Six textes, en effet, pour quatre problématiques distinctes. Une proposition de règlement abroge des dispositions comptables spécifiques aux entreprises de chemin de fer, qui n'ont jamais été appliquées en France. Une proposition de règlement et l'une des propositions de directive forment ensemble la dimension technique du quatrième paquet ferroviaire pour étendre les pouvoirs attribués à l'Agence ferroviaire européenne en matière de certification, notamment des équipements de sécurité. Le principal dossier est la généralisation du système européen de signalisation et de surveillance du trafic ferroviaire ERTMS (European Rail Traffic Management System). Les trois textes restants abordent deux problématiques essentielles : l'ouverture à la concurrence et la gouvernance de l'infrastructure ferroviaire.
À l'image de toute la législation de l'Union européenne relative à la concurrence, le quatrième paquet ferroviaire est placé sous le signe de la théorie néoclassique, fondée sur l'hypothèse d'un marché où il y a pour chaque producteur un niveau d'offre au-delà duquel les dépenses s'accroissent de façon plus que proportionnelle. Une entreprise en situation de monopole limite sa production à un niveau qui maximise son profit grâce à un prix de vente égal au coût marginal de production. En revanche, des entreprises concurrentes ne peuvent accroître leurs profits qu'en augmentant leur production, ce qui fait baisser le prix de marché, d'où l'intérêt pour les consommateurs de s'approvisionner sur un marché fortement concurrentiel.
Selon cette conception, plus on s'éloigne de la concurrence « pure et parfaite », plus l'offre est restreinte et plus les prix sont élevés. Pour échapper à ces conséquences funestes, les économistes néoclassiques préconisent d'introduire la concurrence où il n'y en a pas ; de la rétablir là où elle a disparu.
Or, les transports ferroviaires nécessitent des investissements considérables pour construire lignes, gares et ouvrages d'art, sans parler du matériel roulant. Une fois les investissements réalisés, ajouter des passagers supplémentaires dans un train ne coûte rien et reste sans incidence sur la qualité du service de transport, puisque des trains pleins roulent aussi vite que des trains à moitié vides. Si l'on veut à toute force trouver au moins l'apparence de rendements décroissants dans le domaine ferroviaire, il faut observer ce qui se passe les jours de gros départs en vacances. Ce que l'on constate est en fait une saturation du réseau, non la conséquence d'un prix de revient excessif pour l'opérateur. On bute sur un obstacle physique, pas sur une limite économique : même ce cas de figure ne rattache pas le chemin de fer aux théories néoclassiques.
Il n'est donc pas surprenant que la libéralisation du fret ferroviaire à l'échelle de l'Union européenne, opérée par référence au cadre conceptuel néoclassique, n'ait pas abouti au résultat escompté. Le recul du temps nous offre l'opportunité de connaître l'incidence réelle de l'ouverture à la concurrence depuis vingt ans de tout le fret ferroviaire, national et international, dans les 25 États membres concernés, ainsi qu'en Norvège : autoriser tout opérateur à présenter une offre commerciale sur telle liaison qu'il juge rentable n'a en rien profité au développement du fret ferroviaire par rapport à la route. Quels que soient les indicateurs, aucun lien positif ne peut être établi. Le coefficient de corrélation reste systématiquement nul. Les faits sont têtus : la prétendue stimulation du fret ferroviaire par sa libéralisation se traduit graphiquement par une droite à la parfaite horizontalité - un électroencéphalogramme plat. J'ai participé ce matin à une réunion du comité fret-transport à la SNCF : le déclin du fret ferroviaire se confirme, accéléré par la crise depuis 2008.
Nous ne sommes pas pour autant dépourvus de tout cadre utilisable. La théorie des « marchés contestables » a précisément été formulée dans le but d'appréhender ce qui se passe lorsqu'une activité économique est caractérisée par l'ampleur des frais fixes et la modestie des coûts marginaux, si bien que le prix de revient n'augmente jamais quand la production s'accroît. Il ne s'agit pas de marchés dignes d'être critiqués, comme peut le faire croire une mauvaise traduction de l'anglais, mais de marchés où la situation dominante, voire exclusive, d'un producteur est à la merci d'un nouvel arrivant qui voudrait lui disputer sa place. La simple possibilité juridique, économique et technique de voir un nouvel arrivant mettre à profit toute faiblesse dans la gestion doit inciter le producteur, même en situation de monopole, à proposer une offre optimale, pour un prix aussi bas que possible au vu des techniques de production disponibles. Dès lors que le marché est ainsi rendu « contestable », l'absence concrète de concurrence est le signe d'une utilisation optimale des moyens. En termes de politique publique, cette approche incite à adopter les dispositions autorisant l'ouverture à la concurrence, mais sans imposer, ni directement ni indirectement, une présence concrète de nouveaux opérateurs. L'épée de Damoclès suffit !
Il ne faut surtout pas répéter l'expérience du fret ferroviaire. La Commission européenne distingue, parmi les transports ferroviaires internes de passagers, les liaisons commerciales et celles motivées par un objectif de service public, autrement dit celles non rentables. Les premières devraient impérativement être libéralisées, à l'horizon 2019 ; les secondes devront soit être mises en régie, soit faire l'objet de marchés de délégation de service public, attribués par appel d'offres dans un cadre concurrentiel, avec un cahier des charges élaboré par les autorités organisatrices de transport. Ce distinguo a le mérite de ne pas négliger l'aménagement du territoire, mais, pour le reste, nous retrouvons le schéma appliqué au fret depuis une vingtaine d'années. La Commission souhaite mettre en concurrence les liaisons rentables, et équilibrer par de l'argent public celles qui ne le sont pas. Est-ce la meilleure solution ?
Je vous propose de défendre une définition plus large des marchés de délégation de service public, de façon à ce que le marché inclue des lignes rentables et d'autres qui ne le sont pas. Tout en préservant ainsi l'équilibre global d'exploitation de l'opérateur, l'allotissement éviterait aux collectivités territoriales de verser des subventions compensatoires. La délégation verra-t-elle son périmètre étendu à des lignes non rentables ? Dans les cas où l'extension de l'aire géographique ne semble pas envisageable, un système d'enchères pour l'accès aux lignes commerciales pourrait alimenter un fonds chargé de couvrir au moins partiellement le déficit des autres liaisons. Idéalement, la masse des sommes versées par les concurrents pour se voir attribuer des sillons rentables équilibrerait la charge imputable aux liaisons de service public. Si les recettes sont inférieures aux dépenses, les collectivités territoriales bénéficieront à tout le moins d'une certaine atténuation de leurs charges, que celles-ci résultent d'une délégation de service public ou d'une régie.
Je vous propose également que la reprise du personnel en place par un nouvel opérateur obtenant une délégation de service public ait un caractère obligatoire, alors que la rédaction de la Commission européenne en fait une simple faculté pour l'autorité établissant le cahier des charges.
La Commission européenne n'a pas renoncé à son aversion pour les structures verticalement intégrées, alors qu'elles ont fait leurs preuves, notamment en Allemagne. Elle entend se réserver le pouvoir exorbitant, à l'horizon 2019, d'autoriser ou non, de façon souveraine pour ne pas dire arbitraire, la participation à la concurrence d'un opérateur de chemin de fer faisant partie d'une structure verticalement intégrée. Ce pouvoir d'appréciation ne trouve aucun fondement, ni dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, ni dans le règlement du 16 décembre 2002 qui lui attribue certains pouvoirs limités de sanctions en cas d'infraction au droit de la concurrence. À l'encontre des États, la Commission européenne peut saisir la Cour de justice selon une procédure accélérée, mais elle ne peut infliger elle-même une sanction qu'aux seules entreprises.
Une séparation complète entre gestionnaire d'infrastructures ferroviaires et opérateur de transport lors de l'adoption du quatrième paquet ferroviaire serait irréversible. Cela me paraît inacceptable, tant du point de vue du principe de subsidiarité qu'au regard du principe d'égalité entre États membres. Je vous propose de laisser chaque État membre libre de scinder totalement ou de réunir sous un même toit le gestionnaire de l'infrastructure et un opérateur de transports ferroviaires, à condition d'attribuer impartialement les parts de marché et en évitant tous flux financiers croisés entre le gestionnaire de l'infrastructure et l'opérateur de transports. Dans le même état d'esprit, je vous propose de supprimer les mesures quasiment vexatoires prévues par la Commission à l'encontre des holdings, comme les limitations apportées aux mouvements des cheminots entre ces deux employeurs.
Le transport ferroviaire est une solution d'avenir, une véritable alternative à des modes de transports plus polluants et plus dangereux, comme en témoigne un récent accord de fret ferroviaire entre la Chine et la Pologne : les quelque 10 000 kilomètres séparant les villes de Chengdu et Lodz seront parcourus en douze jours, soit un gain d'une semaine par rapport à la voie maritime utilisée jusqu'à présent avec deux ruptures de charge, l'une à Shanghai et l'autre à Gdansk ; la vitesse moyenne s'établissant à 30 kilomètres-heure, cette nouveauté dispose d'une solide marge de progrès...
Si l'on souhaite à la fois réduire l'accidentologie liée aux transports, diminuer la pollution chimique de l'air et contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, développer la modalité ferroviaire constitue une impérieuse nécessité. Pourtant, la voie que la Commission européenne nous propose d'emprunter n'est pas la bonne, parce qu'elle reproduit des schémas inadaptés au ferroviaire. Il faut au contraire privilégier des solutions qui conviennent à ses caractéristiques particulières. L'essor du chemin de fer est un objectif, l'ouverture à la concurrence n'est que l'un des moyens pouvant contribuer à l'atteindre.