Intervention de André Gattolin

Commission des affaires européennes — Réunion du 3 décembre 2014 à 17h05
Politique de coopération — Rapport d'information de m. andré gattolin sur son déplacement au groenland

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Certains commentateurs voient dans ces résultats l'expression d'une fracture générationnelle entre des Groenlandais plus que jamais attachés à l'idée souverainiste, et d'autres, souvent des jeunes, qui, sans être contre l'indépendance, sont plus prudents devant ses possibles conséquences, et lui préfèrent d'autres priorités.

De fait, la campagne a pu surprendre en ce qu'elle a accordé beaucoup moins d'importance qu'attendu à deux thématiques, qui avaient largement structuré le débat public ces dernières années : le projet indépendantiste lui-même, mais aussi la gestion des ressources naturelles et le développement des industries extractives, en particulier s'agissant de l'uranium et des terres rares.

Dans les années 1970 et jusqu'aux années 2000, le discours autonomiste groenlandais s'est en partie construit autour du rejet de l'exploitation de ces ressources - par les Danois ou d'autres pays de l'Union européenne. L'extraction de l'uranium a même été interdite à partir de 1988, sur décision des autorités groenlandaises. La situation a changé lorsque les progrès vers l'indépendance sont devenus plus concrets. Les revendications politiques et culturelles ont cheminé jusqu'à devenir des revendications étatistes. Or qui dit construction d'un État dit moyens financiers pour en abonder le budget et en assurer le fonctionnement. Or, le Groenland manque encore aujourd'hui cruellement de revenus qui lui soient propres. D'où la volonté de développer les industries extractives, le sous-sol de l'île étant particulièrement riche. Une première étape a été franchie avec l'adoption du Self Rule en 2009, qui a encore élargi l'autonomie du pays en transférant, notamment, la compétence sur les ressources minérales aux autorités locales. Le Groenland pouvait ainsi prendre le train de la mondialisation en marche, voire se retrouver subitement au coeur de complexes jeux géostratégiques.

La décision d'autoriser à nouveau l'extraction de l'uranium a été prise à l'automne 2013 par le gouvernement sortant, à une voix de majorité, au milieu de débats agités. Mais cette politique se trouve déjà contestée, du fait de la chute des cours des matières premières - un certain nombre de sociétés se sont d'ailleurs retirées depuis que le cours du baril est passé sous la barre des 80 dollars. Selon une étude publiée au début de cette année, l'industrie minière, même menée avec intensité, ne permettrait pas au Groenland d'équilibrer seul son budget. Les coûts d'exploration et d'exploitation sous ces hautes latitudes sont en effet considérables. Et le caractère erratique du cours des matières premières en fait un pari risqué.

Pourtant, l'économie groenlandaise, aujourd'hui très déséquilibrée, a besoin de se diversifier. Le Groenland souffre de problèmes sociaux et sociétaux considérables ; le taux de suicide, par exemple, y est plus de cinq fois supérieur au taux de suicide mesuré en France. Il n'est pas une famille, nous disent nos interlocuteurs, qui n'ait vécu la tentative de suicide d'un enfant.

Le pays souffre également de multiples déficits, notamment en termes éducatifs. L'accès à l'éducation et la qualité de la formation sont un problème récurrent au Groenland, aggravé par le fait que les étudiants partis à l'étranger pour poursuivre leur parcours académique choisissent pour beaucoup d'y rester.

Autant de facteurs qui aboutissent, en dépit d'un taux de natalité proche de deux enfants par femme, à un recul démographique. Le Groenland ne devrait plus compter, à l'horizon 2020-2030, que quelque 54 000 habitants. Avec une population aussi faible, il devient difficile d'assurer à un pays, aussi plein de richesses potentielles soit-il, son indépendance.

Autre problème de taille : le manque d'infrastructures. L'ancien aéroport militaire américain de Kangerlussuaq, seul aéroport international d'importance, ne peut être rejoint, faute de routes et d'infrastructures portuaires, que par hélicoptère ou par avion. Ce défaut d'infrastructures est un vrai problème pour le développement.

En outre, l'économie dépend très largement du Danemark, principal fournisseur du pays, et qui, absorbant 80 % de ses exportations, dont la pêche constitue 90%, assure également la quasi-totalité de ses débouchés extérieurs. Surtout, le Danemark - avec qui les relations sont pourtant loin d'être toujours apaisées - fournit directement au Groenland pas moins de 55 % de ses recettes publiques, sous forme de subventions à hauteur de plus de 450 millions d'euros par an - 480 millions en 2013. L'Union européenne, qui a très vite souhaité maintenir des relations étroites avec ce territoire, est également un partenaire financier d'importance. L'accord de pêche pour 2013-2015 assure au Groenland une contribution annuelle de 16,3 millions d'euros au minimum, tandis que l'accord de coopération 2014-2020 lui assure un soutien à l'éducation et à la formation de plus de 30 millions d'euros par an - imaginez une collectivité territoriale française de peuplement équivalent qui disposerait d'un tel soutien européen ! Notons toutefois que malgré cette aide constante, le rôle de l'Union européenne n'est pas toujours perçu positivement. Il faut dire que le bannissement, dans les années 1980, des produits issus du phoque a eu des conséquences terribles sur l'économie traditionnelle inuit dans l'ensemble du cercle polaire. Et lorsque l'on est Français, on s'entend plus d'une fois reprocher les positions de Brigitte Bardot. Des figures comme celle de Jean Malaurie et de Paul-Émile Victor viennent redorer notre blason.

La volonté d'ancrer le nouvel accord de coopération dans une politique plus globale et cohérente de l'Union européenne vis-à-vis de son nord mérite donc d'être saluée. D'autant que la volonté d'indépendance à l'égard du Danemark, à défaut d'être programmable dans le court terme, est bien réelle dans la population. Il s'agit de prendre en compte les spécificités de cette région, de ses habitants, de son économie, et des jeux d'influence qui s'y mettent en place ; de respecter les acteurs de l'Arctique et leurs aspirations - je rappelle que 89 % de la population est inuit et très attachée à l'expression d'une culture identitaire autochtone ; de proposer à nos partenaires, en bonne intelligence avec eux, le soutien de l'Union européenne là où celui-ci peut être le plus utile et le plus efficace.

L'une des pistes que l'Europe se doit d'explorer afin d'approfondir et de renouveler ses relations avec ce territoire stratégique touche aux problématiques de développement soutenable. Si les Groenlandais rêvent d'une grande industrie minière, ils ont conscience que l'échéance, faute d'infrastructures, est lointaine, et ils s'intéressent du même coup, alors qu'ils ont l'un des plus beaux glaciers du monde, à la manière dont la France a su développer un tourisme non invasif. De même qu'ils s'intéressent de près, alors que le pays est considérablement dépendant des importations agricoles, à l'agriculture sous serre, qu'ils souhaiteraient développer en coopération avec nos centres de recherche.

Le Groenland, comme le reste de l'Arctique, se transforme à grande vitesse - et ces bouleversements apportent à ses habitants tout à la fois de nouvelles opportunités et de nouveaux risques. Il appartient à l'Europe de se montrer à leur écoute pour les accompagner du mieux qu'elle le pourra, à la place qui est la sienne, dans l'intérêt des Groenlandais et en gardant à l'esprit les grands enjeux qui animent cette région et, au-delà, la planète toute entière.

Ce territoire, qui appartient au continent nord-américain, n'entretient pourtant, malgré la présence de populations inuit au Canada, que très peu de relations avec l'Amérique du Nord, même si les Américains y sont implantés, avec leur grande base de Thulé. Il est orienté vers l'Europe - le Danemark, bien sûr, mais aussi l'Islande, les îles Féroé, la Grande-Bretagne et la Norvège. Il serait bon, d'un point de vue géostratégique, que l'Union européenne prenne en compte le Groenland dans la nouvelle donne géopolitique qui, au-delà des enjeux climatiques et environnementaux, se met en place autour de l'Arctique - tensions avec la Russie, volonté des Chinois de développer leur présence dans la région.

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