Intervention de Éric Bocquet

Commission des affaires européennes — Réunion du 26 mai 2016 à 8h30
Questions sociales et santé — Détachement des travailleurs : rapport d'information proposition de résolution européenne et avis politique de m. eric bocquet

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet :

Vingt ans après l'adoption de la directive sur le détachement des travailleurs, la Commission européenne a présenté, le 8 mars dernier, une proposition de directive destinée à mieux définir les conditions de sa mise en oeuvre. Les élargissements successifs de l'Union européenne et la crise économique et financière ont contribué à intensifier le recours aux travailleurs détachés, l'imprécision du droit et l'absence de contrôles efficients conduisant à assimiler cette pratique à un dumping social garanti par la norme européenne.

Il ne s'agit pas de la première intervention de l'Union européenne dans ce domaine depuis 1996. Un dispositif destiné à faciliter les contrôles et à mieux faire face à des formes élaborées de fraudes au détachement et de travail illégal a ainsi été adopté en mai 2014. Il est en cours de transposition par les États membres. La commission des affaires européennes avait, lors de débats préalables au vote de ce texte, manifesté son souhait de voir renforcer les dispositifs de contrôle et plaidé pour une réflexion sur les conditions même de détachement, afin qu'elles soient plus détaillées. Il s'agissait notamment de vérifier que le détachement ne soit pas un prêt de main d'oeuvre à bas coût et réponde à l'objectif premier qui lui est assigné : pallier un manque de main d'oeuvre dans un secteur précis.

Cette problématique est toujours d'actualité. La Commission européenne a cependant sensiblement modifié son approche. Le primat accordé à la libre prestation de services est désormais tempéré par la volonté de faire émerger un principe simple : « À travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail ».

La Commission européenne a indiqué lors de sa prise de fonctions fin 2014, puis dans son programme de travail pour 2015, qu'elle entendait proposer un paquet sur la mobilité des travailleurs. Sa présentation a finalement été différée à mars 2016, en raison notamment des négociations avec le Royaume-Uni sur le futur statut de celui-ci au sein de l'Union européenne. Le paquet se limite en fait à une proposition de révision ciblée de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs, alors qu'il devait initialement intégrer une révision du règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale ainsi qu'une communication sur la mobilité de la main d'oeuvre. La révision du règlement sur la coordination des régimes de sécurité sociale est reportée en attendant les résultats du référendum britannique.

Sept gouvernements, dont celui de la France, avaient au préalable appelé à une révision de la directive de 1996 dans une lettre adressée, le 5 juin 2015, à la Commissaire européenne à l'emploi et aux affaires sociales, Mme Marianne Thyssen. Les ministres insistent, dans ce document, sur le principe d'un salaire égal sur un même lieu de travail. Ces États souhaitaient dépasser le « noyau dur » de règles minimales prévu par la directive de 1996. À l'inverse, neuf gouvernements ont manifesté leur opposition à tout projet de révision dans un courrier également adressé à la Commissaire européenne. Ils relevaient en premier lieu que la directive d'exécution n'a pas encore été partout transposée. Ils jugeaient ensuite que toute révision pourrait remettre en cause la liberté de service et fragiliser le marché intérieur.

La Cour de justice a, de son côté, sensiblement évolué sur cette question comme en témoignent deux arrêts rendus en 2015 que je présente dans le rapport. Ils précisent les éléments intégrés dans la rémunération due au travailleur détaché et tendent à consacrer le principe d'égalité salariale.

Quatre points sont abordés par le projet : la rémunération, la durée du détachement, les chaînes de sous-traitance et le recours aux agences d'intérim.

Premier point : la rémunération. En l'état actuel de sa rédaction, la directive de 1996 prévoit seulement que les travailleurs détachés perçoivent les taux de salaire minimal prévus par la loi ou les conventions collectives. Le degré de qualification, l'ancienneté et les éléments de salaire annexes ne sont pas mentionnés. Seules les allocations propres au détachement sont considérées comme faisant partie du salaire minimal, au sein duquel ne peuvent être intégrées les dépenses de logement, de nourriture et de voyage liées au détachement. La Commission propose aujourd'hui une nouvelle rédaction remplaçant les termes « taux de salaire minimal » par « rémunération ». Celle-ci permettrait de majorer sensiblement le coût d'un travailleur détaché. Le coût salarial mensuel d'un ouvrier polonais dans le bâtiment détaché en France pourrait passer de 1 587 à 1 960 euros, ce qui reste cependant en deçà du coût d'un salarié français - 2 146 euros, charges sociales obligent. Cette révision va incontestablement dans le bon sens. Les conventions collectives à portée restreinte c'est-à-dire régionales ou établies au niveau de l'entreprise, ne sont pas abordées par la révision. Il s'agit là d'une des failles du dispositif à l'heure où les accords d'entreprise prennent une place sans cesse croissante au sein de la hiérarchie des normes sociales. Ainsi, aux termes de la révision ciblée, l'accord d'entreprise pourrait ne pas profiter aux travailleurs détachés au risque de continuer à rendre leur recrutement plus attrayant. J'estime donc que la révision ciblée doit intégrer ce type d'accord. Je souhaite également que les conditions de logement dignes soient intégrées dans les normes devant s'appliquer aux travailleurs détachés.

Deuxième point : la durée de détachement. Aux termes de la proposition de révision ciblée, la totalité du droit du travail applicable au travailleur dont le détachement dépasse 24 mois devient celui du pays d'accueil. La durée de 24 mois est réputée prévue ou effective : la mesure s'applique donc de fait dès le premier jour où il devient prévisible que le détachement durera plus de 24 mois. La période de 24 mois n'est pas individualisée : en cas de remplacement de travailleurs détachés effectuant la même tâche au même endroit, la durée cumulée des périodes de détachement sur ce poste est prise en compte dès lors qu'elle dépasse six mois. Enfin, le droit du travail s'applique dès lors que le salarié détaché a effectué plusieurs missions dans un même État et que leur durée cumulée dépasse 24 mois. Il convient de rappeler, à ce stade, que la moyenne d'un détachement en France atteint 47 jours. La rédaction actuelle du texte laisse la possibilité de cumuler ces détachements sur différents postes dès lors que la somme de ces périodes n'atteint pas 24 mois. Il est donc possible d'imaginer qu'un travailleur détaché effectue des prestations de service 23 mois sur 24 dans un même pays sans qu'il ne soit concerné par l'application intégrale du droit du travail. Dans ces conditions, il convient d'apprécier la durée cumulée sur une période plus large. Je souhaite, comme le Gouvernement, que soit mise en avant une période de référence de 36 mois. Par ailleurs, l'absence de prise en compte des détachements inférieurs à six mois dans le calcul des durées cumulées en cas de remplacement des salariés, peut apparaître comme une invitation à contourner le dispositif et fragiliser la portée de la mesure. J'estime qu'il convient de supprimer ce seuil.

Troisième point : les chaînes de sous-traitance. La Commission européenne propose qu'un État membre puisse imposer à l'ensemble de la chaîne de sous-traitance les mêmes règles de rémunération que celles qui lient le contractant principal, même si ces dispositions résultent de conventions d'application non générales. L'idée est séduisante mais je m'interroge sur la chaîne de sous-traitance elle-même. Un donneur d'ordre dans le secteur de la construction peut-il imposer des conventions collectives à une entreprise de gardiennage à qui il a sous-traité la surveillance du chantier ? Cette disposition devra donc être précisée.

Dernier point : le recours aux agences d'intérim. La directive révisée prévoit, en outre, de garantir l'égalité de traitement entre travailleurs intérimaires locaux et travailleurs détachés par une société d'intérim d'un autre État membre. Le texte n'aborde pas véritablement la question de la réalité de l'activité des agences d'intérim et le risque que celles-ci s'avèrent être de véritables entreprises boîte aux lettres, sans activité dans le pays d'envoi. Les autorités des pays d'accueil peuvent aujourd'hui demander un certain nombre d'éléments en vue d'apprécier si l'entreprise qui détache ses salariés exerce réellement une activité substantielle dans le pays où elle est affiliée. La notion d'activité substantielle reste cependant relativement imprécise. Afin de prévenir le recours à de faux détachements, il semble nécessaire d'aller plus loin en imposant des critères quantifiables : le chiffre d'affaires annuel d'une entreprise dans un pays d'accueil ne devrait pas dépasser 25 % de son chiffre d'affaires annuel.

Plus largement, Il apparaît également indispensable de pouvoir s'assurer de l'antériorité du contrat à la prestation ainsi que de sa solidité. Le Gouvernement porte au Conseil l'idée d'une double contrainte « 3 mois + 3 mois », soit un trimestre d'affiliation et un trimestre d'exercice avant tout détachement. Je suis favorable à cette proposition qui concernerait, au premier chef, les agences d'intérim et permettrait de juguler les phénomènes de « double détachement » : recrutement par une agence d'intérim d'un pays voisin puis détachement.

J'aurais souhaité que la Commission présente en même temps une révision du règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale. La question du formulaire A1 doit en effet être posée. Ce certificat est transmis aux autorités des États d'accueil pour attester de l'affiliation du travailleur détaché à un régime de sécurité sociale de l'État d'envoi. Il s'agit aujourd'hui de sécuriser ce formulaire, en y apposant par exemple une photo du détenteur. Ledit formulaire devrait également être envoyé préalablement au détachement. Il doit pouvoir être déqualifié, dès lors qu'il existe de sérieux doutes quant à la réalité de l'affiliation du salarié détaché au régime de sécurité sociale du pays d'envoi. Plus largement, la question de la réalité de l'affiliation au régime de sécurité sociale doit être posée. Une solution pourrait consister, aux fins de contrôle, en un recouvrement direct par les États d'accueil des cotisations sociales. Cette solution a été portée par la mission commune d'information du Sénat sur la commande publique dans son rapport publié en octobre 2015.

Nous devons être ambitieux sur ce texte comme nous l'avons été en 2013. Adoptée à l'unanimité, notre résolution a incontestablement porté et on retrouve nombre de ses préconisations dans la directive d'exécution adoptée en mai 2014. Je mesure néanmoins les obstacles. Le Conseil est divisé et 11 parlements nationaux ont jugé que la proposition de la Commission ne respectait pas le principe de subsidiarité, déclenchant la procédure dite de « carton jaune ». Nous devons néanmoins réaffirmer nos positions. C'est le sens de la proposition de résolution européenne que je soumets à votre examen.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion