Intervention de Harlem Désir

Commission des affaires européennes — Réunion du 6 avril 2016 à 17h05
Institutions européennes — Audition de M. Harlem Désir secrétaire d'état chargé des affaires européennes sur les conclusions du conseil européen des 17 et 18 mars

Harlem Désir, secrétaire d'État aux affaires européennes :

Je vous remercie d'avoir bien voulu décaler cette audition, en raison du déplacement du Premier ministre, que j'accompagnais, en Belgique, pour y rencontrer le collège des commissaires mais aussi le Premier ministre belge, après les attentats. Ces nouveaux attentats ont montré que la menace était européenne : la réponse doit l'être aussi. Or, elle ne l'est pas suffisamment, pas plus que les décisions prises ne sont suffisamment suivies d'effet. C'est le cas pour le PNR (Passenger Name Record). Le Conseil, qui a pris en compte les demandes du Parlement européen en matière de protection des données a, sur nos instances, accepté d'accélérer les travaux des jurisconsultes pour établir les versions définitives des textes concernés, qui avaient fait l'objet d'un accord avec le Parlement européen en décembre dernier, afin qu'ils puissent être adoptés dès cette semaine. Nous souhaitons que le Parlement européen inscrive le PNR à l'ordre du jour de sa prochaine session plénière, la semaine prochaine, ou au plus tard à la session de fin avril.

La lutte contre le terrorisme exige une coordination accrue, et une meilleure mobilisation des outils existants. C'est un point sur lequel Bernard Cazeneuve n'a cessé d'insister, amenant le Conseil « Justice et affaires intérieures » à s'exprimer très fermement. L'utilisation des fichiers SIS, Europol, Écris - le fichier des casiers judiciaires - doit être systématique. Il faut assurer le contrôle aux frontières communes de toutes les personnes qui entrent dans l'espace Schengen et mettre en oeuvre l'ensemble des décisions prises en matière de coopération dans la lutte contre le terrorisme. Le ministre de l'Intérieur a également proposé, avec son homologue allemand, la création d'une task force européenne pour lutter contre les faux documents. Il s'agit d'envoyer des experts dans les pays de première arrivée. Nous demandons également que la lutte contre le financement du terrorisme soit intensifiée et que la directive sur les armes soit révisée sans retard.

Les événements ont douloureusement rappelé l'impérative nécessité de mieux organiser la sécurité de l'Union, son contrôle aux frontières et plus généralement, son action extérieure commune - politique étrangère, politique de défense, relations avec les pays tiers. Ces sujets occuperont une grande part de la réunion des ministres franco-allemands, demain.

Le Conseil européen de mars est traditionnellement consacré à l'économie, mais la question des migrations a été cette fois centrale ; il s'agissait de finaliser l'accord, dessiné début mars au cours d'une première réunion exceptionnelle, entre l'Union européenne et la Turquie. Les questions économiques ont cependant trouvé leur place, à la faveur d'un échange avec le président de la BCE, mais aussi autour de sujets que le Président de la République a souhaité y voir évoquer : l'agriculture, pour s'assurer de la bonne mise en oeuvre des décisions prises par le Conseil « Agriculture » du 14 mars ; la sidérurgie - sujet que le Premier ministre a de nouveau abordé, lors de son déplacement à Bruxelles, avec le collège des commissaires -afin que la Commission européenne, qui a d'ailleurs publié une communication allant dans notre sens, prenne toutes les mesures de défense commerciale pour faire face à la crise du secteur, qui ne tient pas seulement à une crise des marchés mondiaux mais aussi à une concurrence déloyale de la Chine. Le Président de la République a également souhaité que le Conseil européen reste très mobilisé pour la mise en oeuvre de l'accord de Paris sur le climat, qui entrera en vigueur une fois ratifié par 55 % des pays signataires, et se montre attentif à la pleine mise en oeuvre des travaux législatifs du cadre énergie-climat adopté fin 2014 - avec ses dispositions concernant le marché du carbone, l'efficacité énergétique, la diminution des émissions de gaz à effet de serre, la montée en puissance des énergies renouvelables - qui constitue la contribution de l'Europe à l'accord de Paris : il ne faudrait pas que les changements intervenus en Europe de l'Est conduisent à réduire ces ambitions.

L'essentiel des discussions a porté sur la crise migratoire et l'accord avec la Turquie. Cet accord, indispensable, est difficile à mettre en oeuvre. Il exigera de mobiliser énormément de moyens, en particulier en appui à la Grèce. Un tel accord était nécessaire : la fermeture de la route des Balkans entre la Grèce et la Macédoine crée un goulot d'étranglement, et quelque 52 000 réfugiés se trouvent aujourd'hui bloqués sur le territoire grec. Il était évident pour tout le monde que l'on ne pouvait laisser se reproduire en 2016 l'afflux qu'ont connu en 2015 des pays comme l'Allemagne, la Suède, l'Autriche. Même si d'autres pays, comme la France, n'ont pas connu un tel accroissement du nombre de réfugiés, il est clair que cette crise a un impact sur l'ensemble de l'Union européenne. En France, les demandes d'asiles ne sont certes passées que de 62 000 à 72 000, mais on sait ce qu'est la situation à Calais, qui vaut celle que connaît Vintimille.

D'où une prise de conscience générale quant à la nécessité de contrôler les frontières de l'Union et de créer les conditions pour que cesse un trafic meurtrier dans la mer Égée, en mettant en place, dans le respect de nos obligations d'accueil des personnes en besoin de protection internationale, un dispositif soutenable pour le système d'asile européen et s'appuyant sur une mobilisation plus large de la communauté internationale. Il s'agit d'éradiquer l'idée que le moyen d'être accueilli en Europe est d'utiliser les passeurs pour arriver illégalement sur le territoire européen - une idée qui alimente le trafic et expose à des conditions humanitaires de plus en plus inacceptables.

L'accord revêt ainsi deux aspects. Pour les migrants économiques, qui ne relèvent pas de l'asile, il s'agit de mettre en oeuvre l'accord de réadmission signé entre la Grèce et la Turquie, pour l'application duquel manquaient non seulement les conditions juridiques mais une véritable volonté. À présent, cet accord est mis en oeuvre, et la Turquie admet, dès lors qu'il est bien établi qu'un migrant est arrivé en Grèce de façon illégale depuis son territoire, qu'il soit reconduit en Turquie. Pour les migrants qui sont susceptibles de bénéficier du droit d'asile, en particulier les Syriens, les textes internationaux et les directives européennes relatives à l'asile exigent un examen individuel, avec possibilité de recours. On ne saurait les renvoyer que si la Turquie est reconnue « pays tiers sûr » et que l'on a l'assurance que les autorités turques ne renverront pas ces personnes vers leur pays d'origine, où leur sécurité serait menacée. La procédure est donc différente ; elle est plus longue. C'est pourquoi parmi les premières réadmissions, il n'y a pas eu de Syriens. Il faut savoir que plus de deux millions et demi d'entre eux se trouvent sur le territoire turc. Pour que la Turquie accepte de réadmettre y compris des Syriens, nous avons proposé d'ouvrir, en échange, une voie d'accueil de Syriens depuis la Turquie, afin de substituer aux passages illégaux une voie légale d'accueil des Syriens en Europe. Cela se fera dans le cadre des accords de relocalisation déjà passés au sein de l'Union européenne : une partie des 160 000 réfugiés à « relocaliser » depuis la Grèce, l'Italie - ou la Hongrie, qui n'avait pas accepté le système de répartition - pourront désormais venir aussi directement de Turquie. Il est en effet préférable qu'ils arrivent par des voies légales, après avoir été identifiés dans les camps de Turquie par le Haut commissariat aux réfugiés, plutôt que d'être incités à venir illégalement en Grèce pour pouvoir bénéficier du système de relocalisation. Ainsi, une part des 30 000 relocalisés que la France s'était engagée à accueillir viendront de Turquie. De même en Allemagne, où les premières relocalisations de ce type ont commencé ces derniers jours.

J'en profite pour rappeler que la France est aujourd'hui le premier contributeur aux relocalisations, devant la Finlande. Ce mécanisme, dont j'avais eu l'occasion de dire qu'il démarrait trop lentement, est aujourd'hui opérationnel, et nous incitons les autres États membres à faire de même. C'est la contrepartie de la demande faite à la Grèce de ne pas laisser repartir ceux qu'elle enregistre dans les hotspots. Même problématique avec l'Italie, où les migrants en provenance de Libye restent très nombreux - plus de 400 personnes par jour sont encore secourues au large des côtes libyennes et acheminées soit vers Lampedusa soit vers les ports de Sicile.

Quelles sont les contreparties à cet accord avec la Turquie ? En premier lieu, ainsi que vous l'avez rappelé, une aide de 3 milliards d'euros, dont il a été convenu qu'elle pourrait être abondée, si nécessaire, du même montant, d'ici à la fin 2018. Je rappelle que ce financement ira à des projets dûment identifiés, destinés à améliorer l'accueil. Pour l'instant, il en est identifié à hauteur de 250 millions - aide à l'hébergement, à la scolarisation, accompagnement sanitaire, etc.

En ce qui concerne la libéralisation des visas, les conclusions du Conseil européen fixent un objectif de calendrier, en juin, mais il est assorti de critères : 72 doivent être remplis, concernant les procédures, la sécurité des documents et plus généralement, le régime de visas proprement dit, sachant que celui que pratique la Turquie est aujourd'hui très différent du nôtre pour les citoyens venant des pays du Maghreb. C'est un des problèmes auxquels nous avons été confrontés avec les immigrations illégales en provenance de la mer Égée : on n'a pas seulement vu arriver des réfugiés syriens, mais aussi des migrants venus d'Afghanistan, du Pakistan, ainsi que des Maghrébins, venus en charter à Istanbul ou Ankara pour embarquer, via des passeurs, vers la Grèce. J'y insiste, le processus de libéralisation des visas ne pourra aboutir que si les critères sont remplis et qu'un risque migratoire n'y est pas attaché - il ne s'agit pas de régler un problème d'un côté en en créant un de l'autre.

S'agissant, enfin, de l'ouverture de chapitres dans les négociations d'adhésion, sujet que nous avons souvent eu l'occasion d'évoquer ensemble, il a été décidé d'ouvrir le chapitre 33, ce qui, contrairement à d'autres chapitres ouverts auparavant, n'aura guère d'impact que symbolique, puisqu'il est relatif aux dispositions budgétaires. Ce chapitre ne fait pas partie de ceux sur lesquels Chypre a mis son véto en réaction au refus de la Turquie de ratifier le protocole d'Ankara, au moment de son adhésion. Nous sommes soucieux de ne pas perturber les négociations inter-chypriotes, qui ont beaucoup avancé ces derniers mois, et de ne pas mettre en difficulté les autorités de la partie grecque.

Au cours des quatre dernières années, ce n'est guère que le troisième chapitre ouvert : il n'y a pas de changement fondamental dans le processus. D'autant que l'ouverture de chapitres ne préjuge pas de l'issue de la négociation : la question de l'adhésion n'est pas plus à l'ordre du jour aujourd'hui qu'hier.

Pour aider la Grèce, nous avons décidé, conjointement avec l'Allemagne, d'apporter une importante contribution aux agences sur place, Frontex et l'EASO, le bureau européen d'appui à l'asile. La France a envoyé un peu plus que prévu - 323 fonctionnaires, interprètes, juges, experts de l'asile sont en place -, l'Allemagne un peu moins. Là encore, nous sommes le pays dont la contribution est la plus importante. Dès lors que nous appelons de nos voeux une communautarisation de la gestion de nos frontières communes et souhaitons la mise en place de gardes-frontières européens, nous nous devons d'apporter une aide aux pays les plus exposés : la Grèce ne peut pas faire face toute seule. De même, au plan humanitaire, nous allons mettre en oeuvre l'accord prévoyant un financement, par le biais du programme Écho, à hauteur de 700 millions d'euros, dont 300 millions dès cette année, pour aider la Grèce à faire face à la situation dans les camps, à Idomeni, au Pirée ou dans les îles grecques, et manifester ainsi notre solidarité, sachant que la situation des migrants qui s'y trouvent ne va pas se régler en quelques semaines. Je me rendrai en Grèce et en Turquie dans deux jours, avec le président en exercice du Conseil et plusieurs de mes homologues, pour y rencontrer les autorités, dont le Premier ministre, et nous nous rendrons dans un camp proche d'Athènes pour manifester notre solidarité et évaluer les difficultés et les besoins. Il est important d'être présent tout au long du processus.

La préparation du sommet des pays des Balkans occidentaux qui se tiendra en juillet à Paris est aussi l'occasion de rencontrer les membres des gouvernements de ces pays. Nous avons ainsi rencontré le Premier ministre albanais à Tirana la semaine dernière, car la préoccupation concerne à présent les nouvelles routes qui pourraient s'ouvrir. J'ai évoqué la situation en Libye. On peut craindre que les passeurs essaient de réouvrir une voie passant par la mer Adriatique et l'Albanie pour rejoindre l'Italie. Pour y parer, une coopération opérationnelle doit s'établir entre l'Albanie et l'Italie. Je crois qu'il existe aujourd'hui une volonté commune, et la façon dont les pays des Balkans occidentaux ont réagi à la crise, dans un esprit très européen, sans attitude démagogique ni décision unilatérale mérite d'être saluée. Il est vrai que la Macédoine a décidé de fermer sa frontière, mais elle l'a fait sous la pression de l'Autriche et de quelques autres pays qui lui ont fait comprendre qu'ils n'accepteraient plus les migrants en transit. Quant à l'Albanie, elle coopère aujourd'hui pleinement, tant sur les questions migratoires que de sécurité - un problème très sensible dans cette région.

J'en arrive à la Libye, où la situation a beaucoup évolué ces derniers jours puisque, comme vous le savez, le président du Gouvernement d'union nationale issu des négociations à l'ONU, M. Sarraj, s'est installé à Tripoli et a progressivement rallié le soutien d'un nombre croissant de municipalités et de milices. Nous l'avons beaucoup aidé en faisant adopter par l'Union européenne des sanctions contre les présidents respectifs des parlements de Tripoli et de Tobrouk qui refusaient l'un et l'autre de se rallier. Il reste qu'au plan légal, et selon les termes prévus par l'ONU dans sa médiation, il faut encore que la Chambre des représentants, dernier parlement élu, qui siège à Tobrouk, soutienne par un vote majoritaire ce Gouvernement d'union nationale. Or, pour l'instant, si beaucoup de membres de ce parlement se sont déclarés en sa faveur, certaines composantes importantes de la Cyrénaïque refusent encore de se rallier et la Chambre n'a pas pu se réunir pour manifester son soutien par un vote. Nous allons continuer à pousser pour que ce Gouvernement assoie son autorité sur le territoire libyen, et puisse ainsi contribuer à la lutte contre l'État islamique, installé autour de la ville de Syrte, mais aussi passer, en tant qu'autorité légitime, un accord visant à lutter contre l'immigration irrégulière. Même s'il est difficile de disposer d'une évaluation précise, il est aujourd'hui établi que plusieurs dizaines de milliers de migrants, amenés par des passeurs dans le nord de la Libye, cherchent à s'embarquer pour l'Europe. Les marines européennes sont en alerte et nous avons besoin, pour lutter contre les trafiquants, de passer un tel accord avec le Gouvernement libyen - sachant qu'obtenir celui du Conseil de sécurité n'est guère envisageable eu égard aux positions de la Russie.

En ce qui concerne l'agriculture, même s'il est vrai que l'accord du 14 mars repose sur des engagements volontaires, il était important d'obtenir une telle exception aux règles du marché intérieur, grâce à l'activation de l'article 222.

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