Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 avril 2013 : 1ère réunion
Questions sociales et santé — Examen de la proposition de résolution de m. jean bizet sur la directive européenne sur les produits du tabac

Photo de Jean BizetJean Bizet :

La nouvelle directive sur les produits du tabac est un sujet délicat. Elle poursuit un objectif de santé publique légitime : réduire le tabagisme, notamment chez les jeunes. Le constat est en effet accablant : chaque année, le tabac cause en Europe près de 700 000 décès ; 70 % des fumeurs commencent à fumer avant l'âge de 18 ans et 94 % avant 25 ans. Toutefois, les moyens mis en oeuvre par la révision de la directive tabac font débat.

La Commission entend limiter l'attrait des produits, afin de décourager l'initiation au tabac chez les jeunes et réduire ainsi sur le long terme la consommation de tabac. À cette fin, elle envisage plusieurs mesures - présentation des paquets, composition, forme des cigarettes - directement inspirées par la convention-cadre pour la lutte antitabac de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ratifiée par l'Union européenne et l'ensemble des États membres.

La mesure principale consiste en l'apposition obligatoire d'avertissements sanitaires de grande taille, sous forme de textes et d'images-choc, sur les paquets de cigarettes. Ces avertissements occuperont 75 % de la surface sur les faces avant et arrière des emballages, au lieu de 30 % et 40 % actuellement. Ils seront imprimés à partir du bord supérieur : les noms et logos des marques figureront donc désormais en bas. Un message sur les tranches du paquet indiquant que la fumée du tabac contient plus de 70 substances cancérigènes remplacera les mentions actuelles concernant la teneur en goudron, en nicotine et monoxyde de carbone. Enfin, la directive instaure un modèle unique de paquet, de forme parallélépipédique, avec un simple couvercle rabattable. Les mêmes dispositions visent le tabac à rouler.

Ce nouveau paquet de cigarette n'est pas ce que l'on appelle un paquet neutre ou générique. Le paquet neutre réduit en effet la marque à sa plus simple expression nominale, sans logo, couleurs, iconographie ou typographie spécifique. L'Australie est le seul pays à l'heure actuelle à l'avoir imposé. La marque y figure dans une typographie neutre, débarrassée de tous signes distinctifs. La Commission européenne a choisi de ne pas imposer cette solution, mais laisse aux États membres la possibilité de la mettre en place sur leur territoire.

Le débat juridique porte sur la proportionnalité des mesures envisagées et l'atteinte potentielle au droit des marques : des avertissements sanitaires recouvrant 75 % des faces avant et arrière des paquets laissent-ils suffisamment d'espace d'expression aux marques ? Celles-ci font l'objet d'une protection dans le cadre de la propriété industrielle. Elles remplissent plusieurs fonctions qui ont été reconnues par la jurisprudence communautaire : identification, donc garantie sur l'origine du produit, mais aussi protection de l'investissement et promotion. Ces fonctions ne risquent-elles pas d'être altérées par les mesures préconisées par la Commission européenne ?

Le droit de propriété intellectuelle, dont dépend le droit des marques, n'est pas un droit absolu, il peut souffrir des restrictions au nom de l'intérêt général, comme le prévoient instamment la Charte des droits fondamentaux et les accords internationaux sur la protection des droits intellectuels (ADPIC). Mais il convient d'éviter une restriction disproportionnée au regard du but poursuivi. En l'occurrence, l'objectif de protection de la santé publique inscrit dans les traités peut justifier un encadrement spécifique des produits du tabac, du point de vue du droit des marques.

Saisie par plusieurs fabricants de tabac après l'adoption de la directive de 2001, la Cour de justice de l'Union avait jugé que la taille des avertissements sanitaires prévue à l'époque laissait subsister sur les paquets un espace suffisant pour que les fabricants puissent y apposer d'autres éléments, dont ceux relatifs à leur marque. La Cour soulignait que, dans ces conditions, les limites instaurées par le législateur ne portaient pas atteinte à la substance du droit des marques. À 75 %, ces mêmes conditions sont-elles réunies ?

Pour ma part, je retire des auditions de plusieurs spécialistes du droit des marques, et en particulier des représentants de l'Institut national de la propriété intellectuelle (Inpi), que le pourcentage de 75 % constitue un niveau acceptable car il préserve les fonctions essentielles de la marque. D'autant qu'il est impossible de se prévaloir, en droit des marques, d'une règle concernant la taille ou l'emplacement d'une marque.

En revanche, le paquet neutre, ou toute mesure qui tendrait à imposer des avertissements d'une taille supérieure à 75 %, exposerait l'Union européenne à une condamnation de la Cour de justice, mais surtout créerait une brèche dans le domaine de la propriété intellectuelle, dommageable au rôle économique que remplissent les marques. C'est le deuxième enjeu de ce texte, le plus important à mes yeux.

Dans l'hypothèse du paquet neutre, seule la dimension nominale de la marque est préservée. Or une marque ce n'est pas seulement un nom, mais souvent des éléments figuratifs ou emblématiques, des signes à partir desquels se forge son image. Avec le paquet neutre, le propriétaire d'une marque figurative ne sera plus en mesure d'exploiter celle-ci normalement, ni de bénéficier de l'image déjà acquise. Il s'agit en quelque sorte d'une expropriation. En outre, dans le secteur du tabac, toute forme de publicité est déjà interdite : l'emballage est le dernier espace de visibilité pour les marques.

À l'origine du paquet neutre, il y a la volonté de déjouer les stratégies des fabricants de tabac qui ont cherché à séduire de façon trop évidente certaines cibles - les femmes, les jeunes - au travers de couleurs, formes ou visuels attractifs. Mais ces pratiques grossières, que la nouvelle directive permettra de réguler, doivent être distinctes de la présence sur le paquet d'un symbole ou d'un logo qui exprime l'essence de la marque. En d'autres termes, il ne me semble pas que la géométrie du logo Marlboro, le chameau de la marque Camel ou le casque ailé des Gauloises soient susceptibles de déclencher l'acte d'achat ou l'entrée dans le tabagisme. L'éducation et l'influence de l'entourage me semblent plus déterminantes...

Je ne crois pas davantage que le paquet neutre soit plus efficace que des avertissements sanitaires. L'efficacité de ce type de mesures est d'ailleurs difficile à quantifier : elles font en général partie d'une stratégie globale de prévention.

Au-delà du cas particulier du tabac, je ne peux pas être favorable à une solution qui dépossède les entreprises d'un actif tel que la marque, dont le rôle économique est fondamental. Comme le brevet dont nous avons discuté la semaine dernière, elle est un maillon indispensable de la réussite économique d'une entreprise. Les entreprises n'investissent dans la recherche et développement que dans la perspective d'en exploiter les résultats. Or la marque permet de valoriser ces résultats à travers la distinction qu'elle opère par rapport aux produits de la concurrence. La marque et le brevet sont ainsi à l'origine d'un cercle vertueux investissement-innovation-compétitivité-emploi.

La recherche-développement d'une grande entreprise du secteur, Philip Morris, a produit ce qui pourrait ressembler à la cigarette du futur. Il s'agit d'un procédé qui, contrairement à la cigarette classique, ne brûle pas le tabac mais le chauffe, ce qui est beaucoup moins nocif - puisque c'est la fumée issue de la combustion du tabac qui est particulièrement toxique. Ce type d'innovation pourrait représenter un bénéfice du point de vue de la santé. Il n'y a de recherche que dans la mesure où elle produit des revenus.

À l'heure où des pays émergents comme la Chine ou l'Inde découvrent les vertus de la propriété intellectuelle, le paquet neutre introduit un précédent qui risque de fragiliser nos acquis en matière de protection de la propriété intellectuelle. Cela a été dit assez clairement par M. Batistelli la semaine dernière : la montée de certaines interrogations, dans les pays développés, sur les limites de la propriété intellectuelle est inquiétante. Les pièces détachées automobiles font ainsi l'objet d'un conflit entre constructeurs et équipementiers : le droit sur les dessins et modèles sur ces pièces détachées pourrait disparaître... Notre commission s'est d'ailleurs fort heureusement prononcée contre ce projet en 2004. Les pays en développement comme la Chine ou l'Inde ont acquis un niveau impressionnant de recherche et développement et trouvent légitimes de protéger leurs innovations, alors que nous suivons un chemin inverse ! Veillons à ne pas casser le cercle vertueux innovation-investissement-compétitivité-emploi.

Avant de conclure, je veux également souligner un certain nombre de difficultés ou d'effets pervers que la nouvelle directive pourrait engendrer : la démarche de la Commission européenne consistant à autoriser les États membres à adopter des mesures nationales plus contraignantes - le paquet générique - est contradictoire avec sa volonté de rapprocher les législations nationales dans l'intérêt du fonctionnement du marché intérieur. Ce même défaut avait entraîné en 1998 l'annulation par la Cour de justice de l'Union de la première directive sur la publicité en faveur du tabac.

L'instauration du paquet générique présente en outre un risque de distorsion de concurrence : en l'absence de signe distinctif, la reconnaissance des marques se fera à partir de leur notoriété antérieure, ce qui assure une prime aux marques dominantes et empêche l'arrivée de nouveaux acteurs.

Le paquet générique pourrait également provoquer l'augmentation des achats hors du réseau national de distribution, dans des pays tiers ou sur le marché parallèle. L'impact fiscal de tels comportements n'est pas à négliger.

Parmi les produits du tabac, le cigare a une place particulière. C'est un produit plus artisanal que la cigarette, marqué par la notion de terroir, fumé par une clientèle plus âgée qui n'est pas la cible prioritaire de la Commission. C'est pourquoi les cigares et cigarillos ont toujours bénéficié d'un régime moins contraignant. Pourtant, la nouvelle directive va aligner ce régime sur celui des cigarettes aujourd'hui, soit des avertissements sur 30 et 40 % de la surface de l'emballage. Cette mesure risque de compliquer l'identification de produits pour lesquels l'indication de l'origine est primordiale. En outre, elle pourrait fragiliser l'économie des pays producteurs dont la bonne santé repose en partie sur ce secteur. Certains d'entre eux ont du reste déposé plainte auprès de l'OMC contre le paquet générique australien. Pour ma part, je recommande un statu quo européen.

Pour l'ensemble de ces raisons, je vous propose donc d'adopter la proposition de résolution.

J'adhère totalement à l'objectif de santé publique de la directive. S'il y avait un réel bénéfice à attendre du paquet neutre en termes de santé publique, je comprendrais qu'on retienne exceptionnellement cette solution. Mais aller au-delà de 75 % pour l'avertissement sanitaire n'apportera rien. En revanche il ouvrira une brèche dans le droit des marques que nous devons protéger.

Que se passera-t-il demain pour des produits alimentaires qui peuvent être dangereux pour la santé si l'on en abuse ? Je pense au débat que nous avons eu sur les profils nutritionnels pour les denrées alimentaires. Verrons-nous le paquet de biscuits neutre, la bouteille de vin neutre, ou la plaquette de beurre neutre ?

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