Intervention de Harlem Désir

Commission des affaires européennes — Réunion du 21 octobre 2015 à 17h05
Institutions européennes — Audition de M. Harlem Désir secrétaire d'état aux affaires européennes sur les conclusions du conseil européen des 15 et 16 octobre

Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes :

Qui paie et qui décide, me demande M. Bonnecarrère. Pour l'instant, c'est du budget de l'Union européenne que sont tirés les moyens : 800 millions pour 2015 et 900 millions pour l'année 2016. Pour 2015, il a fallu procéder, ainsi que je l'ai indiqué, au vote d'un budget rectificatif par le Conseil et le Parlement, qui a montré qu'en cas d'urgence, et quand l'objectif suscite une adhésion politique, il était capable de prendre des décisions très rapidement, et a voté sans délai ce budget rectificatif de 401 millions d'euros. A été utilisé, en outre, à hauteur de 66 millions, l'instrument de flexibilité, qui permet cette fongibilité sur laquelle vous vous interrogiez. À quoi s'ajoutent 175 millions pour l'aide humanitaire, virés depuis la réserve d'aide d'urgence et le budget consacré à l'aide humanitaire. La Commission a fait usage de tous les leviers à sa disposition.

Ces 800 millions sont utilisés, en premier lieu, pour venir en aide, via le Fonds asile, migrations et intégration et le Fonds pour la sécurité intérieure, aux États membres les plus touchés par la crise des réfugiés. La Grèce et l'Italie, États de première arrivée, ne sont pas seuls concernés. Le sont également l'Allemagne, mais aussi la France, pour Calais. En deuxième lieu, une partie des crédits sont venus abonder les moyens de Frontex, de l'EASO et d'Europol. Une autre partie est utilisée pour fournir une assistance aux pays tiers accueillant les réfugiés, via le fonds Madad, qui avait été mis en place pour aider le Liban, la Jordanie et la Turquie à accueillir les réfugiés syriens. Une partie, enfin, est destinée à alimenter le HCR et le programme alimentaire mondial. En faveur de ces deux agences de l'ONU sollicitées par la crise, le président Juncker a également demandé que les États membres augmentent leur contribution directe. La France prévoit ainsi d'augmenter son budget d'aide au développement, afin non seulement de financer des priorités en matière de lutte contre le changement climatique et de mettre en oeuvre les nouveaux objectifs fixés par l'Assemblée générale des Nations unies mais aussi d'abonder notre contribution à ces deux agences. Si l'on veut que les réfugiés soient mieux accueillis en Jordanie, au Liban et en Turquie, il faut donner des moyens au HCR.

Quant aux 900 millions prévus pour 2016, ils seront consacrés aux mêmes priorités. Cela sera-t-il suffisant ? Ce n'est pas certain, car la crise continue sur son espace. André Gattolin a rappelé que l'Europe se construit dans les crises. Mais si l'Europe n'est pas capable de lui apporter réponse, la crise en question pourrait bien la détruire. Peut-être y faudra-t-il, ainsi que cela a été évoqué lors du Conseil européen, une ressource supplémentaire, soit dans le budget communautaire, via une augmentation du prélèvement sur recettes, soit, sans entrer dans le débat sur une bien mal nommée taxe sur les réfugiés, par une contribution d'une autre nature. Ce sera justifié si cela est efficace, pour rejoindre Pascal Allizard. Ce dont nous sommes certains, c'est que l'on ne sera pas efficace en apportant vingt-huit réponses différentes. Il n'est que de voir la situation dans les Balkans où les difficultés auxquelles sont confrontées la Slovénie et la Croatie sont bien évidemment la conséquence de la situation en Macédoine et en Serbie, elle-même liée au passage des réfugiés de la Turquie à la Grèce. Il y faut une réponse à l'échelle européenne, et qui fasse la démonstration qu'elle fonctionne, dans toutes ses dimensions, accueil et retours. J'avoue que l'opération de communication que l'on a pu voir récemment sur les relocalisations, et qui portait sur dix-neuf personnes, quand on sait qu'il s'agit de relocaliser 160 000 personnes, n'est guère à la hauteur de l'enjeu. Il faut accueillir ceux qui doivent bénéficier d'une protection internationale, mais il faut aussi organiser le retour des autres. Oui, les centres d'enregistrement et d'accueil sont aussi des centres de rétention. Ceux qui ne peuvent être accueillis devront y être maintenus le temps que leur réadmission dans leur pays d'origine puisse être mise en oeuvre. Oui, il faudra mobiliser des moyens aériens pour assurer ces retours, qui, une fois encore, ne pourront avoir lieu que dans le cadre d'accords de coopération avec le pays d'origine.

Le phénomène des passeurs virtuels que vous avez décrit existe bien. Des bateaux équipés de pilotes automatiques sont envoyés en haute mer et l'alerte est donnée aux services de secours maritime, pour qu'ils viennent prendre en charge les passagers. C'est, de la part des passeurs, un abus du droit de la mer, qui fait obligation à tous les pays de porter secours aux passagers d'un bateau en perdition et de les acheminer vers le premier port sûr, en accord avec le pays concerné. Il est clair que lorsque des gens sont ainsi secourus en Méditerranée, on ne peut pas les renvoyer en Libye. Quand un bateau est secouru par la Turquie, les passagers sont amenés en Turquie, quand il l'est par un pays de l'Union européenne, ils le sont dans un pays de l'Union européenne. Les passeurs en tirent profit, et n'hésitent pas à sacrifier un bateau, que le prix des passages compense largement. Dans le cadre de l'opération Sophia, nous avons pris plusieurs décisions, qui ont reçu le soutien du Conseil de sécurité des Nations unies : il s'agit de permettre la saisie et la destruction des bateaux et l'arrestation des passeurs ou de leurs complices quand ils sont identifiés à bord. Il y a urgence, enfin, à trouver un accord avec la Libye. Celui qu'a proposé le secrétaire général des Nations unies n'ayant pas été entériné par les deux parlements de Tripoli et de Tobrouk, il faut poursuivre les négociations. Tous les pays qui peuvent y contribuer doivent le faire afin qu'une coopération puisse enfin se nouer avec ce pays pour intercepter les bateaux en haute mer mais aussi à l'intérieur de ses eaux territoriales. Souvent, ces bateaux sont envoyés en haute mer par un « bateau pousseur », qui retourne se mettre à l'abri dans les eaux territoriales libyennes. Pour être totalement efficace, il faudrait avoir mandat du Conseil de sécurité pour agir dans ces eaux, et l'accord des autorités libyennes.

André Gattolin a insisté sur l'ampleur de ce phénomène migratoire. Il est vrai que si ce phénomène a été aggravé par la guerre en Syrie et l'effondrement de l'État en Libye, il est lié à des mouvements de population qui existaient avant ces deux crises et qui, dans beaucoup de régions du monde, sont massifs, et seront sans doute accentués par les changements climatiques. Or, il se trouve que l'Europe est environnée par les crises internationales les plus aiguës. À l'Est, la crise en Ukraine, qui commence à se calmer à la suite des accords de Minsk, qui sont aujourd'hui, pour l'essentiel, respectés ; au Sud-Est, la crise du Moyen-Orient, complexe et dont les dimensions sont celles d'une guerre de religion, à quoi vient s'ajouter la situation au Sahel et en Libye. Or, l'écart de développement entre l'Europe et l'Afrique, qui va de 1 à 15 en moyenne, peut, si l'on compare les pays les plus pauvres de la bande sahélienne aux pays les plus développés de l'Europe, aller de 1 à 40. La pression est donc lourde, et l'on n'y répondra qu'en agissant sur tous les leviers. Le contrôle des frontières, d'abord, qui doit être effectif sauf à mettre en cause la crédibilité du projet européen et ouvrir la voie aux populismes. Mais il y faut aussi un travail en partenariat avec les pays de provenance. Il faut agir en profondeur sur les conditions de vie des jeunes africains, favoriser l'intégration régionale sur le continent et répondre à l'exode rural qui sévit en Afrique et devient, à la différence de l'exode rural qu'ont connu nos pays il y a un siècle, un exode international, car s'y ajoute la tentation de quitter le continent.

Faut-il voir dans cet exode un échec de nos politiques de voisinage, de notre aide au développement ? Cela nous oblige, en tout cas, à les repenser et à aider les pays qui entrent de façon exemplaire dans la transition démocratique comme la Tunisie, le Maroc aussi, même si c'est dans des conditions différentes, à les stabiliser, à faire en sorte que le développement économique crée de l'emploi. Une Europe qui protège est une Europe qui projette ses capacités de coopération.

Alain Richard s'est inquiété de voir injecter ces crises dans notre politique intérieure. C'est une facilité dont nous devons, en effet, nous garder. La position des États membres sur le dialogue avec la Turquie ? Ceux qui ont été de tous temps favorables à l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie peuvent y voir l'opportunité de plaider cette cause, mais au vrai, c'est le souci de faire en sorte que le partenariat avec ce pays soit efficace dans le traitement de la crise des réfugiés qui prédomine. Nous voulons éviter, dans ce débat, les embardées. Il faut que le dialogue ait lieu avec la Turquie, mais comme l'a dit Michel Billout, il faut aussi tenir compte de sa situation politique intérieure. Cela étant, on ne peut pas remettre à plus tard la négociation d'un plan d'action sur un sujet d'une telle ampleur en raison des élections en Turquie. Ce qui n'interdit pas de mettre en avant nos valeurs. S'agissant de l'inscription sur la liste des pays sûrs, il faut garder la question des kurdes présente à l'esprit, et ne pas oublier qu'il y a aussi des ressortissants de ce pays qui peuvent être amenés à demander une protection en Europe. Reste que la Turquie est un partenaire stratégique indispensable dans le règlement des crises de la région et la lutte conjointe contre les filières d'immigration clandestine. Il ne s'agit pas de donner un blanc-seing à M. Erdogan, mais de travailler avec la Turquie sur les conditions dans lesquelles elle accueille les réfugiés et lutte contre l'immigration illégale, sans perdre de vue l'exigence d'un progrès en matière d'État de droit et de démocratie.

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