Le sujet est sensible, puisqu'il s'agit de la gouvernance des chemins de fer en France, en Allemagne et dans toute l'Europe.
Je commencerai par un rappel historique : la loi d'orientation des transports intérieurs (Loti) de 1982 a créé un établissement public industriel et commercial, nommé SNCF, à compter du 1er janvier 1983. Les autres États membres disposaient alors eux aussi d'un opérateur unique, chargé des infrastructures et des transports.
Dans ce contexte, la Communauté économique européenne a adopté la directive 91/440 du 29 juillet 1991 tendant à développer les chemins de fer communautaires. La philosophie du dispositif peut être résumée ainsi : créer à terme un marché unique de transport ferroviaire en augmentant le trafic, grâce à une baisse des prix occasionnée par l'introduction de la concurrence dans une activité marquée jusque-là par la coexistence de monopoles géographiques. L'article premier de cette directive mérite une citation exhaustive :
« La présente directive vise à faciliter l'adaptation des chemins de fer communautaires aux exigences du marché unique et à accroître leur efficacité :
- par la garantie de l'indépendance de gestion des entreprises ferroviaires ;
- par la séparation de la gestion de l'infrastructure ferroviaire et de l'exploitation des services de transport des entreprises ferroviaires, la séparation comptable étant obligatoire, la séparation organique ou institutionnelle facultative ;
- par l'assainissement de la structure financière des entreprises ferroviaires ;
- par la garantie de droits d'accès aux réseaux ferroviaires des États membres pour les regroupements internationaux d'entreprises ferroviaires effectuant des transports combinés internationaux de marchandises. »
Les États membres étaient donc libres d'opter pour l'organisation de leur choix, à condition de séparer les activités de gestion des infrastructures et de transport au moins sur le plan comptable, et de ne pas entraver l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire. L'article 6 enfonçait les clous : « Les États membres peuvent en outre prévoir que cette séparation comporte des divisions organiques distinctes au sein d'une même entreprise ou que la gestion de l'infrastructure est assurée par une entité distincte. » On ne saurait être plus explicite ! Malgré l'obligation d'assainir la structure financière des opérateurs historiques, les États pouvaient ou non reprendre leur dette.
Par la suite, d'autres textes ont complété cette directive sans en altérer l'esprit. Ainsi, la directive 95/18 régit l'attribution des licences requises pour exercer une activité ferroviaire, la directive 95/19 organisant l'attribution des sillons et le versement des redevances correspondantes.
La suite de la législation communautaire sur ce sujet est scandée par trois « paquets ferroviaires ».
Le premier, qui date de février 2001, ouvrait partiellement le fret transeuropéen à la concurrence, par deux directives. Il modifiait la directive 91/440 pour que la répartition des sillons, l'établissement des redevances d'usage et la délivrance des licences relèvent d'organismes indépendants des exploitants de transports, là encore sans imposer de structure spécifique. En outre, une séparation fut introduite entre les comptabilités du fret et des passagers, chacune de ces activités devant équilibrer ses charges. On voulait éviter ainsi que d'éventuels excédents dégagés sur le transport de passagers ne subventionnent le fret, faussant ainsi les conditions concurrentielles. Rappelons que le fret seul était partiellement ouvert à la concurrence, le transport de passagers restant national. Enfin, la directive 2011/12 imposait aux États membres de créer un organisme de contrôle, chargé de veiller à l'absence de pratique discriminatoire.
En avril 2004, le deuxième « paquet » comportait quatre textes, dont deux avaient une réelle portée : un règlement créant à Valenciennes une agence ferroviaire européenne et une directive achevant en deux temps l'ouverture du fret à la concurrence jusque sur les liaisons nationales.
Le troisième « paquet ferroviaire » comportait pour sa part une directive de portée considérable, puisqu'elle introduisait l'ouverture à la concurrence des transports internationaux de passagers, les transports internes restant l'apanage de monopoles nationaux.
L'Allemagne a choisi une structure en holding, la société Deutsche Bahn chapeautant plusieurs filiales, dont l'opérateur de réseau DB Netz. La Deutsche Bahn fut créée le 1er janvier 1994, par fusion de la Deutsche Bundesbahn de l'ex-RFA et de la Deutsche Reichsbahn de l'ancienne RDA. Conformément aux exigences communautaires, une autorité de supervision fut instituée, l'Eisenbahn-Bundesamt (EBA). J'ajoute que l'État allemand a repris en 1994 la dette de la Deutsche Bahn, soit 35 milliards d'euros, et qu'il lui verse une subvention pour compenser les coûts supplémentaires dus au statut des cheminots allemands. Ces deux éléments, essentiels pour l'équilibre des comptes de l'opérateur germanique, distinguent radicalement ce qui se passe de part et d'autre du Rhin, puisque les chemins de fer allemands ont ainsi économisé plus de 64 milliards d'euros depuis 1994. Ces chiffres proviennent d'un rapport de la Cour des comptes significativement intitulé : « Le réseau ferroviaire. Une réforme inachevée, une stratégie incertaine. »
La France a suivi une trajectoire unique au sein de l'Union européenne. Dans un premier temps, la transposition de la directive 91/440 s'est traduite par une modification a minima de notre droit : une simple distinction dans la comptabilité de la SNCF entre exploitation des transports et gestion de l'infrastructure. Cette situation aurait pu durer longtemps, mais la perspective de l'euro changea la donne, puisque l'encours de la dette publique au sens du traité de Maastricht devait impérativement rester inférieur à 60 % du PIB. Il fallait donc clarifier le statut comptable des milliards de francs empruntés par la SNCF. Toute reprise de la dette ferroviaire par l'État étant exclue, la loi du 13 février 1997 a créé une structure à cette fin. RFF est l'enfant improbable d'un père, d'une mère et d'une comparse : le père est le redressement des comptes publics, la mère est l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire et la comparse est la séparation organique entre gestion de l'infrastructure et exploitation des transports. Cette scission justifiait en effet d'attribuer à RFF un patrimoine propre lui permettant de percevoir des revenus utilisés pour amortir la dette en la sortant du champ de l'endettement public au sens de Maastricht. Les redevances excédant la moitié de ses charges, RFF est considéré comme une entreprise du secteur marchand, hors des administrations publiques au sens du traité de Maastricht.
Néanmoins, directive 91/440 oblige, RFF devait aussi entretenir et développer le réseau ferré. Or, malgré sa dénomination, le nouvel être hybride n'avait pas été conçu dans le but de gérer les infrastructures. Et la dévolution patrimoniale, organisée à l'article 5 de la loi du 13 février 1997, n'était pas motivée par un projet ferroviaire. À titre d'exemples, citons trois curiosités. Tout d'abord, la valorisation à 148 milliards de francs du patrimoine transféré de la SNCF vers RFF était « forfaitaire ». Dire qu'elle avait été réalisée au doigt mouillé serait assurément moins littéraire, mais plus parlant et plus sincère, selon le terme utilisé par les comptables. Le montant avait sans doute pour vertu principale d'être supérieur à la dette transférée, soit 134 milliards de francs. Ensuite, selon leur orientation parallèle ou perpendiculaire aux voies, les quais ont été ou non transférés à RFF. Enfin, les cours des gares ont également connu des sorts différents selon qu'elles servaient aux passagers ou au fret. Ces distinctions byzantines prennent tout leur sens lorsqu'on sait que la SNCF ne disposait d'aucun inventaire patrimonial informatisé !
Pour l'entretien et la construction des voies, les doublons se sont multipliés. Afin de maintenir un minimum de cohérence, la maîtrise d'oeuvre est déléguée par RFF à la SNCF, en vertu de la loi de 1997. La prestation de la SNCF est facturée forfaitairement ! Une sorte d'habitude, apparemment addictive, dans les relations sui generis entre la SNCF et RFF... Mais il reste que les ingénieurs de projets de RFF ont pour principale mission de superviser, voire de refaire, ce que font leurs homologues de la SNCF. Ainsi, l'opérateur historique prépare les dossiers d'investissement au titre de la maîtrise d'ouvrage déléguée, puis la contre-expertise effectuée par RFF précède l'examen ministériel ! Au total, 55 000 personnes employées par la SNCF travaillent en fait pour RFF. Depuis avril 2009, les intéressés sont affectés à la branche « Gares et connexions » de la SNCF.
Cette organisation a le mérite de préserver la sécurité du réseau ferré, mais elle est une source évidente de frottements, pour ne pas dire de « conflits », entre les deux sociétés et de surcoûts pour la collectivité, donc pour les usagers. Cette situation a été critiquée par la Cour des comptes. De son côté, l'Institut fédéral polytechnique de Lausanne a réalisé en 2005, 2007 et 2011 trois audits, à la demande conjointe de la SNCF et de RFF. Tous trois ont débouché sur des rapports critiques, dont le dernier fut publié en septembre 2012.
Il n'est donc pas surprenant que le Gouvernement ait annoncé récemment une rationalisation des structures, sans rapatriement de la dette ferroviaire dans le giron de l'État. Bien que l'architecture du projet n'ait pas été entièrement dévoilée, je constate avec satisfaction que le Gouvernement a rejoint les analyses que j'ai présentées ici même le 10 mai 2011, à l'occasion d'un débat sur les projets de la Commission européenne. J'avais alors suggéré de revenir sur la séparation entre gestionnaire d'infrastructure et entreprise ferroviaire, où je voyais plus d'inconvénients que d'avantages. Ma proposition de résolution insistait sur le fait que la séparation radicale n'était pas la seule voie ouverte. J'avais en outre mentionné la nécessité d'assurer le bon fonctionnement du couple franco-allemand.
Il n'est pas question de copier purement et simplement le système d'Outre-Rhin, notamment sur le plan financier, puisqu'aucune reprise de dette n'est envisagée, non plus que le versement d'une subvention compensant les surcoûts induits par le statut des cheminots. A fortiori, nul ne songe à mettre en extinction le statut des cheminots français ! Les trains ne circuleraient plus... Il reste que les responsables ferroviaires des deux États doivent se montrer unis face à une Commission déterminée à imposer ses vues.
Le contentieux engagé par la Commission européenne contre l'Allemagne devrait connaître très prochainement son épilogue, puisque l'avocat général, M. Nilo Jääskinen, a présenté ses conclusions le 6 septembre 2012. Sans surprise, il a constaté que l'Allemagne n'avait violé aucune prescription communautaire en instituant des entités distinctes coordonnées par une holding. Il a estimé que la composition partiellement identique des conseils d'administration ne mettait pas en cause l'indépendance du gestionnaire de réseau, puisque la loi allemande impose fort logiquement aux administrateurs de défendre l'intérêt de la société dont ils examinent la gestion, sans se laisser distraire par d'autres mandats sociaux. À vrai dire, certains griefs de la Commission européenne sont déroutants : elle reproche par exemple à DB Netz d'équilibrer ses comptes sans subvention publique ! Sur le plan juridique, il n'a évidemment jamais été imposé au gestionnaire d'être déficitaire. Et dans le contexte actuel, que la Commission européenne reproche à une entité publique de ne pas peser sur l'équilibre des comptes publics laisse sans voix... Fort logiquement, M. Jääskinen a balayé le grief, tout comme les autres, bien qu'ils n'aient pas tous été aussi étranges.
Mais la Commission n'a pas renoncé à imposer son point de vue par un quatrième « paquet ferroviaire », à en juger par les révélations faites par la presse depuis une semaine. Le principe de subsidiarité devrait pourtant s'opposer à ce que Bruxelles impose à tous les États membres une séparation organique et en précise de surcroît les modalités ! Il suffit d'assurer un accès équitable et non discriminatoire aux infrastructures. Pour me limiter au cas français, je rappelle que la loi du 8 décembre 2009 relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires, dite « loi ORTF », a confié cette responsabilité à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF). Que veut-on de plus ?
Les voies ferrées, d'importance primordiale pour l'économie de tout le continent, doivent satisfaire à des exigences draconiennes de sécurité. Il est heureux que la SNCF soit aujourd'hui maître d'oeuvre et souvent maître d'ouvrage délégué, car la sécurité n'est vraiment garantie que lorsque l'organisme en charge des transports joue un rôle de premier plan, au moins dans la préparation des travaux. Ceux qui en doutent devraient méditer cet extrait du rapport de la Cour des comptes : « Compte tenu de moyens limités malgré une forte croissance de ses effectifs affectés à la maîtrise d'ouvrage, RFF l'a généralement déléguée à la SNCF mais critique régulièrement les défauts supposés de son mandataire », notamment la « préférence marquée pour des solutions techniquement robustes mais trop coûteuses ». À juste titre, les magistrats de la Cour observent que « ces critiques ne sont pas toujours fondées ou ne le sont plus pour certaines. Les solutions robustes sont parfois bien préférables. » La sécurité des passagers doit être l'impératif premier. Développer la concurrence n'est envisageable qu'une fois ce préalable assuré.
De même, il me paraît inacceptable que la Commission européenne passe sous silence les enjeux sociaux, alors que le dumping social engendrait une concurrence opposant des statuts, non des entreprises. Si l'on n'y prend garde, des opérateurs privés gagneront des parts de marché, sans qu'un seul train supplémentaire ne circule ! D'ailleurs, l'ouverture du fret à la concurrence n'a pas eu l'effet stimulateur escompté, puisque ce trafic a stagné, contrairement au transport de passagers sur lignes à grande vitesse, resté monopole national.
Il est indispensable que le quatrième paquet ferroviaire ait pour pierres angulaires la sécurité des usagers et le maintien du statut des cheminots, dont il est permis d'envisager l'actualisation, non la remise en cause. À ces conditions, il sera possible de développer le recours au chemin de fer, pour le plus grand bien des économies européennes et du développement durable.