Monsieur le Président, mes chers collègues, en l'absence de Jean-Paul Emorine, nous abordons aujourd'hui un sujet important et d'actualité qui constitue l'une des priorités du programme de travail de la nouvelle Commission européenne, à savoir le plan d'investissement annoncé de 315 milliards d'euros, qui relèvera, sous l'autorité de M. Jean-Claude Juncker, de la compétence du commissaire finlandais, M. Jyrki Katainen, vice-président en charge de l'emploi, de la croissance, de l'investissement et de la compétitivité. Le détail des mesures (le « paquet ») doit être présenté pour le Conseil ECOFIN du 9 décembre puis le Conseil européen des 18 et 19 décembre.
Les 23 et 24 octobre derniers, le Conseil européen a soutenu le plan proposé par le Président Juncker « pour des investissements supplémentaires provenant de sources publiques et privées » et la mise en place de la task force chargée d'identifier des actions concrètes. Les propositions de la Commission, du Conseil ECOFIN et de la Banque européenne d'investissement (BEI) seront examinées lors de sa réunion de décembre prochain.
Nous avons lu et entendu beaucoup d'informations sur ce plan. Comme vient de le dire le président Bizet, les échéances se sont accélérées et le président Juncker présente son plan aujourd'hui au Parlement européen. Plusieurs groupes politiques du Parlement européen, en particulier les libéraux et les socialistes, ont par ailleurs déjà pris position en formulant diverses hypothèses sur le contenu qu'ils souhaiteraient que prenne ce plan d'investissement.
D'un point de vue méthodologique, je vous propose que notre commission procède en deux étapes :
- dans un premier temps, et compte tenu des nombreux questionnements qui continuent d'entourer le contenu et la mise en oeuvre du plan d'investissement, il nous paraît opportun que notre commission intervienne en amont en nouant un dialogue avec la Commission européenne sur la base d'un avis politique que je vous exposerai tout à l'heure ;
- dans un second temps, après la présentation des mesures concrètes de ce plan et nos travaux d'investigation, la commission pourrait, le cas échéant, adopter une proposition de résolution européenne au cours du premier trimestre 2015, en parallèle du parcours législatif définissant le dispositif devant le Parlement européen et le Conseil.
Permettez-moi de vous rappeler le contexte général dans lequel intervient ce plan d'investissement.
Alors que l'Europe connaît une diminution durable du niveau d'investissement, une chute de 15 %, soit 500 milliards d'euros depuis 2007 et que le montant des investissements en Europe ne représente que 2 % du PIB contre 4 % aux États-Unis, le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a annoncé, dès le 15 juillet 2014, la mise en oeuvre d'un plan d'investissement de 300 milliards d'euros sur trois ans (2015-2017), aujourd'hui fixé à 315 milliards d'euros, destiné à favoriser l'emploi, la croissance et la compétitivité en Europe.
Les besoins en investissements sont en effet considérables. Je vous en donnerai quelques exemples :
- le premier concerne les réseaux numériques du haut débit. L'Union européenne s'est fixé comme objectif de couvrir 100 % de son territoire avec le haut débit d'ici à 2020 - la couverture actuelle serait de 62 %. Les disparités de couverture sont très importantes non seulement entre les États membres, mais également entre les zones urbaines et rurales et en termes de qualité d'accès ;
- c'est le cas également des transports : dans le cadre du nouveau mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE), le cadre financier pluriannuel (CFP) 2014-2020 a prévu 26 milliards d'euros sur cette période pour les infrastructures de transport, contre 8 milliards pour les années 2007-2013. Au titre de la première tranche de cette enveloppe, la Commission, le 11 septembre dernier, a invité les candidats intéressés à proposer des projets pour utiliser des crédits à hauteur de 11,9 milliards d'euros, les propositions retenues et les attributions aux projets devant être annoncées à l'été 2015. Ces crédits sont, pour l'essentiel, consacrés au financement de neuf corridors de transport ;
- c'est le cas, enfin, de l'emploi des jeunes, compte tenu des taux de chômage élevés pour cette catégorie de la population. L'Union européenne a mis en place en 2012 une initiative pour l'emploi des jeunes, dont un mécanisme de « garantie jeunesse » doté de 6 milliards d'euros, portés ensuite à 8 milliards, à décaisser pour l'essentiel en 2014 et 2015. Or, les présidents Barroso et Van Rompuy avaient déploré l'absence de résultats sur ce terrain en raison de la montée en charge très lente du dispositif.
On le voit, plusieurs de ces domaines, qui entrent, nous le verrons tout à l'heure, dans le champ du plan d'investissement du président Juncker, font déjà partie des mesures que le CFP 2014-2020 prévoit de financer.
Aussi devrons-nous porter une grande attention à la nature des projets retenus. La task force, au sein de laquelle la France est représentée par le commissaire général adjoint à l'investissement, Thierry Francq, est chargée d'identifier les goulets d'étranglement et les barrières, en particulier les contraintes réglementaires, limitant l'investissement public et privé. Elle doit établir une « réserve » (et non une simple liste) de projets stratégiques à forte valeur ajoutée européenne. Cette identification des projets est toutefois distincte du financement des investissements. La task force, qui s'est réunie à trois reprises, doit remettre son rapport au Conseil ECOFIN du 9 décembre, qui sera ensuite soumis au Conseil européen qui suivra.
Certains États membres, en particulier l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Espagne, ont insisté sur le fait que les projets identifiés devaient être viables économiquement et d'autres ont demandé à ne pas remettre en cause des projets d'investissement déjà décidés. Néanmoins, le manque de projets à fort impact pourrait constituer la véritable difficulté. Du reste, certains types de projets ne seraient guère attrayants pour les investisseurs privés, dans les transports en particulier, le retour sur investissement étant généralement très long.
Toutefois, un consensus semble s'être dessiné sur les grands secteurs qui pourraient faire l'objet des financements éligibles au titre du plan d'investissement. Tant les propositions formulées par certains groupes politiques du Parlement européen, que j'évoquais tout à l'heure, que le rapport remis récemment par Pierre Moscovici, missionné par le Premier ministre avant qu'il ne devienne commissaire européen, sur la contribution des politiques européennes à la croissance et à l'emploi, vont dans le même sens et retiennent cinq secteurs :
- la recherche-développement et l'innovation ;
- la formation initiale et continue et l'emploi des jeunes ;
- les télécommunications et l'économie numérique, le haut débit en particulier ;
- l'énergie et la transition énergétique ;
- les infrastructures et interconnexions en matière de transports.
Il est à noter qu'à la demande de la Commission, les États membres, à l'exception de l'Allemagne et des Pays-Bas, ont déjà fait remonter des projets ; la France en a déjà présenté trente-deux.
Nous avons fait le choix, Jean-Paul Emorine et moi-même, de ne pas détailler ces secteurs dans le projet d'avis politique que nous vous soumettons, à la fois pour laisser de la place au débat et pour ne pas nous enfermer dans une feuille de route trop restrictive.
Je vous le disais dans mon propos liminaire : ce plan d'investissement suscite toujours, à ce stade, un certain nombre d'interrogations. J'en citerai trois :
- la première porte sur le montant optimal du plan d'investissement. Les 315 milliards d'euros envisagés seront-ils suffisants ? D'aucuns en doutent. Ainsi, certains députés européens considèrent que les besoins seraient plutôt de 200 milliards d'euros par an. De même, la Confédération européenne des syndicats (CES) réclame un plan de 250 milliards d'euros par an au cours des dix prochaines années. Récemment, la Pologne, par la voix de son ministre des finances, a estimé que 300 milliards d'euros constituaient un « minimum » et a évoqué un dispositif permettant de mobiliser jusqu'à 700 milliards d'euros. Comme je vous le disais, deux groupes politiques du Parlement européen ont fait des propositions pour donner un contenu au plan d'investissement : le groupe libéral l'a chiffré à 700 milliards d'euros, essentiellement d'origine privée, et le groupe socialiste à 800 milliards, d'origine publique et privée ;
- la deuxième interrogation est relative aux modalités de financement du plan d'investissement. De nombreux députés européens demandent des fonds additionnels et non un « recyclage » de crédits existants, ceux de la politique de cohésion en particulier. Le Comité des régions de l'Union européenne s'est d'ailleurs récemment ému de l'éventuelle réorientation des dotations initialement affectées à d'autres projets après que la commissaire à la politique régionale, Mme Corina Cretu, eut indiqué que la politique de cohésion apporterait « une contribution significative » au plan d'investissement.
Autre question : les crédits alloués au plan de financement pourront-ils être exclus du calcul des déficits publics dont les règles sont déterminées par le Pacte de stabilité et de croissance, comme d'aucuns le réclament ? Pour ce qui concerne les modalités de financement du plan d'investissement, la créativité est grande et diverses solutions ont été évoquées, y compris dans les propositions de certains groupes politiques du Parlement européen. Ainsi, les libéraux suggèrent la mise en place d'un fonds européen d'investissement pour lever les 700 milliards d'euros qu'ils évoquent, avec des garanties des États membres, de la BEI et du Mécanisme européen de stabilité (MES), même si l'Allemagne a exprimé sa forte opposition à mobiliser ce fonds de sauvetage de la zone euro. Quant au groupe socialiste, il propose un nouvel instrument européen d'investissement lié à la BEI, le recours au MES comme garantie et des investissements plus risqués de la BEI. De manière générale, selon la formule de M. Pierre Moscovici, « il faut des investissements privés autant que possible et des investissements publics lorsque c'est nécessaire, et il faudra les deux. »
Le plan tel qu'il a été dévoilé et sera vraisemblablement confirmé par M. Juncker devant le Parlement européen aujourd'hui est un subtil compromis entre la position de l'Allemagne, qui souhaitait un calibrage minimal, de la Grande-Bretagne, qui souhaitait des dispositifs de prix de capital ou de dettes subordonnées qui s'approchent des project bonds et de la France, qui voulait un plan ambitieux alimenté par de l'argent frais.
Selon les informations disponibles à cette heure, et comme on s'y attendait, la Banque européenne d'investissement (BEI) est au coeur du dispositif.
Le plan prévoit la création d'un fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS) au sein de la BEI, doté de 5 milliards de fonds de celle-ci, et 16 milliards de garantie, dont 8 milliards viennent du budget européen : 3,3 milliards du mécanisme d'interconnexion, 2,7 milliards du programme Horizon 2020 qui concerne la recherche et 2 milliards des marges de flexibilité en réserve de budget. Une incertitude demeure sur les 8 milliards restants.
Forte de son triple A, auquel elle est très attachée, et de cette garantie de 21 milliards d'euros, la BEI pourra lever des prêts et engager des fonds propres sur des opérations plus risquées à hauteur, nous dit-on, de 63 milliards d'euros, le FEIS fournissant un amortisseur du risque à la BEI. Comme chacun le sait, nous ne souffrons pas d'un manque d'épargne, mais d'une aversion au risque. Ce fonds pourrait couvrir jusqu'à 20 % des coûts des projets d'investissement et, grâce à un effet multiplicateur de 15, atteindrait 315 milliards d'euros, soit 240 milliards pour les projets à long terme et 75 milliards pour les PME d'ici 2017.
Les États membres seraient appelés à « muscler » le plan. Certains y sont prêts, comme l'Espagne, qui l'a annoncé, à la condition que leur apport sorte du calcul du déficit, ce qui pourrait être accepté.
Les projets financés au titre du FEIS porteraient sur les secteurs suivants : infrastructures d'énergie et de transport, système d'éducation et d'innovation, énergies renouvelables, numérique, ce qui était attendu. Il ne s'agirait pas cependant de projets totalement nouveaux car ils seraient choisis parmi ceux qui sont déjà annexés aux grands programmes de financement d'infrastructures adoptés dans le cadre financier pluriannuel 2014-2020. Les projets seraient par ailleurs sélectionnés par un comité composé d'experts de la Commission et de la BEI, au sein duquel la décision politique aurait peu de place. Ainsi, la Commission devrait présenter en janvier le projet de règlement destiné à mettre en place le FEIS afin qu'il soit opérationnel en juin 2015.
Enfin, la dernière interrogation, mais non la moindre, est relative au contexte politique dans lequel intervient ce plan d'investissement. Plusieurs États membres, dont le Royaume-Uni et les Pays-Bas, ont considéré que le soutien à l'investissement devait être lié à la mise en oeuvre de réformes structurelles dans les États bénéficiaires.
La résistance la plus forte pourrait toutefois venir de l'Allemagne. Le sujet cristallise les divergences entre ce pays, qui réclame des réformes structurelles internes, et la France, qui milite pour davantage d'investissements dans la zone euro. Le 20 octobre, les ministres de l'économie et des finances des deux pays se sont rencontrés à Berlin pour rapprocher leurs positions. Ils se sont engagés à élaborer, d'ici le 1er décembre, une proposition commune sur les possibilités d'investissement dans les deux pays et dans laquelle ils exposeraient leur vision commune de l'Europe. Le ministre de l'économie, Emmanuel Macron, et son homologue allemand, Sigmar Gabriel, ont ainsi confié à Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein la mission de définir pour la France et pour l'Allemagne des domaines prioritaires d'investissement, de réformes structurelles et d'actions communes. Leur rapport, qui doit être présenté demain à M. Emmanuel Macron, doit contenir des recommandations concrètes et prendrait la forme d'une contribution aux travaux du Conseil ECOFIN du 9 décembre. Des « fuites » dans la presse allemande font état de propositions hétérodoxes - attendons néanmoins la version officielle du rapport ! L'Allemagne, qui a reconnu un déficit d'investissements de 50 milliards d'euros, a récemment évolué, son ministre des finances, Wolfgang Schäuble, ayant annoncé le 6 novembre mettre en oeuvre 10 milliards d'euros d'investissements publics supplémentaires d'ici à 2018. Ces crédits devraient servir de levier à l'investissement privé à hauteur de 50 milliards d'euros. Ces 60 milliards représenteraient la contribution allemande au plan d'investissement.
Des questions importantes demeurent sur le financement du FEIS, sur le ratio entre investissements publics et privés, sur la part des investissements européens et nationaux, sur les secteurs à privilégier, ainsi que sur les difficultés existantes à mobiliser de l'argent frais quand la Commission connaît des problèmes pour boucler son budget et cumule les arriérés.
Compte tenu de ces incertitudes et en vue du Conseil européen de décembre, Jean-Paul Emorine et moi-même étions parvenus à la conclusion de soumettre à la commission des affaires européennes un avis politique, dont le texte, qui prend également en compte les échanges que nous avons eus lors de notre réunion commune avec nos collègues députés et députés européens, le 28 octobre dernier, vous a été préalablement distribué, afin de fixer quelques grandes orientations pour ce plan d'investissement. Ce texte me semble toujours d'actualité, même s'il mérite peut-être, vous en jugerez, d'être précisé au vu de l'actualité récente.