Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation pour nous présenter les conclusions du Conseil européen des 15 et 16 octobre.
La crise migratoire a occupé l'essentiel de cette réunion. Nous avons lu avec attention le texte des conclusions. La coopération avec les pays tiers pour endiguer les flux y occupe une place importante. Vous nous donnerez en particulier des précisions sur le rôle de la Turquie. Il est question de libéralisation du régime des visas, de soutien politique et financier, ainsi que de relance du processus d'adhésion - certains vont jusqu'à évoquer une forme de chantage. Qu'en est-il exactement ?
Le prochain sommet de La Valette avec les pays africains devrait aborder les questions relatives au retour et à la réadmission, ainsi qu'à la prévention de l'immigration illégale. Cela serait l'une des missions à venir de Frontex, ce qui était loin d'être évident d'emblée. Que peut-on en attendre ?
Le renforcement de la protection des frontières extérieures est un enjeu majeur, souligné par le Conseil européen. Celui-ci évoque notamment la mise en place progressive d'un système de gestion intégrée des frontières extérieures, la création d'un corps de garde-frontières et de garde-côtes européens. Pouvez-vous nous donner des indications sur le calendrier de ces mesures dont on voit bien l'urgence aujourd'hui ?
Le Conseil européen a également arrêté une position pour la gestion des retours. Il a en particulier souhaité l'élargissement du mandat de Frontex pour que l'agence puisse conduire des opérations de retour conjointes. Un « laissez-passer européen » amélioré pourrait servir de document de référence en matière de retour. En outre, le principe « donner plus pour recevoir plus » serait mis en oeuvre comme moyen d'incitation. Nous entendrons avec intérêt vos explications sur ces différentes pistes.
Le président de l'Assemblée nationale de Hongrie, reçu par le président Larcher, disait hier que 380 000 migrants étaient entrés en Hongrie en l'espace de quelque temps, dont 188 000 avaient déposé un dossier de demande d'asile ; que si les autorités ont bien procédé à chaque enregistrement - photographie et prise d'empreintes digitales - en 48 heures, les intéressés ont aussitôt disparu dans la nature. Ce qui laisse craindre que la question des retours soit délicate...
Enfin, le Conseil européen a examiné la situation politique et militaire en Syrie et en Libye. Quelles priorités a-t-il dégagées ?
Je vous remercie de votre invitation, qui est l'occasion de faire le point sur ce qui est ressorti du dernier Conseil européen. Ainsi que vous l'avez rappelé, l'essentiel des débats a porté sur la crise des réfugiés, même si d'autres sujets, que vous me permettrez de mentionner rapidement, ont aussi été abordés. Sur la Syrie, en lien avec la crise des réfugiés, les éléments de conclusion du Conseil, qui reprennent les préconisations du Conseil « affaires étrangères », confirment nos attentes. Le Conseil s'est également penché sur les suites à donner au rapport des cinq présidents sur l'Union économique et monétaire, et la Commission a rendu publique ce matin une série de décisions correspondant à la phase 1 de mise en oeuvre de ce rapport, qui comportent un certain nombre d'amélioration du fonctionnement du semestre européen, et de la représentation extérieure de l'Union économique et monétaire - seul le président de l'Eurogroupe, par exemple, s'exprimerait au FMI au nom de la zone euro. C'est un début ; il faudra aller au-delà. M. David Cameron, enfin, a fait un point d'information sur quatre grands sujets sur lesquels la Grande-Bretagne souhaite voir s'ouvrir la négociation, dans la perspective du référendum sur l'appartenance à l'Union. Ce point n'a pas donné lieu à débat, le Premier ministre britannique ayant indiqué qu'il adresserait ses demandes par courrier au président Juncker : ce document servira de base de discussion sur l'Union économique et monétaire au Conseil européen de décembre, qui doit étudier davantage dans le détail la réforme du fonctionnement de l'Union économique et monétaire.
La crise des réfugiés, ainsi que vous l'avez rappelé en évoquant la Hongrie, n'en est pas à son dénouement. Les flux se poursuivent, même s'ils ne suivent pas, du fait de la fermeture par la Hongrie de sa frontière avec la Serbie, les mêmes routes. Mais dans plusieurs pays des Balkans, que ce soit dans des États membres comme la Slovénie et la Croatie, ou en Macédoine et en Serbie, les réfugiés continuent d'affluer. On n'observe pas non plus de ralentissement en Allemagne : c'est dans ce pays que souhaitent se rendre presque tous ceux qui passent par les Balkans. L'Allemagne a déjà reçu 500 000 réfugiés depuis le début de l'année, et ce chiffre devrait atteindre 800 000, voire un million, d'ici à la fin de l'année. Mêmes difficultés en Suède, dont le Premier ministre, après avoir rappelé l'attachement de son pays à sa forte tradition d'accueil, a indiqué que le rythme n'était plus soutenable. La Finlande, les Pays-Bas, ainsi qu'en témoignent les chiffres, sont confrontés à des rythmes identiques, qui n'ont pas ralenti.
Pour que le système de l'asile demeure soutenable, les décisions annoncées doivent s'appliquer : le contrôle aux frontières, et la mise en place de centres d'enregistrement et d'accueil dans les pays de première arrivée, l'Italie et la Grèce, où seront distingués ceux qui relèvent de la protection internationale et les autres ; la lutte contre l'immigration illégale et les passeurs, via l'opération Sophia, qui a reçu l'aval du conseil de sécurité de l'ONU ; les accords de réadmission, et leur indispensable corollaire, l'aide au développement ; la coopération, enfin, avec les pays tiers de transit comme la Turquie, le Liban, la Jordanie, pays qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés - d'où la nécessité d'assortir de décisions financières les négociations engagées avec la Turquie pour l'aider à accueillir les réfugiés qui se trouvent sur son territoire et lutter contre l'immigration illégale par la route des Balkans, dont je rappelle qu'elle débute par le passage, par mer, de la Turquie à la Grèce ; sans oublier qu'il est aussi d'autres routes, liées à l'effondrement de l'État en Libye.
Nous avons eu des discussions sur la mise en place, dans les États membres, des décisions de l'Union. Les relocalisations, qui ne sont plus remises en cause, doivent être mises en oeuvre conformément à la décision prise quelques jours auparavant par le Conseil « justice et affaires intérieures ». C'est la condition pour que la Grèce et l'Italie, qui ont souffert de l'application du règlement de Dublin, acceptent le dispositif des hotspots. Et c'est bien pourquoi nous insistons sur la nécessité de mettre en place toutes ces décisions concomitamment, au rebours des tentations de certains, qui jugent que l'on devrait relever le plafond des relocalisations au risque de s'acheminer vers un mécanisme permanent, à terme sans plafond et qui pourrait concerner également les réfugiés déjà présents dans un État membre. Nous devons, au contraire, nous en tenir au chiffre de 160 000, selon une répartition que tous les pays acceptent désormais, à l'exception de la Slovaquie, qui a dit son intention de déposer un recours, sans la mettre, cependant, à exécution.
Il a fallu préciser la nature des hotspots et s'engager à donner aux États membres et aux agences de l'Union européenne les moyens de les rendre opérationnels. Ces centres ont vocation à identifier ceux qui peuvent bénéficier d'une protection internationale, mais aussi, car il n'est pas question de se contenter de renvoyer purement et simplement les autres en les laissant tomber, à nouveau, aux mains des passeurs, d'organiser les retours, ce qui suppose d'élargir les moyens et le mandat de Frontex, pour appuyer les pays concernés et organiser les centres en conséquence. Il y faudra des moyens considérables, et le Premier ministre grec, en particulier, y a insisté - sans lier nullement la question à celle du programme d'assistance à la Grèce, comme on a pu le lire dans certains articles de presse. Ce pays, comme l'Italie, a annoncé qu'il mettrait en place six centres, ce qui exige des moyens non seulement financiers mais aussi en expertise et en personnel. La France s'est engagée à mettre 60 personnes à disposition de Frontex, et 18 au service du bureau européen d'appui à l'asile, l'EASO. Des agents de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, de la police de l'air et des frontières viendront ainsi épauler les agents locaux dans l'examen des dossiers, s'assurer que les bénéficiaires de l'asile sont bien accueillis et les autres renvoyés dans des conditions juridiquement et humainement satisfaisantes. Il faut s'assurer que tous les États membres mettent des moyens à l'avenant.
J'ajoute qu'un rectificatif au budget européen pour 2015 a été voté par le Parlement, avec l'appui du Conseil, qui permettra d'augmenter les moyens de Frontex, d'Europol, du bureau européen d'appui à l'asile mais aussi notre contribution au fonds ad hoc lancé par l'ONU, au Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) et au Programme alimentaire mondial (PAM).
Un Conseil « justice et affaires intérieures » réunira, le 9 novembre, les ministres de l'Intérieur des États membres pour faire le point sur les mouvements secondaires, à l'intérieur de l'Union européenne. L'efficacité des hotspots est la condition de préservation des acquis de Schengen, mais l'urgence, dont témoignent assez les images marquantes de réfugiés, qui affluent depuis 24 heures, frappe aussi d'autres pays de l'Union européenne, qu'ils soient ou non partie à l'accord Schengen.
J'en viens à la coopération avec les pays tiers. Le Conseil est entré dans le détail du plan d'action discuté lors de la visite à Bruxelles de M. Erdogan, après celle du vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, en Turquie. Ce plan, qui comporte un important volet financier et de soutien opérationnel, poursuit deux objectifs. Aider la Turquie, en premier lieu, à mieux accueillir les réfugiés syriens, au nombre de deux millions sur son sol, répartis pour partie dans des camps et pour partie dans des villages ou dans les banlieues des grandes villes. L'exode massif auquel on a assisté cet été est largement dû, en effet, à la dégradation de la situation dans les camps, du fait du manque de moyens du HCR et du Programme alimentaire mondial, même si la modification intervenue dans la législation turque, qui a pour effet d'interdire désormais aux réfugiés syriens de travailler, a pu aussi jouer un rôle. Tout l'enjeu est bien d'aider la Turquie à accueillir ces réfugiés, afin d'éviter qu'ils n'aient d'autre alternative que se tourner vers l'Europe.
Il s'agit, en second lieu, d'assurer un vrai contrôle aux frontières, de lutter contre les passeurs et de procéder à des réadmissions. Les réfugiés sont majoritairement syriens, mais ils ne le sont pas tous. Car d'autres empruntent la route ainsi ouverte. La Turquie doit contribuer à sécuriser sa frontière avec la Grèce. C'est dans ce cadre qu'elle a présenté les demandes que vous rappeliez tout à l'heure : libéralisation des visas de court séjour, réouverture de chapitres de négociation dans le processus d'adhésion, inscription sur la liste des pays d'origine sûre - la demande d'une zone d'exclusion aérienne au nord de la Syrie, outre qu'elle ne recevait pas d'appui, étant tombée de fait, compte tenu de l'intervention russe.
Sur la libéralisation des visas de court séjour, la Conseil européen avait adopté, en novembre 2012, une feuille de route qui comporte 72 critères à remplir dans quatre domaines principaux : sécurité des documents, migrations et gestion des frontières, ordre public et sécurité, droits fondamentaux. Est aussi prévu l'alignement progressif sur les règles européennes en matière de politique des visas. Il est également demandé à la Turquie le respect de l'accord de réadmission de décembre 2013, qui conduira chaque partie à réadmettre ses ressortissants entrés illégalement sur le territoire de l'autre partie et, à compter d'octobre 2017, toute personne passée illégalement de l'un à l'autre territoire. Le Président de la République estime normal de répondre à cette demande de la Turquie sur les visas, mais sous condition que la Turquie progresse dans ses engagements sur le contrôle aux frontières et en précisant bien que cette facilitation ne saurait en aucun cas s'apparenter à une ouverture sans contrôle.
J'en arrive à l'ouverture de nouveaux chapitres dans les négociations d'adhésion. Vous savez que la Turquie s'est vu accorder le statut de candidat en 1999, et que 14 chapitres de négociation sur 35 ont été ouverts à partir de 2005, dont un seul depuis 2012. La discussion porte ici sur trois chapitres : le chapitre 17, relatif à la politique économique et monétaire, et les chapitres 23 et 24, qui touchent à la justice, à la sécurité, aux droits de l'Homme et à l'État de droit. Étant entendu que le déblocage de ces chapitres ne préjugera en rien de l'issue du processus. La France a toujours dit que si la question était posée d'une adhésion de la Turquie, elle serait soumise à referendum, comme le prévoit la Constitution. Quant aux positions des autres États membres, les uns favorables, les autres défavorables à l'adhésion, elles sont connues. Cependant il n'est ici question de rien d'autre que de poursuivre le processus de discussion et de rapprochement avec la Turquie sur ces volets. Je rappelle que la Turquie est déjà entrée dans une multitude d'accords de partenariat avec l'Union européenne, dont un accord d'union douanière. Nous sommes favorables à un rapprochement avec un pays qui est un partenaire incontournable dans la région, non seulement dans cette crise des réfugiés mais en matière stratégique, comme en témoigne la crise syrienne, mais cela ne préjuge nullement de l'adhésion. Vous avez fait état, monsieur le président, du fait que certains voyaient là un « chantage ». Je crois plutôt que la Turquie demande à être davantage traitée comme un partenaire, un acteur régional important, un interlocuteur dans la résolution des crises. Mais cela ne réouvre pas une question qui n'est pas posée aujourd'hui.
Les pays des Balkans hors Union européenne, comme la Serbie ou la Macédoine, doivent également être aidés. Ils ont besoin de notre appui pour faire face à l'afflux de migrants et mieux contrôler leurs frontières.
Les pays d'Afrique, enfin, sont eux aussi concernés, et ce sera l'objet du sommet de La Valette. Le principe qui veut que l'on donne plus pour recevoir plus doit trouver ici à s'appliquer, comme d'ailleurs il s'applique plus largement en matière de droits de l'Homme, l'Europe étant prête à appuyer davantage les pays qui vont dans ce sens.
L'Union européenne souhaite que les pays d'Afrique s'impliquent davantage dans la lutte contre l'immigration illégale, que des accords de réadmission soient signés et que ceux qui existent soient réellement mis en oeuvre. Mais l'Afrique demande, en retour, à être traitée elle aussi comme un partenaire. De fait, on ne peut se contenter de lui demander de faire barrage aux jeunes qui souhaitent partir vers l'Europe. Il faut engager avec ces pays de vrais projets de coopération économique, apporter de l'aide aux pays de transit, comme le Niger, vers lequel convergent à la fois les routes de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique de l'Est dans leur remontée vers le Sahel, et appuyer la lutte contre les trafiquants d'êtres humains. Une feuille de route a ainsi été fixée pour la préparation de ce sommet, qui aura lieu le 11 novembre.
Autre volet abordé au Conseil européen, le renforcement des frontières extérieures de l'Union : marche vers un système plus intégré, renforcement du mandat de Frontex, mais aussi projet de gardes-frontières européen, qui serait une extension, en quelque sorte, du système de contrôle en mer existant en Méditerranée avec les opérations Triton et Poseidon. Nous défendons l'idée, reprise par le Conseil européen et qui sera débattue lors du Conseil « justice et affaires intérieures », d'une réserve de personnels mis à disposition par chaque État membre, mobilisable en renfort au service des pays soumis à une pression migratoire exceptionnelle.
Quant à la politique des retours, avec l'élargissement du mandat de Frontex et la négociation d'accords de réadmission, j'ai eu l'occasion d'en parler devant vous la semaine dernière.
Au total, ce Conseil européen a visé à s'assurer de la mise en oeuvre des décisions qui ont été prises, des moyens nécessaires aux États de première arrivée et aux agences de l'Union européenne ; à faire en sorte que dans le cadre de la coopération que nous souhaitons engager avec les pays tiers, qui sont des pays de transit, des partenariats assortis de moyens financiers soient noués, afin d'éviter de ne laisser pour seule alternative aux réfugiés que la tentative d'entrer en Europe ; à renforcer les moyens de la lutte contre les trafiquants et les filières de l'immigration illégale. Cela était essentiel, car si les décisions prises au mois de septembre ne sont pas mises en oeuvre, la réponse apportée par l'Europe ne sera pas jugée crédible. La fermeture des frontières nationales pourrait alors devenir une tentation forte, et l'on pourrait voir fleurir les populismes, au détriment de nos valeurs communes, avec leur cortège de violences, comme celles dont a été victime en Allemagne une candidate à la mairie de Cologne. C'est pourquoi toutes ces décisions doivent être pleinement mises en oeuvre, et appuyées par des moyens massifs. Si l'unité franco-allemande doit rester très marquée dans la réponse à cette crise, il nous appartient aussi d'envoyer un signal clair : n'allons pas faire croire que tous les réfugiés de la guerre de Syrie pourront venir en Europe. Cette crise appelle une réponse internationale et exige de l'Europe qu'elle apporte toute son aide pour faire en sorte que les réfugiés restent dans les pays où ils ont été accueillis.
Je vous donne acte de l'attention qui est la vôtre à l'égard du Parlement. Si l'on peut avoir des approches un peu différentes sur la manière dont les difficultés liées à la crise migratoire ont été prises en compte, je reconnais que les explications que vous nous avez données à plusieurs reprises témoignent d'une attention pertinente et efficace au regard de l'ampleur des enjeux. Et pour faire écho à la préoccupation de nature politique par laquelle vous avez clos votre propos, je dirai qu'une écoute partagée - elle est de tradition au Sénat - sera particulièrement nécessaire tant les problèmes politiques attachés à ces puissants enjeux migratoires seront lourds à porter. Nous verrons ce qu'il en est en décembre. Nous avons vu ce qu'il en a été en Suisse, pays qui n'est pourtant pas frappé de plein fouet par l'immigration. Et tout ce que nous pouvons lire dans la presse internationale sur la situation politique en Allemagne montre que son opinion publique, confrontée physiquement à l'afflux de réfugiés, est en train d'évoluer en profondeur. D'où les démarches récentes de l'Allemagne vis à vis de la Turquie, voire la tentation d'un desserrement sous condition de l'austérité en Grèce.
Ma question est double : qui paie et qui décide ?
Qui paie ? Vous avez indiqué à plusieurs reprises que des moyens financiers conséquents, et probablement encore sous-estimés, seront nécessaires. Peut-on trouver aujourd'hui, dans le budget européen, les moyens de cette action ? Chacun sait que les perspectives financières 2014-2020 sont très contraintes. Des crédits peuvent-ils être redéployés ? Et sont-ils fongibles ? Ou bien sera-t-il fait appel aux contributions nationales et, si tel est le cas, cette solidarité fonctionnera-t-elle à vingt-huit ?
Qui décide ? Vous avez évoqué la montée en puissance de Frontex. J'aimerais mesurer à quel délai, et selon quelles procédures. Ces compétences relèvent-elles du Conseil européen ou bien de la codécision ? Dans ce dernier cas, je crains, vu les péripéties que l'on a connues avec le PNR (Passenger Name Record), que les délais ne s'allongent...
Vous avez, à propos de Frontex, évoqué l'idée de réserves nationales mobilisables. Mais vous savez bien que les moyens militaires de la France sont totalement consommés, au-delà de l'opération Sentinelle, par la « défense au large ». Nous sommes un des seuls pays d'Europe, les Anglais mis à part, à avoir une armée qui tient la route : notre rôle est plutôt d'être présent au Sahel ou sur des territoires où se poseront peut-être un jour des difficultés analogues. Il serait sans doute plus pertinent de faire appel, pour alimenter cette réserve, à des pays dont les armées sont moins fortes, mais les effectifs moins mobilisés.
Qui paie, qui décide ? J'ajouterai : et pour quels résultats ? Je pense, en particulier, à l'opération Sophia. Quels résultats ont été obtenus et quels sont ceux attendus ?
Quand une route s'ouvre, avez-vous dit, cela crée un appel d'air. J'ai ouï dire que des bateaux pleins de migrants étaient à présent lancés en Méditerranée, équipés de pilotes automatiques, qui menacent de transformer nos gendarmes de la mer, voire nos militaires, en agents d'accueil. Confirmez-vous l'existence de tels passeurs « virtuels » ?
La fluidité de vos propos témoigne, monsieur le ministre, de votre maîtrise du dossier. On ne peut laisser penser que tout vient de Daech ou de Syrie, car, au-delà des effets du conflit armé, nous sommes confrontés à un phénomène lourd, qui préfigure une instabilité migratoire croissante. Je pense aux déplacés climatiques de demain. « L'Europe se fera dans les crises » ? Ce qui se passe aujourd'hui ne trahit-il pas l'échec des politiques de voisinage, faites pour créer, en somme, des espaces-tampons, celui de la politique méditerranéenne de l'Europe, de sa politique orientale, qui ne semblent guère efficaces ? N'est-on pas entré, à rebours du processus d'intégration européenne, dans une « schengenisation » de la Turquie ? Ce qu'on lui demande avec les accords de réadmission, la politique de contrôle aux frontières, ne revient-il pas à cela ? Mais il n'est peut-être pas illogique de lui demander de progresser dans cette voie avant de travailler aux autres conditions d'entrée dans l'Union européenne.
Je suis toujours soucieux des ricochets de politique intérieure de nos propos. J'ai bien compris, en effet, que le thème du dialogue avec la Turquie donnait lieu à des prises de position qui ne concernent pas que la politique européenne. On peut toujours se répandre en propos désabusés, mais il reste qu'une discussion est engagée avec la Turquie, qui assume une responsabilité de pays de premier accueil - 2 millions de migrants : quand on voit les débats infinis auxquels donnent lieu les 25 000 relocalisations prévues pour la France, on mesure la charge.
Les autorités turques, comme les autorités jordaniennes et libanaises nous rendent un service considérable, et négocient, en retour, en fonction de leurs intérêts. J'aimerais savoir comment se répartissent les positions des États membres sur ce dialogue avec la Turquie et les demandes de M. Erdogan.
La Turquie est un grand pays aux frontières de l'Europe, avec lequel il est nécessaire de dialoguer. Cependant, je m'interroge. Non que je voie dans ce dialogue le signe d'une relance du processus d'adhésion, qui remonte à loin et a connu une étape importante en 2013, mais je suis choqué de constater qu'il n'aborde pas certaines questions cruciales, ce qui donne un peu le sentiment que l'on s'assoit sur des valeurs centrales de l'Union. On sait ce qu'il en est de la situation intérieure en Turquie, avec la relance du conflit turco-kurde. Ce dernier mot a pourtant totalement disparu du paysage, alors qu'il n'y a pas si longtemps, on ne manquait pas de créditer les kurdes de leur action, sur le terrain, contre Daech. Il n'est plus question, aujourd'hui, lorsque l'on parle de la Turquie, que de politique migratoire. Certes, deux millions de réfugiés, ce n'est pas rien, mais n'oublions pas pour autant qu'une part des migrations est imputable à des questions de politique intérieure et à la répression de l'État turc en Anatolie du sud-est, que d'autres appellent le Kurdistan turc, où sont concentrés une part importante de ces réfugiés.
J'estime que cette façon de faire du Conseil européen, à quinze jours d'une élection anticipée qui représente une échéance importante, revient à accorder un blanc-seing à M. Erdogan. Et cela me gêne.
Qui paie et qui décide, me demande M. Bonnecarrère. Pour l'instant, c'est du budget de l'Union européenne que sont tirés les moyens : 800 millions pour 2015 et 900 millions pour l'année 2016. Pour 2015, il a fallu procéder, ainsi que je l'ai indiqué, au vote d'un budget rectificatif par le Conseil et le Parlement, qui a montré qu'en cas d'urgence, et quand l'objectif suscite une adhésion politique, il était capable de prendre des décisions très rapidement, et a voté sans délai ce budget rectificatif de 401 millions d'euros. A été utilisé, en outre, à hauteur de 66 millions, l'instrument de flexibilité, qui permet cette fongibilité sur laquelle vous vous interrogiez. À quoi s'ajoutent 175 millions pour l'aide humanitaire, virés depuis la réserve d'aide d'urgence et le budget consacré à l'aide humanitaire. La Commission a fait usage de tous les leviers à sa disposition.
Ces 800 millions sont utilisés, en premier lieu, pour venir en aide, via le Fonds asile, migrations et intégration et le Fonds pour la sécurité intérieure, aux États membres les plus touchés par la crise des réfugiés. La Grèce et l'Italie, États de première arrivée, ne sont pas seuls concernés. Le sont également l'Allemagne, mais aussi la France, pour Calais. En deuxième lieu, une partie des crédits sont venus abonder les moyens de Frontex, de l'EASO et d'Europol. Une autre partie est utilisée pour fournir une assistance aux pays tiers accueillant les réfugiés, via le fonds Madad, qui avait été mis en place pour aider le Liban, la Jordanie et la Turquie à accueillir les réfugiés syriens. Une partie, enfin, est destinée à alimenter le HCR et le programme alimentaire mondial. En faveur de ces deux agences de l'ONU sollicitées par la crise, le président Juncker a également demandé que les États membres augmentent leur contribution directe. La France prévoit ainsi d'augmenter son budget d'aide au développement, afin non seulement de financer des priorités en matière de lutte contre le changement climatique et de mettre en oeuvre les nouveaux objectifs fixés par l'Assemblée générale des Nations unies mais aussi d'abonder notre contribution à ces deux agences. Si l'on veut que les réfugiés soient mieux accueillis en Jordanie, au Liban et en Turquie, il faut donner des moyens au HCR.
Quant aux 900 millions prévus pour 2016, ils seront consacrés aux mêmes priorités. Cela sera-t-il suffisant ? Ce n'est pas certain, car la crise continue sur son espace. André Gattolin a rappelé que l'Europe se construit dans les crises. Mais si l'Europe n'est pas capable de lui apporter réponse, la crise en question pourrait bien la détruire. Peut-être y faudra-t-il, ainsi que cela a été évoqué lors du Conseil européen, une ressource supplémentaire, soit dans le budget communautaire, via une augmentation du prélèvement sur recettes, soit, sans entrer dans le débat sur une bien mal nommée taxe sur les réfugiés, par une contribution d'une autre nature. Ce sera justifié si cela est efficace, pour rejoindre Pascal Allizard. Ce dont nous sommes certains, c'est que l'on ne sera pas efficace en apportant vingt-huit réponses différentes. Il n'est que de voir la situation dans les Balkans où les difficultés auxquelles sont confrontées la Slovénie et la Croatie sont bien évidemment la conséquence de la situation en Macédoine et en Serbie, elle-même liée au passage des réfugiés de la Turquie à la Grèce. Il y faut une réponse à l'échelle européenne, et qui fasse la démonstration qu'elle fonctionne, dans toutes ses dimensions, accueil et retours. J'avoue que l'opération de communication que l'on a pu voir récemment sur les relocalisations, et qui portait sur dix-neuf personnes, quand on sait qu'il s'agit de relocaliser 160 000 personnes, n'est guère à la hauteur de l'enjeu. Il faut accueillir ceux qui doivent bénéficier d'une protection internationale, mais il faut aussi organiser le retour des autres. Oui, les centres d'enregistrement et d'accueil sont aussi des centres de rétention. Ceux qui ne peuvent être accueillis devront y être maintenus le temps que leur réadmission dans leur pays d'origine puisse être mise en oeuvre. Oui, il faudra mobiliser des moyens aériens pour assurer ces retours, qui, une fois encore, ne pourront avoir lieu que dans le cadre d'accords de coopération avec le pays d'origine.
Le phénomène des passeurs virtuels que vous avez décrit existe bien. Des bateaux équipés de pilotes automatiques sont envoyés en haute mer et l'alerte est donnée aux services de secours maritime, pour qu'ils viennent prendre en charge les passagers. C'est, de la part des passeurs, un abus du droit de la mer, qui fait obligation à tous les pays de porter secours aux passagers d'un bateau en perdition et de les acheminer vers le premier port sûr, en accord avec le pays concerné. Il est clair que lorsque des gens sont ainsi secourus en Méditerranée, on ne peut pas les renvoyer en Libye. Quand un bateau est secouru par la Turquie, les passagers sont amenés en Turquie, quand il l'est par un pays de l'Union européenne, ils le sont dans un pays de l'Union européenne. Les passeurs en tirent profit, et n'hésitent pas à sacrifier un bateau, que le prix des passages compense largement. Dans le cadre de l'opération Sophia, nous avons pris plusieurs décisions, qui ont reçu le soutien du Conseil de sécurité des Nations unies : il s'agit de permettre la saisie et la destruction des bateaux et l'arrestation des passeurs ou de leurs complices quand ils sont identifiés à bord. Il y a urgence, enfin, à trouver un accord avec la Libye. Celui qu'a proposé le secrétaire général des Nations unies n'ayant pas été entériné par les deux parlements de Tripoli et de Tobrouk, il faut poursuivre les négociations. Tous les pays qui peuvent y contribuer doivent le faire afin qu'une coopération puisse enfin se nouer avec ce pays pour intercepter les bateaux en haute mer mais aussi à l'intérieur de ses eaux territoriales. Souvent, ces bateaux sont envoyés en haute mer par un « bateau pousseur », qui retourne se mettre à l'abri dans les eaux territoriales libyennes. Pour être totalement efficace, il faudrait avoir mandat du Conseil de sécurité pour agir dans ces eaux, et l'accord des autorités libyennes.
André Gattolin a insisté sur l'ampleur de ce phénomène migratoire. Il est vrai que si ce phénomène a été aggravé par la guerre en Syrie et l'effondrement de l'État en Libye, il est lié à des mouvements de population qui existaient avant ces deux crises et qui, dans beaucoup de régions du monde, sont massifs, et seront sans doute accentués par les changements climatiques. Or, il se trouve que l'Europe est environnée par les crises internationales les plus aiguës. À l'Est, la crise en Ukraine, qui commence à se calmer à la suite des accords de Minsk, qui sont aujourd'hui, pour l'essentiel, respectés ; au Sud-Est, la crise du Moyen-Orient, complexe et dont les dimensions sont celles d'une guerre de religion, à quoi vient s'ajouter la situation au Sahel et en Libye. Or, l'écart de développement entre l'Europe et l'Afrique, qui va de 1 à 15 en moyenne, peut, si l'on compare les pays les plus pauvres de la bande sahélienne aux pays les plus développés de l'Europe, aller de 1 à 40. La pression est donc lourde, et l'on n'y répondra qu'en agissant sur tous les leviers. Le contrôle des frontières, d'abord, qui doit être effectif sauf à mettre en cause la crédibilité du projet européen et ouvrir la voie aux populismes. Mais il y faut aussi un travail en partenariat avec les pays de provenance. Il faut agir en profondeur sur les conditions de vie des jeunes africains, favoriser l'intégration régionale sur le continent et répondre à l'exode rural qui sévit en Afrique et devient, à la différence de l'exode rural qu'ont connu nos pays il y a un siècle, un exode international, car s'y ajoute la tentation de quitter le continent.
Faut-il voir dans cet exode un échec de nos politiques de voisinage, de notre aide au développement ? Cela nous oblige, en tout cas, à les repenser et à aider les pays qui entrent de façon exemplaire dans la transition démocratique comme la Tunisie, le Maroc aussi, même si c'est dans des conditions différentes, à les stabiliser, à faire en sorte que le développement économique crée de l'emploi. Une Europe qui protège est une Europe qui projette ses capacités de coopération.
Alain Richard s'est inquiété de voir injecter ces crises dans notre politique intérieure. C'est une facilité dont nous devons, en effet, nous garder. La position des États membres sur le dialogue avec la Turquie ? Ceux qui ont été de tous temps favorables à l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie peuvent y voir l'opportunité de plaider cette cause, mais au vrai, c'est le souci de faire en sorte que le partenariat avec ce pays soit efficace dans le traitement de la crise des réfugiés qui prédomine. Nous voulons éviter, dans ce débat, les embardées. Il faut que le dialogue ait lieu avec la Turquie, mais comme l'a dit Michel Billout, il faut aussi tenir compte de sa situation politique intérieure. Cela étant, on ne peut pas remettre à plus tard la négociation d'un plan d'action sur un sujet d'une telle ampleur en raison des élections en Turquie. Ce qui n'interdit pas de mettre en avant nos valeurs. S'agissant de l'inscription sur la liste des pays sûrs, il faut garder la question des kurdes présente à l'esprit, et ne pas oublier qu'il y a aussi des ressortissants de ce pays qui peuvent être amenés à demander une protection en Europe. Reste que la Turquie est un partenaire stratégique indispensable dans le règlement des crises de la région et la lutte conjointe contre les filières d'immigration clandestine. Il ne s'agit pas de donner un blanc-seing à M. Erdogan, mais de travailler avec la Turquie sur les conditions dans lesquelles elle accueille les réfugiés et lutte contre l'immigration illégale, sans perdre de vue l'exigence d'un progrès en matière d'État de droit et de démocratie.
J'entends bien vos arguments, mais j'observe qu'il y a quelques mois, personne ne se serait aventuré à parier que l'on confierait un tel mandat à Frontex. On ne voyait guère cette agence en mesure de mener un volet important de la politique européenne dans une situation de crise. D'où mes doutes.
L'aide au retour ? Sans vouloir être désobligeant, j'observe que jusqu'à présent, ça ne fonctionne pas ! On n'a jamais vu fonctionner aucun système de retour vers les pays d'Afrique - car c'est bien de cela qu'il s'agit. Frontex n'a jamais été capable d'amorcer le mouvement.
On n'y est jamais parvenu. Il faudra renforcer considérablement les moyens de Frontex si l'on veut obtenir des résultats.
La Turquie ? Je n'arrive pas à lui en vouloir. Le processus d'adhésion remonte à si loin qu'elle peut être tentée, alors qu'elle se trouve en position centrale, d'essayer de faire avancer ses pions. Je vois bien le kriegspiel qui nous a été exposé et les moyens que cela suppose, mais je garde un doute. Il ne s'agit pas de renoncer à agir, mais il faudra trouver des vecteurs solides pour le faire.
Nous avons tous plus ou moins des doutes. Je reviens sur la Turquie. L'ouverture de nouveaux chapitres de négociation suppose, si je ne m'abuse, un vote des vingt-huit États membres. Or, pour les chapitres 23 et 24, j'imagine mal que Chypre donne son aval. Les discussions risquent d'être ralenties.
Vous avez insisté sur les accords de coopération avec les pays tiers pour favoriser les retours. A-t-on idée des sommes consacrées pour aider au développement économique de ces pays, sources de flux migratoires afin de tarir ces flux ?
Vous avez dit qu'une Europe qui se protège est une Europe qui se projette. Je n'oublie pas notre ancien collègue Hubert Haenel, qui invoquait la culture judéo-chrétienne de l'Europe. A-t-on bien mesuré ce qu'il en sera au terme de quelques années ? À lire les analyses de l'OCDE, ou à entendre les commentaires du directeur exécutif de Frontex, on comprend que ces flux devraient se poursuivre pendant cinq à huit ans au même rythme. Cela prépare une modification sociétale de l'Europe dans laquelle je vois mal comment on peut se projeter. On touche là, véritablement, à un enjeu très sensible.
Il faut relativiser. Nous sommes en train de négocier de façon ouverte et collective avec la Turquie pour nous aider à freiner un mouvement migratoire. Je rappelle qu'il y a quelques années, nous avions, dans le même objectif, négocié et conclu des accords, de façon moins transparente et moins collective, avec M. Kadhafi.
Je comprends les doutes de Michel Delebarre, mais il s'agit bien de faire monter Frontex en puissance et d'en modifier le mandat, sans prétendre pour autant que l'agence va régler à elle seule tous les problèmes. Frontex voudrait disposer de 775 agents supplémentaires. L'agence fait valoir qu'il faudra renforcer considérablement ses personnels si l'on veut élargir sa mission.
Frontex coordonne l'action des États membres, que ce soit dans les hotspots dès leur prochaine mise en place ou en Méditerranée, où elle coordonne les opérations maritimes. Ces opérations ne pourraient se faire sans elle, car quand les bateaux ramènent des réfugiés dans des ports en Italie, ce sont ses personnels qui s'assurent, avec la police de l'air et des frontières italienne, des conditions d'examen des dossiers. Certes, les marines nationales sont mises à contribution et nous avons, comme d'autres, fourni des bateaux, mais sans Frontex, la coordination ne serait pas possible. D'où la nécessité de renforcer ses moyens et de modifier son mandat. L'aide au retour ne peut se limiter au déblocage d'un pécule individuel, comme on l'a vu faire, pour ceux qui acceptent de s'en retourner. Je partage le diagnostic de Michel Delebarre, cela n'est pas efficace. Il s'agit, ici, de mettre en oeuvre des accords de réadmission qui, pour l'instant relèvent de chaque État membre, alors que l'on se rend bien compte que l'on a besoin, désormais, de les négocier à l'échelle européenne. Quand des ressortissants d'Afrique de l'Est ou d'Afrique de l'Ouest traversent la Méditerranée en passant par la Libye, il est clair qu'un même accord doit couvrir ces situations. Lorsque ce ne sont pas des réfugiés, il faut que les pays d'origine admettent que l'on renvoie leurs ressortissants, voire les migrants qui sont passés par ces pays.
Une fois signés ces accords de réadmission, qui sont la priorité aujourd'hui, il faut organiser ces retours. Pour ce faire, certains États membres peuvent avoir besoin de l'aide de Frontex, qui doit être à même d'affréter des avions, ce qu'elle ne peut faire, à l'heure actuelle, que lorsqu'il s'agit de migrants passés par plusieurs États membres. S'ils sont restés dans un seul, on considère que c'est à celui-ci de s'en occuper, ce qui ne peut satisfaire des pays comme l'Italie ou la Grèce. Il faut donc donner une nouvelle dimension à Frontex.
L'ouverture de nouveaux chapitres de négociation exige en effet, monsieur le président Bizet, l'unanimité. C'est une décision qui ne relève pas de la Commission, qui n'a fait que transmettre aux États membres cette demande de la Turquie. Le président de la Grèce, qui représentait Chypre au dernier Conseil européen, a dit, au nom de l'un et l'autre pays, ses réticences à l'ouverture de nouveaux chapitres. Il est donc clair qu'il y aura débat - mais cela a été le cas à chaque ouverture d'un nouveau chapitre - et que certains États membres demanderont que la Turquie se montre plus coopérative sur d'autres dossiers.
S'agissant des chapitres 23 et 24, qui concernent la coopération judiciaire, la sécurité, les droits de l'Homme, certains plaident contre l'ouverture, au motif que la situation est délicate en Turquie. Mais on peut aussi raisonner à l'inverse, et juger qu'ouvrir ces chapitres, c'est pousser à des progrès.
La crainte d'une modification sociétale est clairement un sujet de préoccupation dans certains pays d'Europe centrale et orientale. En Hongrie, en Slovaquie et même en République tchèque, ainsi qu'en Pologne, de la part de l'opposition, qui peut devenir la majorité de demain. Les déclarations de chefs de l'exécutif de certains de ces pays, membres de l'Union européenne, que l'on a pu entendre dire qu'ils n'accepteront de réfugiés que d'une certaine confession, entrent clairement en contradiction avec les valeurs de l'Europe. Le droit d'asile, ce n'est pas accorder l'asile aux seuls chrétiens. Le Pape lui-même l'a dit, ce serait en contradiction avec les valeurs chrétiennes, qui veulent que l'on accorde l'asile à ceux qui sont persécutés. Il n'est pas dans le rôle du ministre que je suis de me faire son porte-parole, mais j'insiste, en revanche, sur l'existence de critères internationaux : l'Europe doit accueillir les réfugiés qui se trouvent sur son sol et relèvent de la protection internationale.
S'interroger sur la manière dont les sociétés acceptent cette diversité d'origines et de religions qu'entraîne l'immigration est une autre question. Il est des sociétés qui ont une tradition d'accueil. Un pays comme la Suède accueille 80 000 réfugiés par an depuis dix ans, cela représente environ 10 % de sa population en moins d'une génération. C'est un pays dont la tradition d'accueil est ancienne, et dont la population était déjà d'origines très diverses, et c'est d'ailleurs ce qui explique l'attirance qu'il suscite chez les réfugiés, qui savent qu'ils y seront bien accueillis. Il est aussi d'autres pays qui n'étaient pas, il y a quarante ans, des pays d'immigration, mais plutôt le contraire, comme l'Italie, le Portugal et l'Espagne, mais qui sont désormais des pays stables et industrialisés, au sein de l'Europe, et sont par conséquent devenus, eux aussi, des pays d'immigration. Nous devons avoir, en Europe, ce débat. Il n'y a guère qu'un pays qui peut être sûr de n'attirer jamais les migrants, c'est la Corée du Nord, où personne n'aurait l'idée d'aller !
Ces politiques, je vous l'accorde, doivent être maîtrisées, contrôlées, mais les démocraties développées doivent gérer cette réalité. Il s'agit de définir quelle est la capacité d'un pays à accueillir, selon quel rythme, et de s'assurer d'une bonne intégration des migrants, dans le respect des valeurs européennes. La fermeture n'est pas une option, et même les pays qui, au sein de l'Union européenne, ont érigé des murs et dressé des barbelés ne pourront pas échapper à cette exigence.
Merci, monsieur le ministre, pour la qualité, l'honnêteté et la sincérité de votre propos.
La séance est levée à 18 h 20.