Intervention de Michel Billout

Commission des affaires européennes — Réunion du 25 octobre 2012 : 1ère réunion
Elargissement — Situation de la bosnie-herzégovine - communication de m. michel billout

Photo de Michel BilloutMichel Billout :

Le groupe interparlementaire France - Balkans occidentaux s'est rendu il y a un mois à Sarajevo, Mostar et Banja Luka pour y rencontrer pendant cinq jours responsables politiques et acteurs internationaux. Avec nos collègues Jean-Pierre Michel et René Beaumont, nous souhaitions connaître la situation du pays, vingt ans après le déclenchement du conflit qui l'a ravagé pendant près de quatre ans, causant la mort de près de 100 000 personnes dont plus de 11 000 à Sarajevo. Comme vous avez dû le relever, ma phrase introductive ne cite pas expressément le nom du pays visité. Je reviens, en effet, d'un pays qui, à l'heure actuelle, n'existe pas réellement, tant les communautés qui le composent baignent dans une culture du ressentiment alors même que les structures politiques instituées par les accords de Dayton l'empêchent de fonctionner concrètement. Le terme de « Bosnien », censé fédérer les communautés, est même rejeté par l'une d'entre elles, en l'occurrence les Serbes.

Signés en 1995, les accords de Dayton ont eu pour principal objectif de mettre fin au conflit. Les institutions qu'ils mettent en place tiennent compte du poids respectif des trois communautés au bout de quatre ans de guerre. Les deux entités qui composent le pays : la Republika Srpska, à dominante serbe et de confession orthodoxe, et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, qui réunit Bosniaques, de confession musulmane, et Croates, de confession catholique, voient ainsi leurs frontières définies en fonction des positions des belligérants au moment de la signature des accords. Le texte prévoit la mise en place d'un État fédéral regroupant les deux entités. Mais les compétences de celui-ci demeurent relativement limitées, l'essentiel du pouvoir étant décentralisé. Le fonctionnement des deux entités n'est pas pour autant identique puisque la Republika Srpska est centralisée, tandis que la fédération croato-bosniaque est hyper décentralisée et divisée en dix cantons, afin, notamment, de garantir une représentation aux Croates, qui en dirigent trois. In fine, l'exercice du pouvoir est, en Bosnie-Herzégovine, fragmenté entre 14 gouvernements et autant d'assemblées, réunissant au total près de 180 ministres et près de 600 parlementaires, fragilisant d'autant la prise de décision.

Combinée à des dispositions constitutionnelles garantissant à chacun des trois peuples constitutifs - bosniaque, croate et serbe - une capacité de blocage de toute décision jugée contraire à leurs intérêts, une telle architecture institutionnelle aboutit à une forme de paralysie de l'action politique.

Il n'existe pas, au-delà d'un discours de façade sur la volonté du pays d'intégrer rapidement l'Union européenne, de réelle ambition commune aux trois communautés pour faire exister concrètement ce pays. Il existe bien un consensus entre les parties en présence sur les insuffisances des institutions actuelles mais chacune d'entre elles préfère faire porter la responsabilité de l'échec à la communauté voisine. Vingt ans après la guerre, dix-sept ans après l'arrêt des hostilités, le vouloir-vivre ensemble relève encore de la fiction, l'identité bosnienne n'existe pas. Le fonctionnement de la vie politique illustre d'ailleurs cet état de fait, les sept formations qui dominent le paysage reflètent avant tout les intérêts de chacune des trois principales communautés. Il convient d'ailleurs d'entendre le terme intérêts au sens large. Dans un pays avec une telle densité institutionnelle, la politique est, en effet, devenue une rente, la recherche de postes, au sein des gouvernements, des assemblées mais aussi des entreprises publiques apparaissant souvent comme principal programme politique d'un certain nombre de formations. Les partis dits « civiques » demeurent, à l'heure actuelle, écartés de l'exercice du pouvoir, si tant est que celui-ci soit possible.

La forte connotation identitaire des principales formations politiques rend délicate toute possibilité de coalition au niveau central. Le souvenir de la guerre et la haine latente entre anciens belligérants rendent délicat tout rapprochement. Un pas en direction d'une autre communauté est d'ailleurs souvent vu comme une trahison. Des querelles picrocholines fragilisent également les alliances dès lors qu'elles sont trouvées. Il a ainsi fallu attendre quinze mois après les élections législatives du 3 octobre 2010 pour qu'un accord de gouvernement puisse être trouvé. Celui-ci a néanmoins été remis en question au mois de juin dernier, paralysant l'action du gouvernement central mais aussi la fédération croato-bosniaque, un contentieux opposant les deux principaux partis bosniaques. De fait, seules quatre lois ont pu être adoptées depuis le début de la législature, alors que l'objectif d'une adhésion à l'Union européenne implique bien évidemment une adaptation plus conséquente de la législation locale à l'acquis communautaire.

Nous avons ainsi noté avec inquiétude que, loin de représenter une chance pour le pays, l'adhésion de la Croatie à l'Union européenne allait plutôt avoir impact négatif. Faute d'adaptation de ses normes phytosanitaires aux exigences communautaires, les 45 millions de litres de lait bosnien actuellement exportés en Croatie ne pourront plus l'être au 1er janvier prochain, privant ainsi l'agriculture locale d'un débouché considérable. La Bosnie-Herzégovine dispose pourtant des laboratoires compétents pour exercer les contrôles en question, mais aucune procédure d'homologation administrative de leurs résultats n'a été mise en place, en dépit des encouragements en ce sens de l'Union européenne depuis trois ans.

La Bosnie-Herzégovine est le dernier État issu de l'ex-Yougoslavie à avoir formalisé sa relation avec l'Union européenne via un Accord de stabilisation et d'association, l'ASA. L'entrée en vigueur de celui-ci a néanmoins été suspendue, l'Union européenne estimant que la Bosnie-Herzégovine devait mettre en oeuvre des « efforts crédibles » en vue de mettre en conformité sa Constitution avec l'arrêt « Sedjic-Finci » rendu par la Cour européenne des droits de l'Homme le 22 décembre 2009. La Constitution ne permet pas, en effet, à l'heure actuelle aux citoyens non-membres des trois peuples constitutifs - juifs ou roms par exemple, mais aussi parfois citoyens issus de mariages mixtes - de se présenter aux élections centrales. Il existe à l'heure actuelle 14 minorités qui se voient privées d'éligibilité dans le pays. En janvier dernier, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a également indiqué que la Bosnie-Herzégovine pourrait être évincée de l'Organisation si une telle réforme n'entrait pas en vigueur. Les entretiens avec les responsables politiques que nous avons pu avoir en Bosnie n'ont pourtant pas révélé un quelconque empressement sur le sujet. Comme nous n'avons pas senti de réelle ambition en vue d'une refonte complète des institutions tant au niveau central qu'au sein de l'« ultra balkanisée » fédération croato-musulmane et ses 10 cantons.

En attendant, l'Union européenne a néanmoins dressé une feuille de route au pays en juin dernier, signée par les représentants des partis politiques et renforcé ses structures au sein du pays, en distinguant en mars 2011 le poste de Représentant spécial de l'Union européenne de celui de Haut représentant des Nations Unies. La pertinence du maintien du représentant des Nations Unies reste d'ailleurs à démontrer. Les Bosniaques sont encore très attachés au Haut représentant. Il est vu comme un symbole de protection et qui a su, en plus, faire régulièrement preuve de fermeté face à l'irrédentisme sans cesse réaffirmé de l'entité serbe. Mais il est permis de s'interroger sur son action effective, alors que des doublons apparaissent avec la politique menée sur place par l'Union européenne. Par ailleurs, les pouvoirs qui lui ont été accordés à Bonn en 1997 et qui lui permettaient d'exercer une véritable tutelle sur la vie politique locale - en écartant les responsables impliqués dans des affaires de corruption ou en mettant son véto à la promulgation de certains textes - sont beaucoup moins utilisés depuis 2006. À l'heure où il convient de responsabiliser un peu plus les dirigeants bosniens, la position d'arbitre ou d'éternel recours qu'il peut incarner n'est plus forcément de mise. Il n'existe pas, néanmoins, de consensus au sein de l'Union européenne sur cette question : l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie ou la Suède sont partisanes d'une suppression à terme du Bureau du Haut représentant, mais l'Autriche, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, soutenus par les États-Unis et la Turquie, s'y opposent. Je tiens à rappeler que la contribution de l'Union européenne au budget du Bureau s'élève à 53 %, soit plus de 4 millions d'euros, alors que le budget de son Représentant spécial s'élève lui à 5,25 millions d'euros.

La fermeture du Bureau ne pourra quoiqu'il en soit intervenir qu'après que la Bosnie-Herzégovine aura satisfait aux objectifs et conditions dits « 5+2 » établies en février 2008. Les 5 objectifs à atteindre concernent :

- la répartition des propriétés publiques entre l'État et les entités ;

- la répartition des propriétés militaires ;

- la pérennisation du statut spécial de Brèko, cette ville comprise entre les deux entités mais qui jouit d'une complète autonomie administrative ;

- la soutenabilité budgétaire ;

- le renforcement de l'État de droit.

Les 2 conditions proprement dites sont la signature de l'ASA et une évaluation positive de la situation politique. À l'heure actuelle, seuls les trois premiers objectifs semblent en passent d'être atteints. Un accord est en effet intervenu le 9 mars dernier entre les formations politiques sur la question de la répartition des propriétés. Le district n'est plus placé sous la supervision du Haut représentant depuis le 1er septembre dernier.

Je tiens par ailleurs à souligner que la question de la répartition des propriétés militaires est une des conditions sine qua non pour l'intégration du pays à l'OTAN. Cette adhésion n'est pas, pour autant, un objectif partagé au sein de la Bosnie-Herzégovine. Si les Croates et les Bosniaques estiment qu'elle renforcerait un peu plus la sécurité intérieure du pays et considèrent qu'elle est presque prioritaire par rapport à l'adhésion à l'Union européenne, les Serbes assimilent l'organisation atlantique aux bombardements subis pendant le conflit mais aussi à ceux effectués en Serbie au moment du conflit au Kosovo.

Il y a lieu de s'interroger sur un changement à terme des mentalités tant la jeune génération apparaît peu impliquée dans l'avenir du pays, aux dires des représentants de la société civile que nous avons pu rencontrer. Le débat sur la réforme constitutionnelle, la simplification administrative ou la réflexion sur une véritable citoyenneté bosnienne est seulement au coeur des travaux d'universitaires expérimentés ayant connu la Bosnie-Herzégovine à l'époque yougoslave.

Pire, le fonctionnement même des écoles empêche l'émergence d'une nouvelle culture politique. L'éducation n'est, en effet, pas une compétence de l'État central. Chacune des communautés a donc un enseignement adapté, niant l'autre. Le cas est particulièrement criant au sein de la fédération croato-bosniaque où fonctionnent une quarantaine d'établissements, appelés « deux écoles sous un même toit ». Les élèves y sont répartis par communauté, entrent dans les locaux par des portes distinctes, leurs temps de récréation n'étant pas commun. Si les programmes mettent en avant une spécificité idiomatique propre à chacune des communautés, je tiens tout de même à rappeler qu'il y a moins de différence, selon les linguistes, entre les langues bosniaque, croate et serbe qu'entre le breton et le français, voire le picard et le français. Le rôle des autorités religieuses n'est pas anodin dans le maintien de telles structures. Un projet pour que la note d'enseignement religieux ne compte plus dans la moyenne générale a, d'ailleurs, dû être retiré au sein de la fédération croato-bosniaque sous la pression des dignitaires musulmans.

Au moment de conclure mon propos, je ne voudrais pas cependant être totalement pessimiste. La solution pour le pays passe sans doute par une montée en puissance des acteurs économique souhaitant que le pays s'ouvre et donc se modernise à tous les niveaux. Quand bien même ils ne sont pas majoritaires, nous avons rencontré de jeunes actifs à Sarajevo qui semblent enclins à agir en ce sens. La plupart ont d'ailleurs fait leurs études en Bosnie-Herzégovine, en Europe ou aux États-Unis. Il convient de les appuyer au niveau européen pour éviter toute lassitude.

Par ailleurs, en dépit des retards pris par la Bosnie-Herzégovine sur le chemin de l'Union européenne, je constate que pour l'avenir de la région et du continent, nous ne pouvons qu'encourager les leaders politiques locaux à réformer le pays en vue d'une adhésion prochaine. Les élections municipales du 7 octobre dernier, qui sur fond de faible participation - 53 % des votants - et de victoire des partis nationalistes, pourraient déboucher, je l'espère, sur une nouvelle configuration politique au niveau central, afin de tenir compte des nouveaux rapports de force intracommunautaires et faire émerger une nouvelle coalition gouvernementale souhaitant travailler efficacement. C'est du moins ce que nous avons entendu sur place. Il n'existe pas d'alternative à une Bosnie-Herzégovine intégrée à l'Union européenne. Cette adhésion sécurisera définitivement les frontières du pays et garantira aussi le calme à l'intérieur de celles-ci. Tout autre choix ne pourrait que renforcer le jeu des influences extérieures, tant sur le plan politique qu'économique. Je pense notamment à celle de la Russie en Republika Srpska ou à celle de la Turquie, voire de l'Arabie Saoudite ou de l'Iran chez les Bosniaques, avec le risque d'une radicalisation encore plus soutenue des positions. Elle renforcerait chez certains le mirage d'une possible sécession quand bien même les États voisins, Croatie comme Serbie, n'ont aucune envie de voir les frontières actuelles modifiées.

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