Intervention de Nicole Duranton

Commission des affaires européennes — Réunion du 17 décembre 2014 à 15h05
Justice et affaires intérieures — Visite de la délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe à calais - communication de mme nicole duranton

Photo de Nicole DurantonNicole Duranton :

Monsieur le Président, mes chers collègues, ayant la chance d'être membre à la fois de notre commission et de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), je suis heureuse de pouvoir faire à la commission le compte rendu d'un déplacement que j'ai effectué à Calais, les 13 et 14 novembre derniers, avec des membres de la délégation à l'APCE, dont notre collègue Jean-Claude Frécon. J'en remercie le Président Jean Bizet.

À titre liminaire, je vous indique que, dans un souci de complémentarité de nos travaux, je n'évoquerai pas les questions relatives aux règles de circulation des personnes dans l'Union européenne. D'une part, tel n'était pas l'objet de ce déplacement, et, d'autre part, notre commission a mis en place un groupe de travail chargé de l'évaluation de l'espace Schengen et des politiques d'asile et d'immigration. Je centrerai plutôt mon propos sur le rôle du Comité de prévention de la torture du Conseil de l'Europe et sur les observations faites sur place.

Le déplacement à Calais a été organisé à l'initiative de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées de l'APCE, présidée par notre collègue député Thierry Mariani, et au sein de laquelle je siège, à l'intention des parlementaires membres de la délégation française auprès de cette Assemblée. Il a été l'occasion de visiter le centre de rétention administrative de Coquelles et de rencontrer de nombreuses autorités locales, nos collègues Yann Capet, député de la circonscription, et Natacha Bouchart, sénatrice-maire de Calais, le procureur de la République, le sous-préfet, les responsables des services de police et des douanes, etc.

L'objectif de ce déplacement était de concrétiser le droit des parlementaires, reconnu dans de nombreux États membres du Conseil de l'Europe, de visiter des lieux de privation de liberté - en France, ce droit est régi par l'article 719 du code de procédure pénale. Il s'agit de sensibiliser les parlementaires à ce sujet et de leur apporter une assistance dans l'exercice de ce droit. Certains des collègues présents avaient déjà visité un centre de rétention ; d'autres non, ce qui était mon cas.

L'APCE, en lien avec l'Association pour la prévention de la torture (APT), une ONG suisse fondée en 1977, a rédigé un guide à l'intention des parlementaires consacré aux visites de centres de rétention. Ce guide expose les objectifs recherchés, rappelle les principales normes juridiques applicables à la rétention des migrants en situation irrégulière et aux demandeurs d'asile et propose une méthode de visite, qui se veut très concrète, des centres de rétention.

Le déplacement à Calais a été précédé d'une réunion préparatoire avec deux experts, un agent de l'APT et un avocat belge ayant longtemps représenté son pays au Comité de prévention de la torture.

Ils nous ont ainsi rappelé que la rétention administrative constitue une infraction à la législation relative à l'entrée et au séjour des étrangers et qu'elle n'est pas une mesure pénale : il s'agit d'une mesure de nature administrative qui se traduit par une privation de liberté, mais qui ne donne lieu ni à une mise en examen ni à un procès. De même, la rétention doit être utilisée comme une mesure de dernier recours. Quand elle est mise en oeuvre, elle doit être nécessaire et proportionnée à l'objectif légitime visé et doit être aussi brève que possible, la loi devant fixer un délai de rétention. Par ailleurs, le déroulement des visites de centres de rétention doit respecter un certain nombre de règles de méthode et obéir à quelques grands principes, en particulier lors des entretiens avec les personnes retenues.

Le déplacement à Calais a également été l'occasion pour nous de mieux appréhender le travail considérable, mais qui reste malheureusement méconnu, du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT). Le CPT a ainsi été le seul organe international à se rendre en Russie pendant la guerre en Tchétchénie.

Le Comité est un organe du Conseil de l'Europe, mis en place par la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du 26 novembre 1987, entrée en vigueur en 1989, qui trouve sa source dans l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'Homme. En ratifiant cette convention, ses 47 États parties s'obligent à autoriser des visites de n'importe quel lieu relevant de leur juridiction.

Le CPT est chargé d'examiner, au moyen de visites, le traitement des personnes privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant, leur protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Il est un mécanisme non judiciaire à caractère préventif, qui intervient parallèlement au mécanisme judiciaire de contrôle a posteriori de la Cour de Strasbourg.

Ses membres sont élus pour un mandat de quatre ans renouvelable deux fois par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe sur une liste de noms dressée par le Bureau de l'APCE, la délégation nationale ayant la responsabilité de présenter trois candidats. Ils doivent exercer leur mandat de façon indépendante et impartiale. Parmi les 47 membres du CPT, la France est représentée par Xavier Ronsin, par ailleurs directeur de l'École nationale de la magistrature.

Le CPT a un accès illimité à tout lieu de détention, c'est-à-dire les prisons, les centres de détention des mineurs, les postes de police, les centres de rétention pour migrants, les hôpitaux psychiatriques, les foyers sociaux, etc. Il effectue deux types de visites : des visites périodiques, qui ont lieu tous les quatre ans dans l'ensemble des 47 États parties, et des visites ad hoc en fonction des circonstances. Au total, sur 366 visites, 219 étaient périodiques et 147 ad hoc. Notre pays a fait l'objet de visites ad hoc pour le centre de rétention administrative de l'aéroport de Roissy, pour le problème de la surpopulation carcérale ou encore pour des questions relatives à l'outremer. Le CPT a prévu de se rendre en France l'année prochaine au titre de ses visites périodiques.

Le Comité est tenu de notifier à l'État concerné son intention d'effectuer une visite, mais il le fait généralement dans des délais très brefs. Les rapports établis à la suite des visites sont confidentiels et soumis à une procédure contradictoire. L'État concerné autorise, ou non, leur publication. Les trois quarts des rapports établis ont été publiés à ce jour. La Russie est l'un des États parties les plus réticents à en autoriser la publication.

Le CPT établit également des rapports annuels qui comprennent des recommandations d'ordre général. Celles-ci sont compilées dans un document qui, d'année en année, forme un ensemble de normes applicables aux forces de l'ordre, aux prisons, aux établissements psychiatriques, aux mineurs et aux femmes privés de liberté ou encore à la lutte contre l'impunité. Il existe également des normes portant sur la rétention des étrangers, rassemblées en trois catégories : les personnes retenues en vertu de législations relatives à l'entrée et au séjour des étrangers, les garanties pour les étrangers en situation irrégulière privés de liberté et l'éloignement d'étrangers par la voie aérienne.

Sur place, nous avons pu visiter le centre de rétention administrative, qui se trouve à Coquelles, et nous rendre compte de la présence de plusieurs camps « sauvages » dans lesquels vivent de nombreux migrants. De ce point de vue, il apparaît que le premier semble déconnecté de la réalité des seconds, les personnes retenues étant celles qui ont des chances d'être effectivement éloignées.

La situation à Calais est paradoxale : la ville et sa région sont indéniablement soumises à de fortes tensions migratoires, parce qu'elles constituent une zone de transit du fait de leur proximité avec le Royaume-Uni, qui est la véritable destination de l'immense majorité des migrants, mais qui se situe aussi en dehors de l'espace Schengen, et pourtant le centre de rétention nous a paru fonctionner dans le respect des normes de l'État de droit. Nous avons été fortement marqués à la fois par l'acuité des problèmes sur le terrain et par le grand professionnalisme des policiers qui gèrent avec humanité des situations souvent très délicates.

Le tunnel sous la Manche et le port de Calais offrent des opportunités aux nombreux étrangers en situation irrégulière qui souhaitent se rendre au Royaume-Uni pour y trouver un travail, généralement dans l'économie souterraine, ou pour y rejoindre leurs familles ou leurs proches. De fait, Calais et sa région, en raison de leur situation géographique, ont toujours été des zones de transit, mais la situation s'est considérablement dégradée depuis plusieurs mois. Il y a ainsi aujourd'hui entre 2 000 et 2 300 étrangers en situation irrégulière à Calais, qui cherchent à traverser le Channel. Ces personnes ne demandent donc généralement pas l'asile en France, ce qui impliquerait de rester dans notre pays ou d'être réadmis vers un autre pays européen.

Le centre de rétention administrative de Coquelles, entré en fonction en 2003, est placé, comme tous les centres en France, sous la responsabilité de la police de l'air et des frontières (PAF). Y sont placés des étrangers en situation irrégulière faisant l'objet d'une procédure administrative, et non judiciaire, dans l'attente d'une mesure d'éloignement dans un délai maximum de 45 jours - le délai moyen est de neuf jours à Coquelles. Il s'agit donc de personnes reconductibles, dont le placement résulte d'une opération de contrôle ou d'un contrôle aux frontières. Néanmoins, une très forte proportion des migrants à Calais ne sont pas reconductibles car ils sont originaires de pays en guerre, les Syriens par exemple. En moyenne, 60 à 70 migrants sont ainsi appréhendés chaque jour à Calais, mais ce chiffre peut atteindre 300.

Le centre de rétention de Coquelles a une capacité de 79 places. Entre 2 000 et 2 500 personnes y sont retenues chaque année. Environ 70 policiers de la PAF y sont affectés sur la base du volontariat compte tenu du caractère très éprouvant, physiquement et psychologiquement, des tâches à remplir. Le centre accueille uniquement des hommes, généralement jeunes, mais ni familles ni femmes, qui, de toute façon moins nombreuses, sont orientées vers un centre spécialisé à Lille-Lesquin. Certaines personnes retenues peuvent passer plusieurs fois par le centre, parfois jusqu'à quatre reprises, avec un record à treize séjours.

Ces migrants sont essentiellement des Albanais, pour plus de la moitié des personnes concernées, mais aussi des Afghans, des Pakistanais, des Syriens, des Soudanais et des Erythréens. On le voit, la présence de ces nationalités dessine une carte des conflits actuels. La forte présence d'Albanais est récente et spécifique. Ils entrent dans l'espace Schengen de manière régulière depuis la libéralisation, en 2010-2011, du régime des visas d'une durée inférieure à 90 jours. L'implantation de la mafia albanaise constituée de « passeurs » extrêmement violents nous a été rapportée. À ce titre, la PAF, en plus de sa mission traditionnelle de contrôle transfrontières, mène un travail de longue haleine pour démanteler ces filières de passeurs. En 2013, une vingtaine de filières, représentant environ 500 passeurs, ont ainsi été démantelées. Ces réseaux se reconstituent toutefois rapidement.

Le centre est équipé d'un système de vidéosurveillance, qui compte 44 caméras, ainsi que d'un système d'alarme destiné à prévenir les incendies et les évasions - il y en a eu en 2013. Les chambres, qui ne sont pas fermées, sont réparties en trois zones de vie. Les repas sont pris dans deux salles à manger distinctes selon un système de rotation selon les zones de vie afin d'éviter une trop forte concentration. En effet, les repas sont toujours un moment de tension pendant lequel peuvent avoir lieu des vols et des agressions et ils sont donc très surveillés. Ils donnent aussi l'occasion aux personnels de détecter les meneurs et les phénomènes de domination. Il existe des chambres d'isolement, mais elles sont très peu utilisées, et ne le sont de toute façon pas pour des motifs disciplinaires, mais pour des raisons de sécurité ou sanitaires. Le centre possède également une infirmerie où travaillent deux infirmières et où interviennent des médecins du centre hospitalier de Calais. Il nous a été rapporté que la plupart des pathologies observées relèvent de la médecine générale, mais qu'il existe aussi des cas psychiatriques. De nombreux examens de dépistage de toutes sortes de maladies sont effectués et le centre est sous protocole Ébola.

Notre visite a été l'occasion d'emprunter le même parcours qu'une personne retenue, au cours duquel des interprètes sont très présents. Celle-ci arrive au centre à la suite d'un arrêté préfectoral de placement ou de reconduite à la frontière pris lors de la retenue ou de la garde à vue. À son arrivée, elle est inscrite sur un registre qui fait l'objet d'un contrôle quotidien du juge des libertés et de la détention présent sur place, le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer ayant une antenne dans le centre. La personne retenue est fouillée et passée au détecteur de métaux et rencontre une infirmière qui prend connaissance de ses éventuels traitements médicaux. Elle reçoit une dotation comprenant des draps, une serviette, un gant de toilette et un « kit hygiène ». Enfin, elle se rend au greffe où ses droits lui sont notifiés et qui gère le contentieux - environ un tiers des personnes retenues font un recours et sont alors entendues par un juge des libertés et de la détention dans un délai qui ne peut excéder cinq jours. À ce titre, il nous a été indiqué qu'une part importante des effectifs était accaparée par les transferts et la garde des personnes retenues entre le centre, d'une part, et le tribunal administratif de Lille et la cour administrative d'appel de Douai, d'autre part. Les huit véhicules du centre parcourent ainsi plus de 420 000 kilomètres par an à ce titre. La visioconférence permettrait de faciliter le déroulement de la procédure, et, si un dispositif a bien été récemment installé, les avocats se seraient finalement opposés à son utilisation.

Le centre de rétention accueille également des antennes de l'association France Terre d'asile, qui offre une aide et une information juridiques aux personnes retenues, et de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), qui leur apporte un soutien matériel et psychologique et qui fait le lien entre elles et l'extérieur. France Terre d'asile et l'OFII ont un accès permanent aux zones de vie.

À Calais, il y a toutefois moins de migrants au centre de rétention qu'à l'extérieur, au centre-ville, en périphérie ou à proximité immédiate du port. La plupart de ces migrants, à l'exception des Albanais qui résident généralement à l'hôtel, vivent dans des camps de fortune, comme celui que nous avons vu, qui abrite 300 Soudanais dans des tentes fournies par Médecins du monde tout à côté de l'autoroute, ou des squats, comme Vendeville, un bâtiment entièrement fermé de 22 000 mètres carrés où s'entassent essentiellement des Erythréens dans des conditions que je vous laisse imaginer. Une décision de justice a ordonné l'évacuation d'un autre squat, installé dans une ancienne usine de recyclage de métaux, mais elle n'est pas encore appliquée, ce qui est naturellement très mauvais en termes d'image pour la population.

Il existe de fortes inégalités entre les migrants eux-mêmes. Ainsi, ceux qui ont le plus de moyens montent de façon organisée dans des camions spécialement affrétés à cet effet par les passeurs - on nous a dit que les Kurdes tenaient les parkings où avaient lieu ces embarquements. Mais les migrants les plus démunis, en particulier les Erythréens, qui n'ont pas les moyens de payer des passeurs, cherchent à monter directement dans les camions en transit en déchirant les bâches pour s'y cacher pendant le voyage vers le Royaume-Uni. Il arrive que certains camions soient ni plus ni moins pris d'assaut par plusieurs migrants. Cette forte pression migratoire a conduit les autorités à installer des dispositifs de sécurité, notamment des clôtures aux alentours du port, et à renforcer la présence policière par l'envoi de CRS.

Je l'ai dit, la situation à Calais et dans sa région est difficile et s'est fortement dégradée en peu de temps. Elle y est également très médiatisée, ce qui accentue encore la pression sur le terrain.

Les conséquences de cette situation sont inquiétantes, à plus d'un titre. D'ailleurs, les forces politiques extrémistes cherchent à l'instrumentaliser, tant à droite qu'à gauche, avec une petite communauté d'anarchistes No Borders qui manipulent les migrants.

La maire de Calais, notre collègue Natacha Bouchart, nous a expliqué que le changement d'échelle du problème a rendu obsolète le dispositif humanitaire d'accueil qu'elle avait mis en place en 2008.

Les Calaisiens, qui, traditionnellement, manifestent de l'empathie et même souvent de la solidarité envers les migrants, par exemple en leur servant des repas, sont aujourd'hui excédés par la multiplication des actes de délinquance jusque dans le centre-ville, en particulier les vols, les cambriolages et les agressions, à la fois entre migrants et envers la population, y compris des viols et des tentatives de viol, et des trafics en tout genre (alcool, stupéfiants, prostitution).

Les conséquences économiques sont également réelles. Alors qu'il existe un projet d'agrandir le port pour l'adapter à la dernière génération de ferrys, des chefs d'entreprises de sociétés de transport cherchent à quitter le Calaisis, ce qui risque d'aggraver une situation économique déjà particulièrement difficile dans la région.

Les pouvoirs publics ont pris conscience de l'acuité du problème et ne sont pas restés sans réagir. Le ministre de l'intérieur est venu à Calais. Les effectifs de la police ont été renforcés par un millier de fonctionnaires supplémentaires. Il ne peut toutefois s'agir d'une solution de long terme, d'autant plus qu'on nous a signalé un sentiment d'impuissance et une baisse du moral parmi les policiers. Les douanes aussi souffrent d'un manque d'effectifs compte tenu de la situation très particulière de Calais. Le parquet de Boulogne-sur-Mer est également très impliqué et se focalise sur la répression des passeurs, traités généralement en comparution immédiate - certains d'entre eux ont été condamnés à cinq ans de prison ferme - et sur la lutte contre la traite des êtres humains.

La maire de Calais propose d'installer un centre d'accueil composé de huit bâtiments situés dans un parc en dehors de la ville, comprenant tous les équipements nécessaires. Elle nous a indiqué que le ministre de l'intérieur, s'il accepte que l'État finance le fonctionnement de ce centre, refuse en revanche qu'il accueille les migrants la nuit car il craint un phénomène d'aspiration et la reconstitution d'un « nouveau Sangatte », du nom de ce centre qui avait été fermé fin 2002 parce qu'il accueillait des migrants, dont un grand nombre de Kosovars, dans des conditions plus que précaires.

Je conclurai sous une forme interrogative : les solutions à ce problème de dimension européenne sont-elles vraiment à Calais ? Tous les États membres jouent-ils vraiment le jeu, dès lors que la majorité des migrants ont dû traverser le territoire de bien des pays avant d'arriver à Calais ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion