cette spécificité fiscale, comme ses positions sur le droit à la vie ou la neutralité militaire d'ailleurs, soit garantie par l'Union européenne. Ce qui fut fait à l'occasion du Conseil européen de Bruxelles des 18 et 19 juin 2009.
La question du taux n'a, par ailleurs, pas été abordée en novembre 2010 au cours des négociations avec l'Union européenne et le Fonds monétaire international pour l'octroi d'une aide internationale en vue de juguler la crise qu'affrontait le pays. Nous avions auditionné à l'époque l'ambassadeur irlandais qui avait évacué fermement cette question. L'Irlande a en effet souhaité sortir de celle-ci en misant sur une dévaluation interne, une augmentation de la fiscalité pesant sur les ménages et le maintien de son attractivité. Les citoyens irlandais sont d'ailleurs aujourd'hui préoccupés par l'augmentation des impôts locaux et la taxation de l'eau. L'attractivité du territoire a d'ailleurs tiré la croissance et permis de relancer l'économie. Une augmentation du PIB de 4,5 % est attendue à la fin de l'année 2014. Cela laisse rêveur... Je vous rappelle par ailleurs que l'Irlande est sortie du plan d'aide international en décembre 2013 et effectué un retour gagnant sur les marchés financiers. Elle y emprunte à des taux historiquement bas, en deçà de ceux obtenus par le Royaume-Uni et les États-Unis.
Pour autant, une question demeure : le taux de l'impôt sur les sociétés effectivement acquitté par les multinationales atteint-il véritablement 12,5 % ?
Cette question n'est pas anodine dans le cadre des débats internationaux sur l'évasion fiscale, menés notamment au sein de l'OCDE et du G20. Ceux-ci n'ont in fine pas été sans conséquence sur cette question de l'imposition sur les sociétés en Irlande.
Je pense notamment à la présentation en octobre 2013 par l'OCDE de son plan d'action contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, résumé en anglais par l'acronyme BEPS. Il s'agit aux yeux de l'OCDE de déterminer si les règles fiscales dans un pays donné permettent un découplage entre le lieu où les bénéfices imposables sont déclarés à des fins fiscales et le lieu où l'activité qui les génère se déroule effectivement.
Les enquêtes lancées par le Congrès américain en 2013 puis plus récemment par la Commission européenne en juin 2014 sur Apple ont également replacé cette question dans le débat politique interne irlandais. Les sociétés Google, Facebook ou LinkedIn sont également en ligne de mire.
La différence entre taux théoriquement appliqué et acquittement effectif de l'impôt est rendue possible par le droit fiscal irlandais via le principe du « double irish ». Celui-ci permet aux entreprises étrangères de s'établir juridiquement en Irlande tout en disposant d'un centre de management effectif à l'extérieur du pays. Elles ne seront pas, dans ces conditions, domiciliées fiscalement en Irlande. Elles déclarent dans ces pays tiers tout ou partie de leurs profits. En utilisant cette faculté, Google est ainsi enregistrée fiscalement aux Bermudes et Apple est domiciliée aux îles Vierges britanniques.
Apple et Google sont aux yeux des États-Unis la face émergée de l'iceberg de l'optimisation fiscale. L'administration américaine a, en effet, décidé en juillet 2014 de lutter contre ce qu'elle appelle l'inversion fiscale, à savoir l'installation de sociétés américaines dans des pays attractifs. Le président Obama visait nommément les sociétés américaines qui devenaient « magiquement irlandaises ». Sur 13 opérations d'inversion fiscale pratiquées par des entreprises américaines depuis 2013, 9 concernent l'Irlande. L'équipementier Medtronic, les entreprises pharmaceutiques Abbvie, Actaivis, Myal et Perrigo ou le négociant Chiquita sont ainsi directement visés. Les chiffres fournis par la commission d'enquête du Congrès sont par ailleurs révélateurs du manque à gagner fiscal : si au regard des statistiques irlandaises, les profits déclarés et imposés des entreprises américaines en Irlande s'élevaient à 40 milliards de dollars en 2011, ceux-ci s'élèvent en réalité à 147 milliards de dollars. 100 milliards de dollars se sont donc évaporés...
La Commission européenne se focalise, quant à elle, sur les accords fiscaux passés entre Apple et le gouvernement irlandais en 1991 et en 2007. Il s'agit désormais pour elle de déterminer si ces accords peuvent être assimilés à des aides d'État. Ils concernent le mode de calcul de l'assiette fiscale des filiales. La filiale irlandaise d'Apple a ainsi enregistré un bénéfice de 16,6 milliards d'euros en 2011. Son assiette fiscale irlandaise était cependant limitée à une somme comprise entre 50 et 60 millions d'euros. Au terme des investigations de la Commission européenne, il apparaît que le taux de l'imposition dont s'acquittait Apple était plus proche de 2 % que de 12,5 %.
Venons-en maintenant à la réaction irlandaise à cette campagne internationale visant directement le pays. Je vous ai indiqué tout à l'heure que le faible taux d'imposition sur les sociétés faisait l'objet d'un consensus au sein de la société irlandaise. Celui-ci ne tient cependant qu'à condition que les entreprises s'en acquittent effectivement, alors que la pression fiscale pesant sur les ménages n'a cessé de croître depuis le déclenchement de la crise. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la presse irlandaise ait largement relayé les travaux du Congrès américain, de l'OCDE et de la Commission européenne.
Les autorités irlandaises ont de fait répondu en trois temps à la polémique.
Un rapport du ministère des finances publié en avril 2014 est venu tout d'abord tempérer les conclusions américaines en soulignant que le taux de l'impôt sur les sociétés effectivement acquitté par les multinationales était établi entre 10,7 et 10,9 %.
Le gouvernement a ensuite lancé une consultation publique en mai 2014 sur la compétitivité du régime fiscal en Irlande.
Enfin, fort des conclusions de cette consultation, le gouvernement irlandais a acté la suppression du principe du double irish dans le budget 2015. Ce geste a été salué par l'OCDE.
Reste désormais à savoir si l'attractivité du territoire irlandais sera toujours aussi forte avec la suppression du double irish. Trois éléments tempèrent pourtant une vision pessimiste de la situation mais aussi toute idée de convergence fiscale avec les autres États membres.
Le premier concerne le taux d'imposition sur les sociétés qui est maintenu à 12,5 %. Il reste ainsi un des plus faibles d'Europe avec Chypre et la Lettonie.
Le deuxième vise les modalités de la suppression du double irish. Celle-ci ne sera effective qu'à compter du 1er janvier 2021 pour les entreprises déjà installées sur le sol irlandais. Les multinationales disposent donc de cinq ans pour anticiper les conséquences du retrait de cette disposition.
Par ailleurs, ces multinationales, pour la plupart axées sur l'innovation, devraient pouvoir bénéficier à partir du 1er janvier 2016 d'un nouveau régime fiscal, la Knowledge-development box, qui rappelle la patent box ou « boîte à brevets » britannique. Celle-ci prévoit un taux réduit d'imposition sur les revenus provenant de brevets. Ce taux s'établit à 10 % au Royaume-Uni. L'Irlande souhaite qu'il atteigne 6,25 %. Dublin attend néanmoins que l'Union européenne approuve ce nouveau mécanisme. La Commission européenne avait autorisé en 2008 la création d'un dispositif semblable en Espagne. Elle a néanmoins estimé en mars 2014 que ce régime pouvait constituer une aide d'État et lancé en conséquence une étude des dispositifs en vigueur au sein des États membres. Cette initiative a été appuyée par le Conseil Ecofin en juin. Je vous rappelle qu'en France, le taux d'imposition des sociétés tirant leurs revenus de la concession de licences d'exploitation de brevets, d'inventions brevetables ou de perfectionnements qui y ont été apportés, ou de certains procédés de fabrication industriels a été ramené à 15 %.
En attendant la validation européenne, le Parlement irlandais envisage une extension de l'abattement sur les revenus tirés de la propriété intellectuelle. Le dispositif actuellement en vigueur en Irlande prévoit un abattement sur ces revenus correspondant à 80 % des dépenses engagées pour acquérir les droits de propriété intellectuelle correspondant. 249 entreprises ont utilisé cette disposition en 2012. Le projet actuellement en débat table sur un abattement de 100 %.
Un crédit d'impôt - recherche, reprenant les principes du dispositif français, sera par ailleurs mis en place au 1er janvier prochain. Il équivaudra à 25 % des dépenses en recherche et développement.
L'ensemble de ces mesures traduit bien la volonté de compenser la suppression du double irish. Celle-ci apparaît avant tout comme une réponse politique aux pressions, en particulier américaines. Elle ne saurait constituer un bouleversement de son modèle économique. Elle ne règle pas, par ailleurs, la question des accords fiscaux passés entre Dublin et certaines entreprises à l'image d'Apple. Ces mêmes accords que l'on retrouve notamment au Luxembourg via les tax rulings ou dans des pays dont la réputation financière est moins sulfureuse comme les Pays-Bas.
C'est sur ce point que je voudrais conclure mon propos. Si la stratégie d'optimisation fiscale élaborée par Google fait apparaître le rôle déterminant du double irish, elle met également en avant le principe dit du sandwich hollandais. Cette formule renvoie à la fiscalité néerlandaise qui ne prévoit pas de taxe visant les flux de capitaux sortant du pays vers des États non membres de l'Union européenne, contrairement à la législation irlandaise. Il s'agit donc d'une porte de sortie idéale vers les paradis fiscaux. La Banque centrale néerlandaise estimait à 10 000 milliards d'euros le montant des profits placés par des groupes au sein de 14 300 sociétés créées aux Pays-Bas en vue d'un transfert de fonds à l'extérieur. Ces coquilles vides juridiques très faiblement taxées rapportent 1 milliard d'euros chaque année à l'État. Le laboratoire pharmaceutique Merck détient ainsi 54 filiales aux Pays-Bas, et a fait transiter plus de 7 milliards d'euros de royalties entre les pays européens et les Bermudes, via Amsterdam. Les sociétés Yahoo, Dell ou Nike utilisent également cette option.
Cet exemple vient souligner qu'il n'existe pas de pays totalement vertueux dans le domaine fiscal. La crise économique et financière que nous traversons appelle pourtant à l'élaboration de stratégies innovantes en la matière afin d'éviter toute évasion et permettre aux États de maximiser leurs recettes.
La convergence fiscale entre les 28 États membres doit constituer un horizon. Il conviendra dans un premier temps d'évaluer la réponse de la Commission européenne aux projets britannique et irlandais de patent box. S'il a pu être conçu comme une réponse à la crise en Espagne, ce dispositif est-il amené à perdurer en cas de retour de la croissance ?
Votre communication appelle trois remarques. Elle interpelle tout d'abord beaucoup sur la notion même de miracle économique irlandais, dont vous nous avez présenté les ressorts. L'installation d'entreprises américaines sur le sol européen peut apparaître séduisante. Mais à quel prix s'effectue-t-elle ?
Ma deuxième remarque portera sur l'effet de l'optimisation fiscale en faveur des entreprises. Celle-ci se fait au détriment des ménages. Il existe une réelle distorsion entre la fiscalité visant les entreprises et celle pesant sur les ménages.
Enfin, la mise en lumière de ces pratiques incite à une véritable convergence fiscale en vue de lutter contre le dumping. Par ailleurs, les États disposant d'une capacité à contourner la législation à leur avantage, il est indispensable que la Commission européenne soit encore plus rigoureuse pour examiner les outils fiscaux qu'ils développent.
Nos collègues François Marc et Claude Kern ont été nommés rapporteurs au sein de cette commission sur la question de la convergence fiscale. Ils pourront donc évaluer les progrès en la matière. La réponse de la Commission européenne sur la patent box pourrait également nous conduire, si elle était positive, à adopter une proposition de résolution européenne ou un avis politique.
La réunion est levée à seize heures trente.