Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission des affaires européennes — Réunion du 29 mai 2013 : 1ère réunion
Culture — Économie finances et fiscalité - stratégie européenne pour l'économie numérique - avis politique de mme catherine morin-desailly

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Notre commission a adopté le 20 mars dernier mon rapport sur la stratégie européenne en matière numérique. De manière polémique, je l'avais intitulé « L'Union européenne, colonie du monde numérique ? ». La place que prend le numérique dans notre vie et dans nos économies s'accroît si vite, et les Européens sont tellement distancés en matière d'équipement et de services numériques, que l'Union européenne risque de perdre sa souveraineté : il est urgent de réagir.

Je vous soumets aujourd'hui un avis politique : le président Barroso a invité les parlements nationaux à réagir au contenu des textes publiés par la Commission. La stratégie numérique est au programme du Conseil européen d'octobre prochain. La Commission européenne a bien identifié le numérique comme un gisement de croissance pour l'Union européenne : elle a recensé cent actions-clés, qui composent l'agenda numérique, et sont prioritairement destinées à approfondir le marché unique autour des usages du numérique. Mais notre continent ne doit pas avoir pour seule ambition de consommer des équipements asiatiques ou des contenus américains : nous devons devenir producteurs, créer de la richesse et de l'emploi. C'est la condition indispensable au maintien de la valeur ajoutée et des emplois sur notre continent : pour citer Mario Monti, « oui à la création d'un marché unique, mais qui ne soit pas un marché désarmé » !

Je regrette donc que l'agenda numérique de Mme Kroes n'exprime pas une vision stratégique de la place de l'Union européenne dans le cyberespace. Pour la vieille Europe, le numérique est un défi économique, car il bouleverse tous les modèles d'affaires connus des industries qui font la puissance européenne, un défi fiscal, puisque les géants d'internet exploitent la concurrence fiscale interne à l'Union européenne et mettent à profit la possibilité qu'offre le numérique de découpler le lieu d'établissement d'une société et le lieu de consommation de ses services, et un défi juridique, puisque les acteurs dominants des services en ligne - qui sont principalement américains - ne relèvent pas des juridictions européennes.

Je souhaite attirer l'attention de la Commission européenne sur les enjeux à long terme de la faible présence de l'Europe sur internet. La souveraineté de l'Europe sur les données qu'elle produit s'en trouve de plus en plus menacée - il s'agit pourtant de l'or noir du numérique - car le développement des services en nuage va les mettre entre les mains de fournisseurs de services américains ; le développement de l'internet des objets va multiplier les données et renforcer l'importance de leur maîtrise. La survie de l'identité européenne dans le monde numérique est en jeu : la création se fait de plus en plus sous forme numérique, et l'on y accède de plus en plus en ligne. La création d'un marché unique des contenus en ligne risque de profiter surtout aux opérateurs dominants de l'internet. La concentration qu'entraînent les effets de réseau est préoccupante pour la diversité culturelle. Le numérique n'est donc pas seulement un gisement de croissance : c'est aussi un enjeu de civilisation pour l'Union, qui doit prendre sa juste place dans l'univers numérique.

Je propose trois actions : faire de la souveraineté numérique un objectif politique pour l'Union européenne, miser sur l'unité européenne pour peser dans le cyberespace, et faire agir l'Union pour favoriser la numérisation de l'économie européenne.

Je propose donc la création d'une formation du Conseil de l'Union dédiée aux questions numériques pour incarner l'ambition transversale qu'est le numérique : elle pourrait être complétée par une enceinte consultative issue de la société civile susceptible d'éclairer l'exécutif européen. J'appelle à une meilleure intégration des différentes politiques européennes concernées par l'ambition de souveraineté numérique de l'Union. La politique de concurrence, notamment, doit prendre en compte d'autres objectifs que l'optimisation du bénéfice du consommateur : sécurité des réseaux, maîtrise des données, diversité culturelle, avenir de l'industrie numérique européenne. J'encourage la Commission à imposer aux géants d'internet des obligations d'équité et non de discrimination, afin de juguler leur domination. Certains acteurs de l'internet sont devenus des « facilités essentielles », car ils ont acquis une position dominante durable qui les rend indispensables à l'activité économique : 97 % des recherches sont faites sur Google. J'invite la Commission européenne à prévoir un mécanisme accéléré de règlement des différends pour s'assurer de manière indépendante du respect des engagements pris par les sociétés qui ont transigé avec la Direction générale « Concurrence », comme Google. Je suggère aux autorités européennes de la concurrence de se mobiliser pour la préservation de la neutralité des terminaux qui permettent de se connecter à internet : les systèmes propriétaires ferment les marchés. J'insiste enfin sur la nécessaire sécurisation de nos réseaux numériques, qui réclame de développer les capacités de cyberdéfense des États membres et de renforcer les obligations des opérateurs d'importance vitale en matière de sécurisation informatique. Je propose que l'Union européenne conditionne l'achat d'équipements hautement stratégiques, comme les routeurs de coeur de réseau, à leur labellisation par une autorité publique de sécurité, pour nous prémunir contre l'espionnage par les pays fournisseurs. Nous pourrions inclure de tels achats dans le périmètre des marchés de sécurité pour pouvoir leur appliquer la préférence communautaire, déjà implicitement reconnue par les règles européennes pour les marchés de défense et de sécurité.

J'appelle l'Union européenne à renforcer sa présence dans les instances mondiales de gouvernance de l'internet, mais aussi dans les instances de normalisation. La solidarité des États membres doit être renforcée pour lutter contre l'évasion fiscale des acteurs numériques, ce qui implique de respecter le calendrier prévu pour territorialiser de nouveau la perception de la TVA sur le lieu de consommation des services en ligne, et passe par l'exercice d'une pression sur les États membres dont les pratiques fiscales sont dommageables. L'Union doit exiger dans les instances internationales que les multinationales de l'activité numérique soient imposées en proportion de leur activité sur le territoire où résident leurs utilisateurs.

J'invite la Commission à proposer la création d'un impôt numérique européen qui contribuera au financement des réseaux de nouvelle génération et de la création. Faute d'un tel impôt, le modèle économique et social européen ne sera pas soutenable.

L'Union européenne doit promouvoir la protection des données, en interdisant le transfert de données hors de l'Union européenne sur requête d'une autorité d'un pays tiers, sauf autorisation expresse. Elle doit pour cela négocier avec les États-Unis un accord qui protège les données des Européens d'une manière conforme à la Charte des droits fondamentaux. Je suggère la création d'un droit de recours collectif des consommateurs contre les conditions générales de certains services en ligne, qui sont très changeantes et souvent opaques.

L'Union européenne peut améliorer la loyauté de la concurrence mondiale, qu'il s'agisse d'aides d'État ou d'ouverture de marchés publics. Elle dispose du levier puissant de l'achat public. Elle doit soutenir la mutation de ses entreprises vers le numérique, en adaptant les programmes européens d'aide à la recherche pour mieux prendre en compte une nouvelle conception de l'innovation. Elle doit encourager le capital-risque européen, faciliter l'introduction en Bourse des start-up, éviter leur rachat ; les fonds structurels européens pourraient aider les petites entreprises à créer leur site internet et à développer leur activité de manière dématérialisée. J'encourage l'Union à défendre les droits d'auteur tout en les adaptant à l'ère du numérique pour assurer le développement durable de la diversité culturelle européenne en ligne. Il est utile à ce titre de poursuivre les expérimentations menées, notamment en matière de chronologie des médias. Pour développer les contenus européens en ligne, j'invite la Commission à proposer l'application au livre et à la presse en ligne d'un taux de TVA au moins aussi bas que celui appliqué à ces biens dans le monde physique. Le budget européen doit soutenir l'industrie du jeu vidéo, qui représente une vraie modalité de création culturelle, et doit accompagner la transition vers le numérique des acteurs culturels en place.

C'est le sens de l'avis politique que je vous propose, auquel la Commission européenne devrait répondre dans les trois mois.

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