Intervention de Michel Billout

Commission des affaires européennes — Réunion du 27 novembre 2014 à 10h05
Politique commerciale — Proposition de résolution européenne relative au traité de libre-échange transatlantique ttip - examen du rapport de m. michel billout

Photo de Michel BilloutMichel Billout :

Nous sommes aujourd'hui chargés d'examiner la proposition de résolution européenne n° 75 sur le règlement des différends entre investisseurs et États dans les projets d'accords commerciaux entre l'Union européenne, le Canada et les États-Unis, que j'ai déposée avec les membres de mon groupe le 30 octobre dernier.

Ce texte a un double objet : d'une part, il dénonce l'opacité dans laquelle se déroulent aussi bien les négociations menées par l'Union européenne avec le Canada pour un « Accord économique et commercial global » (CETA), que celles ouvertes en juin 2013 avec les États-Unis en vue de l'établissement d'un « Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement » (TTIP) ; d'autre part, le texte que nous examinons s'oppose radicalement à tout projet d'accord qui prévoirait un mécanisme de règlement des différends entre un investisseur et un État. Nous abordons ainsi les négociations transatlantiques sous un angle évidemment partiel, mais je crois que cet angle est emblématique de la menace fondamentale que ces négociations peuvent représenter pour nos choix de société et de notre ordre institutionnel.

L'enjeu de la transparence est prioritaire. Dans le contexte de crise que traverse l'Europe, crise économique mais aussi politique, avec la montée des populismes, nous devons considérer comme un impératif politique de rendre plus transparentes les négociations commerciales menées par la Commission européenne. Et particulièrement celles menées avec le Canada et les États-Unis, compte tenu de leurs enjeux.

Il n'est pas encore certain que ces accords soient de nature mixte, c'est-à-dire qu'ils touchent à des domaines de compétences de l'UE comme des États membres. Ceci a son importance, dans la mesure où un accord mixte doit non seulement obtenir l'aval du Conseil et du Parlement européen mais aussi être ratifié par chaque État membre. La Commission européenne a annoncé fin octobre qu'elle allait saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour déterminer si l'accord conclu mi-octobre avec Singapour, qui comporte lui aussi un volet investissements, est ou non un accord mixte. La décision de la Cour sera bien sûr éclairante pour ce qui concerne les accords en cours de négociation avec le Canada et les États-Unis.

En tout état de cause, il est essentiel, du point de vue des opinions publiques européennes, que la Commission européenne ne donne pas l'impression de cultiver le secret sur les négociations qu'elle conduit pour le compte du Conseil. Cela ne fait que nourrir les inquiétudes. Il est vrai que rien dans les traités ne l'oblige à informer les parlements nationaux, mais ce serait prendre un grand risque politique que de les ignorer jusqu'au moment de la ratification.

Par ailleurs, le contrôle démocratique ne peut s'exercer ainsi : « voici l'accord négocié, c'est à prendre ou à laisser ». C'est pourtant le scénario en cours sur l'accord Canada : sa publication fin septembre nous a permis de découvrir un accord -en anglais, bien sûr- de 1 600 pages et la Commission européenne, qui a agi de bonne foi, sur le fondement du mandat du Conseil, présente la négociation comme close.

Quant au partenariat transatlantique, c'est sous la pression de l'opinion publique que le Conseil s'est résolu, le mois dernier, à publier le mandat de négociation qu'il avait confié quinze mois plus tôt à la Commission européenne. Mais cela ne suffira pas à rassurer les opinions : l'effort de transparence doit être poursuivi tout au long des négociations. Notre secrétaire d'État chargé du commerce extérieur semble en être convaincu. Et la nouvelle Commissaire au commerce y semble plus attentive.

Parmi les sujets d'inquiétude qu'alimentent ces négociations, le règlement des différends entre investisseurs et État s'est imposé dans l'opinion ces derniers mois.

De quoi s'agit-il ?

C'est un dispositif d'arbitrage privé auquel un investisseur peut recourir si l'État dans lequel il a investi ne respecte pas les règles de protection des investissements fixées par le traité ; il est inspiré de l'arbitrage commercial auquel recourent les entreprises en cas de contentieux contractuel et qu'elles apprécient pour sa rapidité, sa confidentialité et son autonomie par rapport à la justice nationale de chacune des parties au différend. Ce mécanisme, que désigne l'acronyme anglais ISDS (pour Investment State Dispute Settlement), accompagne déjà de nombreux accords de protection des investissements : ainsi, les États membres de l'UE sont aujourd'hui parties à 1 300 traités incluant ce mécanisme. Notre Parlement lui-même a ratifié près de 100 accords de protection des investissements comportant une telle clause, afin de donner à nos investisseurs les moyens de faire valoir leurs droits dans des pays où l'État de droit est encore fragile : il s'agit plutôt de pays du Sud, mais nous avons aussi de tels accords avec la Corée, la Chine, et même avec certains États d'Europe de l'Est. Ce n'est donc pas une nouveauté et cela peut répondre au besoin des investisseurs de se couvrir contre le risque de subir de la part de l'État où ils ont investi, soit un traitement discriminatoire, soit une expropriation. Dédommager un investisseur qui serait victime d'expropriation directe ne fait pas débat ; c'est plus délicat quand il s'agit d'expropriation indirecte, notion très floue qui donne lieu à diverses interprétations selon les arbitres.

Avec le développement des investissements à l'étranger, le recours au règlement des différends s'est banalisé. En plus de présenter des défauts en termes de transparence, l'arbitrage d'investissement a donné lieu à quelques abus retentissants : plusieurs entreprises ont pu ainsi obtenir des dédommagements de la part d'États qui avaient adopté des mesures qui leur portaient préjudice. Ainsi, Petroleum a pu gagner 1,7 milliard de dollars contre l'Équateur, soit près de 2 % du PIB... L'Australie s'est trouvée mise en cause par Philip Morris pour avoir choisi de rendre neutres les paquets de cigarettes, l'Allemagne est attaquée pour sa décision de renoncer à l'énergie nucléaire. Autre exemple, français celui-là, Veolia a engagé un recours contre l'Égypte en 2012. Encore en cours, la plainte de Veolia a été déposée au nom du traité d'investissement conclu entre la France et l'Égypte. La « nouvelle loi sur le travail » adoptée en Égypte contreviendrait aux engagements pris dans le cadre du partenariat public-privé signé avec la ville d'Alexandrie pour le traitement des déchets. Beaucoup d'exemples sont apparus depuis une quinzaine d'années. Même s'ils constituent une minorité des différends traités par un mécanisme d'arbitrage, leur proportion ne cesse d'augmenter.

Les États sont ainsi menacés de sanctions financières massives pour des décisions d'ordre sanitaire, social ou environnemental ; cette pression exercée sur eux risque de les dissuader de légiférer.

Pourquoi donc inclure un tel dispositif dans les accords CETA et TTIP ? Nos partenaires d'outre-Atlantique sont intéressés par une harmonisation des règles de protection des investissements dans toute l'UE et cherchent à assurer leur mise en oeuvre dans tous les États membres, quelle que soit la fiabilité du système judiciaire de chacun de ces États. D'ailleurs, les USA ont, comme nous, signé des accords d'investissements avec les nouveaux États membres, qui prévoient un règlement privé des différends investisseur/État. Les États-Unis espèrent aussi, en insérant un ISDS dans le partenariat transatlantique comme dans son équivalent transpacifique, imposer un tel mécanisme à la Chine.

Côté européen, il faut d'abord relever que la conclusion d'accords d'investissement constitue une compétence récente de l'UE, que lui a conféré le traité de Lisbonne. L'objectif d'un accord d'investissement comprenant un ISDS est bien sûr d'encourager les investissements croisés avec les États-Unis et le Canada pour renforcer l'attractivité de l'UE ; c'est aussi de faciliter la résolution des litiges pour les entreprises européennes car le système judiciaire outre-Atlantique est coûteux et complexe à appréhender du fait de la structure fédérale. Enfin, l'UE entend, à l'occasion de ces accords, moderniser la protection des investissements et l'arbitrage associé pour « infuser » ce modèle quelque peu amélioré à l'échelle mondiale. La Commission fait ainsi valoir que l'accord avec le Canada présente des avancées par apport aux ISDS qu'on trouve dans les accords bilatéraux existants:

- moins d'ambiguïté interprétative, à la fois grâce à un meilleur encadrement des notions de traitement juste et équitable et d'expropriation indirecte, et grâce à l'obligation faite aux arbitres de se conformer à l'interprétation des clauses du traité par ses signataires ;

- plus de transparence de la procédure d'arbitrage ;

- une plus grande impartialité des arbitres grâce à une meilleure prévention des conflits d'intérêts, au respect d'un code de conduite et à la constitution d'une liste d'arbitres agréés par les parties au traité ;

- un encadrement du coût des litiges, et la prise en charge des frais par le plaignant...

J'entends bien tout cela mais, au terme de la douzaine d'auditions que j'ai menées pour préparer ce rapport, je persiste à penser qu'il nous faut marquer une opposition de principe à un tel système d'arbitrage privé des différends État/investisseurs dans l'accord UE/USA.

Un tel système est inutile entre des États de droit bien établis: le niveau des investissements croisés UE/USA en est la preuve. Il est aussi discriminatoire puisque le recours à l'arbitrage est ouvert aux entreprises étrangères mais pas aux entreprises domestiques, et que les PME, qui ont rarement les moyens d'y consacrer 7 millions d'euros, n'en bénéficieront pas. Il est en plus particulièrement dangereux de prévoir un tel système avec les États-Unis, vu la puissance de leurs multinationales et le goût américain pour le contentieux.

Mais surtout il est contraire au principe de démocratie et au respect de l'État de droit. Voulons-nous avoir à indemniser des sociétés étrangères pour le prix de nos choix démocratiques ? Voulons-nous promouvoir la justice privée ? Nous ne devons pas marchander la démocratie, ce serait renoncer à notre ordre institutionnel, à notre modèle de société, et finalement à notre identité. D'ailleurs, le président Juncker ne s'y est pas trompé en mandatant Frans Timmermans, précisément au titre de ses compétences relatives à l'État de droit, pour se pencher sur ce sujet, lequel est aujourd'hui gelé dans les négociations TTIP dans l'attente des conclusions que la Commission européenne doit bientôt tirer de la consultation qu'elle a menée à ce propos.

Ces motifs d'opposition sont suffisamment graves à mes yeux pour prendre le risque de reconsidérer aujourd'hui la question de l'ISDS dans l'accord Canada comme dans le partenariat transatlantique, sous peine de rencontrer des difficultés au moment de la ratification de ces accords. Pour cela, la France doit construire des alliances au sein du Conseil, alors même que la moitié des États membres vient d'écrire à la Commission européenne pour soutenir le maintien du dispositif d'arbitrage dans les accords CETA et TTIP. Il ne sera donc pas simple de construire un front inverse, même si l'on peut compter déjà sur l'Autriche et le Luxembourg. La Chancelière allemande n'a pas publiquement pris position sur ce sujet mais son ministre de l'économie, Sigmar Gabriel, a été le premier à déclarer sa ferme opposition à la mise en place d'un tel mécanisme d'arbitrage privé. Et le Parlement européen devrait être un allié de poids : il a d'ailleurs déjà rejeté un accord négocié par l'UE en 2012, l'accord anti-contrefaçon (ACTA). Et de nombreuses voix s'élèvent sur tous les bancs du Parlement européen pour s'inquiéter de l'ISDS.

Si je vous propose de tenir cette position de principe, sa déclinaison concrète ne peut, selon, moi, être la même pour l'accord avec le Canada et celui envisagé avec les États-Unis, du fait de l'état d'avancement différent de ces deux négociations : la Commission européenne considère avoir achevé son travail de négociation avec le Canada. Restent à effectuer en 2015 le toilettage juridique du texte et sa traduction par les juristes-consultes, avant qu'il ne soit soumis au Conseil et au Parlement européen, voire aux États membres s'il s'agit d'un accord mixte. Sans doute ne nous sommes-nous pas mobilisés assez tôt sur l'accord avec le Canada, mais il n'est pas trop tard, d'autant qu'il a bien fallu attendre de connaître le projet d'accord final pour disposer d'éléments substantiels. En tout état de cause, je crois utile de purger la question de l'arbitrage privé État/investisseur aujourd'hui plutôt que de passer en force en déclarant le sujet clos, au risque qu'un seul parlement refuse de ratifier le traité et le voue à l'échec.

Je n'ignore pas les acquis de la négociation, qui sont importants pour l'UE, en matière de brevets pharmaceutiques, de protection des indications géographiques, d'accès des entreprises européennes aux marchés publics fédéraux et subfédéraux... Je propose donc d'utiliser les mois qui viennent pour faire évoluer le texte à la marge dans son volet Investissement pour assurer à la fois le droit des États à réglementer (aujourd'hui seulement reconnu en préambule du CETA) et la protection des investisseurs. Car les règles envisagées dans l'accord laissent encore place aux abus : le texte indique que « dans de rares cas », des mesures d'intérêt public peuvent constituer une expropriation indirecte ; il tient compte des « attentes légitimes » des investisseurs ; il menace notre politique industrielle en empêchant notamment de réserver aux Européens une part au capital des sociétés américaines ou canadiennes investisseurs sur notre sol; enfin, pour ce qui concerne la procédure d'arbitrage privé, il oblige les arbitres à déclarer leurs intérêts mais il n'interdit pas explicitement qu'ils aient un lien avec une partie au différend ; et le mécanisme d'appel est seulement envisagé pour plus tard mais pas créé...

Je vous propose donc de plaider pour remédier à ces défauts de l'ISDS. Des efforts restent à faire en matière de transparence des procédures, le secret des affaires restant opposable. Il faut aussi aller plus loin pour prévenir les conflits d'intérêt parmi les arbitres. Enfin, un mécanisme d'appel doit être effectivement mis en place. À défaut, l'UE pourrait explorer la solution d'un règlement des différends d'État à État, inspiré de l'Organe de règlement des différends de l'OMC, avec un système d'appel devant un tribunal permanent. Il est essentiel, si on maintient l'ISDS dans l'accord Canada, de l'améliorer autant que possible car de nombreuses multinationales américaines ont une filiale au Canada donc risquent de l'utiliser. On peut d'ailleurs raisonner pareillement pour l'accord UE/Singapour, tout juste paraphé.

Si nous n'y parvenons pas, le plus sage serait de renoncer au volet Investissements du CETA. Quel serait le prix à payer ? Peut-être un prix politique, en termes d'amitié avec le Canada, où le Président de la République s'est récemment rendu ; mais sans doute pas plus. En effet, l'équilibre de la négociation n'en serait pas affecté ; et le Canada n'a pas plus intérêt que nous à rouvrir la négociation d'un accord qu'il présente à ses concitoyens comme très favorable à leurs intérêts, en raison des concessions commerciales obtenues, par exemple en termes de contingents d'exportation bovine. Il se pourrait même que l'abandon du volet Investissements de l'accord retire aussi une épine du pied du Canada, confronté aux mêmes inquiétudes dans son opinion publique.

Concernant la négociation avec les États-Unis, le jeu est plus ouvert, d'autant que le congrès américain n'a pas encore voté la Trade Promotion Authority qui permettrait au président Obama de conclure l'accord. C'est pourquoi je vous propose d'écarter par principe l'idée de l'arbitrage privé, avant même d'ouvrir ce chapitre de la négociation avec les Américains. J'insiste aussi sur la nécessité que les règles de protection des investissements qui seraient adoptées dans le TTIP reconnaissent explicitement la possibilité pour l'Europe de développer ses politiques propres, y compris en matière industrielle, et de préserver ses acquis, notamment en matière sociale, environnementale, et sanitaire. Sans doute les États-Unis sauront-ils se ménager de nombreuses exceptions eux aussi, au nom de leur sécurité nationale, par exemple.

Plus largement, en ce qui concerne l'ensemble de la politique commerciale, je suggère de ne plus recourir systématiquement à un ISDS mais d'examiner pour chaque projet d'accord les meilleures conditions pour le règlement des différends. D'autant que d'autres États seront plus méfiants à l'avenir à l'égard de l'arbitrage privé au vu des exemples négatifs qui se sont multipliés et auxquels j'ai fait allusion dans mon exposé. Ainsi l'Australie, après sa mésaventure avec la société Philip Morris a déjà fait savoir qu'elle ne signerait plus de traité incluant un tel mécanisme.

Je propose enfin que le Gouvernement remette au Parlement un rapport annuel qui donne une vision d'ensemble des objectifs et des principes qui guident la politique commerciale et d'investissement de l'UE et de la France.

Je vous soumets donc une proposition de résolution européenne amendée en ce sens, mettant l'accent d'abord sur la transparence, et proposant ensuite ce positionnement ferme mais différencié sur le recours à l'arbitrage privé dans les accords CETA et TTIP. Merci pour votre attention.

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