Je me suis saisi de cette affaire car, si les journaux anglo-saxons en sont remplis, en France il règne sur ce sujet un silence complet. J'ai interrogé le Gouvernement qui a répondu « circulez, il n'y a rien à voir »... J'ai interrogé différentes autorités, sans plus de succès. Certes, les Anglais sont plus concernés que nous, mais deux banques sur les dix-sept concernées sont françaises. Et les conséquences des manipulations de ce taux nous concernent tous, puisqu'ils servent de référence pour beaucoup de contrats financiers. Il est donc utile que nous en parlions et que nous fassions des propositions.
De quoi s'agit-il ? Le Libor est un indice de taux d'emprunt au jour le jour du marché interbancaire. Les grandes devises sont cotées ainsi : dollar, yen, dollar australien, l'euro aussi, mais pour l'euro il y a l'Euribor, de sorte que le Libor est un peu redondant. C'est - c'était - un marché de gentlemen : les représentants de dix-sept banques honorablement connues se réunissent tous les jours de marché à midi, après que les trésoriers des dix-sept banques ont communiqué, à 11 heures, leurs estimations. Les trésoriers répondent à la question suivante : à quel taux pensez-vous que vous pourriez emprunter des fonds en devises aujourd'hui ? Ils évaluent donc en fait la valeur du crédit de leur propre banque, ce qui doit évidemment être fait avec les plus grandes précautions pour ne pas déclencher de spéculations. La moyenne des dix-sept taux ainsi obtenus est ensuite publiée. L'Euribor est la moyenne de taux prêteurs uniquement en euros, sur une durée comprise entre une semaine et un an - en-dessous d'une semaine, le taux au jour le jour, appelé Eonia, est géré par la BCE. Une quarantaine de banques doivent donner leur estimation du taux de dépôt en euro entre deux banques le jour même. Les valeurs extrêmes sont rejetées, et l'on fait la moyenne, qui devient l'Euribor, qui est donc une estimation externe, à la différence du Libor.
En juin 2012, le scandale du Libor a éclaté, autour de la Barclay's Bank qui était la plus active, et a été accusée - à juste titre, semble-t-il - de manipulation des taux du Libor. Il est apparu ensuite que d'autres banques avaient trempé dans ces manipulations. Le scandale a abouti à la démission de M. Diamond, président-directeur général fort bien nommé, et de toute une partie des équipes de direction. L'autorité de surveillance britannique, la Financial Service Authority (FSA) n'a rien surveillé ; elle n'a pas déclenché des investigations quand elle l'aurait pu. Avant 2008, les manipulations visaient à augmenter les gains des banques : les opérateurs de marchés souhaitaient optimiser leurs opérations de marché, et donc leur rémunération. Ils faisaient donc pression sur le trésorier pour que celui-ci surestime ou sous-estime légèrement le taux qu'il annoncerait. Après 2008, la situation des banques a changé, elles voulaient désormais éviter de montrer leurs difficultés : c'était vraisemblablement les équipes de direction qui demandaient au trésorier de sous-estimer un peu le taux, afin d'afficher de la solidité. Comme ces taux sont devenus systémiques, servant de référence à des millions de contrats, ce qui en fait quasiment des biens publics, ces tromperies touchent tout le monde !
Les enquêtes diligentées aux États-Unis et en Angleterre se sont conclues par des transactions financières, selon les règles du droit anglo-saxon : des amendes d'un montant total de presque deux milliards d'euros ont éteint les poursuites. La Commission européenne a ouvert une enquête pour entente entre les banques, qui avance avec une sagesse toute bruxelloise... Les banques françaises concernées font éventuellement l'objet d'enquêtes des autorités françaises dans le cadre de la coopération internationale entre superviseurs.
Les Anglais ont réagi très vite : la réputation de la place de Londres était en jeu. Le responsable de la surveillance, M. Wheatley, a été chargé d'un rapport où il formule les propositions pour modifier la gouvernance du Libor. Un appel d'offres sera fait pour choisir le gestionnaire du taux, un steering committee installé, mais il n'y aura pas de surveillance publique : cela reste une affaire privée entre banques. Le marché interbancaire sur la place de Londres s'est beaucoup contracté, ce qui pose un problème de cotation : le volume de transactions n'est plus suffisant pour pouvoir faire des estimations sérieuses. Les Américains, par la voix du président de l'autorité de surveillance, ont donc annoncé qu'ils allaient explorer la création d'indices alternatifs probablement basés à New York. Mais on ne peut pas supprimer le Libor, puisqu'il sert à l'indexation de millions de contrats déjà conclus. Il va donc subsister encore un certain temps.
La Commission européenne va faire des propositions sur l'Euribor ; nous pourrions lui suggérer de réformer ses modalités d'élaboration et de gestion. L'important est de faire en sorte que la BCE participe à la gouvernance de l'Euribor. Elle sera l'autorité de surveillance des banques, il n'est pas déraisonnable de souhaiter qu'elle surveille aussi les taux du marché monétaire, qui feraient ainsi partie de la gouvernance de la zone euro. Il y aura des problèmes politiques : les Allemands ne seront sans doute pas favorables au départ, et les Anglais ne le seront certainement pas - mais après tout ils n'ont qu'à entrer dans l'euro s'ils veulent participer à la gouvernance de la zone !