Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 22 février 2017 : 2ème réunion
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits sur son rapport annuel d'activité pour 2016

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Les services de sécurité sont aussi touchés, et des commissariats, par exemple, ont été fermés.

La grande enquête que nous avons lancée l'an dernier, à laquelle 5 000 personnes ont répondu, a permis de mettre en lumière le fait que beaucoup de personnes, soit qu'elles ne savent pas y avoir droit, soit qu'elles estiment leur situation inéluctable, n'ont pas recours au droit pour les défendre. Une personne sur dix, seulement, victime de discriminations réelles a recours à nos services ou fait appel à la justice.

La difficulté d'accès au droit peut aussi être intrinsèque : elle est la conséquence de problèmes économiques et sociaux, et notamment de situation de pauvreté.

Or nous avons abandonné le discours de la lutte contre la discrimination. Désormais, le discours sur l'identité a supplanté le discours sur l'égalité. Conséquence : les personnes victimes de discrimination peuvent sentir que la République n'est pas pour elles. Cela peut contribuer à expliquer le phénomène d'abandon de la chose publique.

Dans cette enquête, par exemple, nous avons fait un point sur les contrôles d'identité : si 80 % des personnes interrogées n'avaient jamais eu de problème, 16 %, en revanche, s'estimaient particulièrement ciblées. J'ajoute que, pour la moitié d'entre elles, ces contrôles ne se passaient pas bien.

Face à ces situations, le Défenseur des droits réagit en développant ses activités d'information. Les délégués sont devenus des « orienteurs » dans l'administration et les services sociaux. C'est une mission d'autant plus difficile que les services en question se sont rétractés.

J'appelle votre attention sur un autre point. Nous publierons dans quelques semaines un rapport sur l'ambigüité des effets de la lutte contre la fraude, en particulier contre la fraude sociale. On peut se demander si les chicanes mises par l'administration pour éviter que certains ne puissent bénéficier de manière indue d'une allocation ne finissent pas par avoir l'effet inverse. Nous sommes par exemple très réservés sur l'idée de certains départements - le Bas-Rhin, le Haut-Rhin, le Nord - de fixer des conditions à l'attribution du RSA. Certes, les départements connaissent des problèmes de trésorerie, mais ces droits sont des droits directs, et les conditions fixées à leur attribution ne peuvent qu'être légales.

En 2016, nous avons beaucoup joué notre rôle d'alerte. Nous avons par exemple énormément travaillé avec votre commission des lois sur les textes relatifs à la sécurité, à la lutte contre le terrorisme, dans l'idée de garantir l'équilibre entre l'exigence de sécurité et le respect de la garantie des libertés publiques et individuelles. Je n'y ai pas vraiment réussi. Les lois votées depuis deux ans penchent davantage vers le sécuritaire que vers les libertés. Les élus ont parfois semblé agir sous la pression de la peur, qui sidère les opinions et les responsables politiques.

Je manifeste cette préoccupation depuis 2015. Je l'ai fait valoir à propos de l'état d'urgence et de ses conséquences, mais aussi sur des textes adoptés récemment, comme le projet de loi relatif à la sécurité publique, pour lequel je considère que l'alignement des conditions d'usage des armes par les policiers sur celles des gendarmes est à la fois inutile et risqué. Le législateur en a décidé autrement.

Nous avons eu un succès, néanmoins : l'interruption du processus de révision constitutionnelle tendant à introduire la déchéance de nationalité, idée contre laquelle je m'étais élevé dès le mois de novembre 2015. Nous avons ici gagné car nous avons fait cause commune.

Je me suis également battu pour les droits des mineurs isolés étrangers. Là encore, les faits nous ont, hélas, donné raison. Dans notre rapport de décembre dernier sur le démantèlement de la « jungle » de Calais et ses effets sur les centres d'accueil et d'orientation (CAO) et les centres d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés (CAOMI), nous avions anticipé les difficultés. Voyez la situation prévalant aujourd'hui à Paris et à Calais ! Voyez comme le camp de Grande-Synthe, qui était érigé en modèle il y a un an, se dégrade considérablement ! Si nous ne changeons pas de cap en matière de politique migratoire, si nous traduisons les gentils mots de « maîtrise des flux migratoires » par l'érection de murs, nous créerons plus de problèmes que nous n'en résoudrons. Il suffit de voir ce qui se passe en Italie, en Grèce, en Turquie - pays avec lequel l'accord passé par l'Union européenne est à la fois illégal et dangereux - pour s'en convaincre...

Hélas, personne n'y est prêt. Et aujourd'hui, nous nous retrouvons dans la situation où les Anglais refusent d'accueillir les 3 000 mineurs des CAOMI. Ce sont donc les départements qui vont devoir le faire...

Le rôle du Défenseur des droits est aussi de mettre en garde, d'alerter sur la promotion de droits. Notre rapport annuel consacré aux droits de l'enfant, publié chaque année en novembre, s'inscrit dans cette logique. Il était dédié, l'année dernière, au droit à l'éducation, droit qui en recouvre plein d'autres, en réalité, comme le droit à la santé, ou encore le droit des étrangers. Nous avons dû livrer bien des batailles avec des maires, de toutes sensibilités, qui refusaient par exemple d'inscrire un enfant à école car il était Rom. Un préfet s'est même, grâce à notre intervention, substitué au maire pour ce faire.

Je me permets de signaler à votre commission, mais aussi à la commission des finances du Sénat, des travaux qui mériteraient d'être lancés : sur la protection juridique des majeurs vulnérables ou incapables, par exemple. La loi de 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs s'applique mal. Aujourd'hui, 850 000 majeurs sont couverts par les procédures de curatelle ou de tutelle. En réalité, ce sont 1,5 million de personnes qui devraient l'être, les familles se substituant aux procédures en vigueur. Les dossiers s'accumulent sur les bureaux des juges : il y a un véritable embouteillage. Il me semble que ce serait un sujet qui mériterait d'être abordé, dans la campagne présidentielle par exemple.

Autre sujet : la situation des femmes handicapées dans l'entreprise. Elles sont, pour ainsi dire, deux fois discriminées.

Nous avons également mené un travail sur les discriminations à l'embauche à raison de l'origine, du lieu d'habitation, etc. Nous avons recueilli 750 témoignages, qui illustrent une situation réellement prégnante, contre laquelle nous n'avons pas suffisamment agi depuis dix ans.

Nous privilégions toujours, dans nos travaux, le recours au règlement amiable. Dans 70 % à 80 % des cas, un accord est trouvé entre le réclamant et le mis en cause.

Je parlais il y a un instant des observations que nous présentons à la justice : 119 en 2016. Avec deux résultats spectaculaires : la cour d'appel de Paris et la chambre criminelle de la Cour de cassation ont suivi nos observations en demandant à l'État d'indemniser trois des treize personnes ayant saisi la justice dans une affaire de contrôle d'identité. Nous avons également contribué à ce qu'un cadre de la BNP obtienne 600 000 euros d'indemnisation pour avoir été maltraité du jour où il avait déclaré son homosexualité.

Nous comptons aujourd'hui 27 conventions, signées avec 27 cours d'appel. Nous continuons à en signer. En tout état de cause, l'article 33 de la loi organique du 29 mars 2011 s'applique très bien.

Pour ce qui est de notre travail avec le Parlement, le Défenseur des droits a été auditionné à 27 reprises par les deux chambres l'année dernière. Nous avons rendu 21 avis, et 28 des propositions de réformes que nous avons formulées ont été satisfaites : dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, par exemple, la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, et j'en passe.

Un dernier point pour terminer. Nous gagnerions à être mieux entendus pour ce qui est des rapports entre la police et la population. Dès l'automne 2012, Dominique Baudis avait travaillé sur la question de la traçabilité des contrôles identité. Il avait proposé la mise en place d'une attestation nominative enregistrée pour la personne, avec un double anonyme. Bien des situations détestables pour la cohésion sociale, dont le drame de l'affaire Théo, auraient pu être évitées.

Les policiers sont des « gardiens de la paix ». Le nom n'est pas innocent. Il faut trouver ce chemin de dialogue avec la population. La police républicaine est la police de l'égalité. Aujourd'hui, nous vivons la rencontre du serpent et de la mangouste : chacun reste campé sur sa position. Il faut savoir se parler, se mettre autour d'une table : il y a des solutions. L'affaire Théo, ce n'est pas un fait divers, c'est un fait de société. Le Sénat, qui est une assemblée stable, devrait être à l'avant-garde sur ces sujets.

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