À plusieurs reprises, nous avions souhaité examiner le régime des actes délégués et des actes d'exécution, comparables, toute proportion gardée, aux ordonnances ou aux décrets d'application dans notre droit interne. Je vous propose un rapport d'information et un avis politique sur ce sujet.
Depuis 1961, la Commission dispose d'une délégation de compétence pour adapter ou compléter les actes de base adoptés par le législateur européen. Jusqu'au traité de Lisbonne, cette délégation était encadrée par des comités composés d'experts des États membres. Cette procédure est connue sous l'appellation de « comitologie ».
Le traité de Lisbonne a modifié assez profondément cette procédure. Les articles 290 et 291 du traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE) prévoient une délégation de compétence au profit de la Commission sous deux formes : les actes délégués qui complètent les éléments non essentiels de l'acte de base, et les actes d'exécution, plus techniques. Le contrôle opéré par les États membres est beaucoup plus réduit que dans le passé.
Le recours aux actes délégués est devenu de plus en plus large et des voix, de plus en plus nombreuses, ont exprimé des inquiétudes à ce sujet. À plusieurs reprises, notre commission a soulevé ce problème à propos de textes européens précis. Récemment, certains Parlements ont exprimé leur préoccupation sous forme d'un avis politique. Je vous propose d'aller dans ce sens. Les Parlements nationaux doivent se faire entendre afin que tout ne se passe pas en cercle fermé à Bruxelles.
Un large front d'oppositions s'est constitué, émanant d'institutions européennes, des Parlements nationaux, des États membres.
Dès décembre 2012, le Parlement européen a voté une « résolution d'objection » sur une proposition de règlement délégué. En janvier 2014, sa commission de l'environnement a adopté une motion dénonçant le recours excessif aux actes délégués, dans une proposition sur l'étiquetage de l'origine géographique des ingrédients. De même, en juillet 2013, le Comité économique et social européen (CESE), dont nous recevrons bientôt le président, s'est interrogé sur l'usage de la procédure de l'article 290 du TFUE par la Commission et la mise en oeuvre des mécanismes de contrôle.
Les recours trop fréquents à cette procédure ont poussé des Parlements nationaux à dénoncer ces abus. Le Bundesrat allemand, le Conseil fédéral et le Conseil national autrichiens, le Sénat italien, la Chambre des communes britannique et le Sejm polonais ont pris position en ce sens, selon des modalités diverses.
Fin 2013, lors de l'examen du paquet législatif sur la santé animale et végétale, notre commission a adopté deux propositions de résolution, sur proposition de Bernadette Bourzai d'une part et de Jean Bizet et Richard Yung d'autre part, dénonçant l'abus du recours aux actes délégués. Nous avons aussi adopté un avis politique en ce sens sur proposition de Richard Yung lors de l'examen de la nouvelle réglementation bancaire.
L'opposition la plus forte s'est manifestée du côté des États membres. L'événement déclencheur a été la préparation des actes délégués dans le cadre de la réforme de la politique agricole commune (PAC). Plusieurs dispositions préparées par la Commission allaient au-delà de la délégation donnée par les colégislateurs, voire remettaient en cause certains compromis politiques. Ces débordements ont été jugés inacceptables par la quasi-totalité des États membres, qui, dans une note officielle du 8 novembre 2013, ont rappelé que les « objectifs et le champ de la délégation, spécifiés dans l'acte de base, doivent être respectés ».
Plusieurs dérives potentielles ont été identifiées.
Le premier débat concerne la procédure, le champ de la délégation ainsi que les délais d'examen par le législateur européen. Le Conseil et le Parlement européen peuvent contester les actes délégués, mais ils disposent d'un délai, très court, de deux mois, à compter du jour où ils reçoivent le projet d'acte de la Commission, pour s'opposer à son adoption. Le Bundesrat demande que le délai soit étendu à trois mois. De plus, pour remettre en cause un acte délégué, le Parlement européen statue à la majorité des membres qui le composent et le Conseil à la majorité qualifiée, conditions difficiles à réunir, tandis que les Parlements nationaux ne sont pas consultés.
Des questions institutionnelles se posent. Non seulement, les États sont presque totalement absents du processus de décision, mais les Parlements nationaux peuvent aussi s'inquiéter d'une pratique qui ne leur permet pas d'exercer leur contrôle de subsidiarité car ils ne peuvent exercer celui-ci que sur les propositions d'actes législatifs, ce que ne sont pas les actes délégués. Le renforcement des pouvoirs des Parlements nationaux dans le contrôle de la législation européenne s'arrête donc au seuil des actes délégués.
Les inquiétudes portent également sur la composition des comités d'experts susceptibles d'assister la Commission dans l'adoption de ces actes. Ces experts ne sont pas des « représentants des États membres ». Il peut s'agir d'experts de quelques États membres seulement, de professionnels reconnus, voire d'experts internationaux. C'est une grande différence avec la procédure de comitologie antérieure.
Il est à craindre que dans un domaine technique, les experts sollicités sur l'élaboration des normes seront sensibles aux préoccupations des milieux industriels impliqués. Sur certains marchés oligopolistiques, les grandes entreprises, même concurrentes, ont un intérêt objectif à définir des règles techniques communes. L'inquiétude est grande que la pratique des actes délégués ouvre la voie aux lobbys les plus organisés.
Les experts des États membres garantissaient une pluralité qui a disparu dans la formule nouvelle. Rien n'empêche de reconduire pour plusieurs années les mêmes experts. Cette « culture d'entre-soi » est extrêmement dommageable.
Rien, formellement, n'empêche la Commission de désigner des experts non membres de l'Union européenne. En 2009, lors de l'examen d'une proposition de règlement sur la protection des données, la Commission européenne avait proposé de constituer un groupe d'experts dont une majorité n'était pas Européens et qui, en réalité, aurait représenté les intérêts anglo-saxons. Notre commission avait immédiatement réagi et devant la pression du Sénat, ce groupe n'a pas perduré.
Le flou autour de la nomination de ces experts est expressément condamné par certains Parlements nationaux. Le Conseil fédéral autrichien, homologue du Sénat, considère que la nomination d'experts représentatifs des États membres serait la seule solution acceptable.
La pratique des actes délégués est loin d'être anodine et exige une vigilance politique aiguë. L'abus du recours aux actes délégués est une préoccupation importante. Si cette délégation ne suscite pas d'opposition de principe car elle est utile et même souhaitable pour appliquer les textes votés par le législateur européen, elle doit être mesurée, adaptée, et limitée à des mesures d'application.
Notre commission a déjà évoqué cette question dans un avis politique sur la réglementation financière, mais c'est dans le secteur agricole que les craintes d'un dessaisissement insidieux du pouvoir législatif ont été les plus vives. Lors de l'examen de la proposition de règlement relatif à la santé animale, Mme Bernadette Bourzai, évoque « les craintes d'un blanc-seing à la Commission ». Le texte est parfois ressenti comme étant « une coquille vide qui sera remplie plus tard ». La résolution européenne « déplore le recours manifestement excessif aux actes délégués et aux actes d'exécution - 163 au total - qui confère un pouvoir exorbitant à la Commission européenne ».
Enfin, les inquiétudes portent sur le contenu même des actes délégués et les risques de détournements de l'intention du législateur européen.
Les actes délégués doivent normalement être en parfaite cohérence avec l'acte de base. Pourtant, plusieurs exemples récents ont montré que cette précision n'est pas superfétatoire. La France a d'ailleurs formulé une objection, en janvier 2014, à l'encontre d'un projet d'acte délégué portant sur l'étiquetage. Mais c'est encore sur la réforme de la PAC que les atteintes ont été les plus nettes. La note commune des États membres du 8 novembre 2013 fait état de nombreuses incohérences entre les deux niveaux de législation, voire de détournements de la rédaction de l'acte de base et de l'intention du législateur européen. Les États listent pas moins de dix cas dans lesquels le projet d'acte délégué contient des dispositions non prévues par l'acte de base. Parfois il ajoute des critères non prévus ; tantôt il réduit la portée des dispositions adoptées : l'acte de base prévoit par exemple, le maintien de l'aide couplée pour les ovins et les caprins mais le projet d'acte délégué limite cette aide couplée aux seules femelles.