La réunion

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Au cours d'une deuxième réunion tenue dans la matinée, la commission entend M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, sur son rapport annuel d'activité pour 2016.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, qui nous fait l'honneur de venir nous présenter en avant-première son rapport annuel d'activité pour 2016, qui ne sera rendu public que demain.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Je suis très heureux de pouvoir vous présenter une synthèse du rapport d'activité pour 2016 du Défenseur des droits. Je suis entouré de mes adjoints - Patrick Gohet, Bernard Dreyfus et Geneviève Avenard, qui est Défenseure des enfants, Claudine Angeli-Troccaz n'ayant pu se libérer ce matin -, de mon secrétaire général Richard Senghor et de mon attachée parlementaire France de Saint-Martin.

M. le président de la commission vient de le dire, le rapport sera présenté demain à la presse. Mais je ne voulais pas, alors que nous nous approchons de la fin de la législature à l'Assemblée nationale et de la suspension des travaux en séance plénière au Sénat, vous quitter sans vous informer de notre activité de l'année passée.

J'entamerai mon propos par une réflexion préliminaire sur le rôle du Défenseur des droits, cinq ans et demi, soit un peu plus d'une législature, après son entrée en fonction.

Depuis la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique du 29 mars 2011, qui a donné lieu à des débats très vifs, notamment au Sénat, et grâce aux efforts de Dominique Baudis, nommé en juin 2011, et de son équipe, nous avons réussi à construire l'architecture de notre maison commune, regroupant quatre maisons préexistantes.

Aujourd'hui, l'on peut dire que l'institution du Défenseur des droits est arrivée à maturité, et qu'elle a trouvé sa place dans le paysage institutionnel.

La maturité, d'abord. Les débats parlementaires sur la révision constitutionnelle et la loi organique l'ont montré, il n'était pas évident que quatre institutions séparées puissent être réunies en une seule, et puissent fondre leur esprit d'indépendance et leur culture en une maison unique, en suivant des méthodes communes. Or c'est le cas aujourd'hui.

Le Médiateur de la République a été créé en 1973 sur l'initiative de Georges Pompidou, pour répondre à l'insatisfaction des citoyens dans leurs relations avec l'administration, telle qu'exprimée en 1968 notamment. Son premier titulaire a été Antoine Pinay.

Puis ce fut le tour de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, créée à la fin des années quatre-vingt-dix pour promouvoir une autre vision de la politique de sécurité intérieure, mettant à l'honneur les questions de déontologie.

Les politiques de lutte contre les discriminations et pour les droits des enfants, largement inspirées par les conventions internationales, ont présidé à la création du Défenseur des enfants et de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde). Cette dernière était également chargée de mettre en oeuvre une directive européenne de 2000 pour la lutte contre les discriminations.

L'indépendance de ces quatre institutions était donc très grande, et leurs missions très différentes : certaines agissaient dans un esprit de médiation, d'arrangement entre les usagers et l'administration. D'autres, comme la Halde, passaient par la pédagogie et la sanction.

Aujourd'hui, l'on peut dire que le Défenseur des droits a réussi dans les quatre missions que lui a confiées le législateur. J'espère qu'il en fera de même dans la cinquième mission, la protection des lanceurs d'alerte, que lui a confiée la loi Sapin II.

Notre institution compte aujourd'hui 450 délégués territoriaux, qui sont omnicompétents. J'essaie de les former pour qu'ils soient encore plus actifs en matière de protection des droits des enfants, de promotion des droits, de lutte contre les discriminations. Tous ces sujets sont traités de manière intersectionnelle. Tous les aspects d'un problème sont pris en considération dans nos analyses, nos considérations et nos décisions. C'est cela, la maturité de notre institution : la prise en compte de toutes les missions qui lui ont été confiées.

Mais le Défenseur des droits a aussi su trouver sa place dans le paysage français. Il est aujourd'hui un partenaire institutionnel naturel, évident. Lors de la convention des délégués que nous avons tenue fin novembre, le vice-président de la commission des lois de l'Assemblée nationale Jean-Yves Le Bouillonnec, la vice-présidente de l'Association des maires de France Agnès Le Brun, le garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas, et vous-même, monsieur le président de la commission des lois du Sénat, avez tous dit que le Défenseur des droits faisait du bon boulot.

Il est vrai que, vis-à-vis du pouvoir exécutif, il peut y avoir des frottements, sur des sujets irritants : sur les politiques de sécurité, les rapports entre la police et la population, les contrôles d'identité. L'exemple terrible de ce que l'on appelle désormais « l'affaire Théo » nous a malheureusement donné raison.

Mais nos relations avec l'administration en matière de retraite, de sécurité, de simplification administrative sont très positives.

Nous pouvons également dire que nous avons trouvé, avec l'autorité judiciaire, un véritable terrain d'entente, ce qui n'était pas évident. Certes, l'article 23 de la loi organique du 29 mars 2011 permet au parquet ou au magistrat instructeur de ne pas nous transmettre les éléments de procédure ou les dossiers de certaines affaires. Cela peut nous bloquer. Mais, de manière générale, tout se passe très bien à tous les niveaux.

L'année passée, nous avons pu présenter 119 observations à tous les étages du système juridique : du tribunal des affaires de sécurité sociale jusqu'à la Cour de justice de l'Union européenne. Nous avons, dans bien des cas, fait prévaloir l'égalité au profit de personnes licenciées ou maltraitées car victimes de discriminations.

Je veux également souligner la qualité et l'intensité de nos relations avec le législateur. C'est un point sur lequel j'avais déjà beaucoup insisté devant vous, le 9 juillet 2014, lors de mon audition au titre de l'article 13 de la Constitution.

Nous avons avec les parlementaires, mais aussi les maires, un objectif commun : être au service de nos concitoyens, souvent désarmés face à l'administration.

Nous avons beaucoup travaillé avec les commissions du Sénat, notamment la commission des lois et la commission des affaires sociales, et participé à l'élaboration de plusieurs amendements. Nous avons aussi aidé certaines missions d'information, par exemple celle relative à l'assistance médicale à la procréation et à la gestation pour autrui à l'étranger, qui a remis son rapport il y a un an.

Au plan international, le Défenseur des enfants est le correspondant français du Comité des droits de l'enfant de l'ONU, basé à Genève. Nous sommes également chargés pour la France du suivi de la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. Avec ces activités, nous faisons en sorte que les grands principes internationaux trouvent à s'appliquer dans la vie courante.

J'en viens plus spécifiquement à notre activité en 2016.

Nous avons reçu l'année dernière plus de 86 000 réclamations, en augmentation de 9 % par rapport à l'année passée. Cette tendance globale pose d'ailleurs la question de nos moyens pour les traiter.

Ce chiffre me pousse à faire une observation : l'accès au droit est problématique dans notre pays. Les administrés se heurtent au labyrinthe, d'ailleurs de plus en plus labyrinthique, de l'administration, des services sociaux ; ils se confrontent à la complexité des sujets. Les caisses d'allocations familiales, par exemple, appliquent 18 000 textes différents ; elles ont reçu 30 millions de communications téléphoniques en 2015. Bien souvent, il leur est difficile de répondre avec précision aux questions, et elles renvoient leur interlocuteur au site internet de la caisse, alors même que 25 % des Français n'y ont pas accès...

Cette situation est rendue plus complexe encore par l'effort de réduction des effectifs, l'abaissement des crédits de fonctionnement des grandes caisses sociales, la disparition de services d'accueil sur les territoires, dont la presse se fait chaque jour l'écho.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Les services de sécurité sont aussi touchés, et des commissariats, par exemple, ont été fermés.

La grande enquête que nous avons lancée l'an dernier, à laquelle 5 000 personnes ont répondu, a permis de mettre en lumière le fait que beaucoup de personnes, soit qu'elles ne savent pas y avoir droit, soit qu'elles estiment leur situation inéluctable, n'ont pas recours au droit pour les défendre. Une personne sur dix, seulement, victime de discriminations réelles a recours à nos services ou fait appel à la justice.

La difficulté d'accès au droit peut aussi être intrinsèque : elle est la conséquence de problèmes économiques et sociaux, et notamment de situation de pauvreté.

Or nous avons abandonné le discours de la lutte contre la discrimination. Désormais, le discours sur l'identité a supplanté le discours sur l'égalité. Conséquence : les personnes victimes de discrimination peuvent sentir que la République n'est pas pour elles. Cela peut contribuer à expliquer le phénomène d'abandon de la chose publique.

Dans cette enquête, par exemple, nous avons fait un point sur les contrôles d'identité : si 80 % des personnes interrogées n'avaient jamais eu de problème, 16 %, en revanche, s'estimaient particulièrement ciblées. J'ajoute que, pour la moitié d'entre elles, ces contrôles ne se passaient pas bien.

Face à ces situations, le Défenseur des droits réagit en développant ses activités d'information. Les délégués sont devenus des « orienteurs » dans l'administration et les services sociaux. C'est une mission d'autant plus difficile que les services en question se sont rétractés.

J'appelle votre attention sur un autre point. Nous publierons dans quelques semaines un rapport sur l'ambigüité des effets de la lutte contre la fraude, en particulier contre la fraude sociale. On peut se demander si les chicanes mises par l'administration pour éviter que certains ne puissent bénéficier de manière indue d'une allocation ne finissent pas par avoir l'effet inverse. Nous sommes par exemple très réservés sur l'idée de certains départements - le Bas-Rhin, le Haut-Rhin, le Nord - de fixer des conditions à l'attribution du RSA. Certes, les départements connaissent des problèmes de trésorerie, mais ces droits sont des droits directs, et les conditions fixées à leur attribution ne peuvent qu'être légales.

En 2016, nous avons beaucoup joué notre rôle d'alerte. Nous avons par exemple énormément travaillé avec votre commission des lois sur les textes relatifs à la sécurité, à la lutte contre le terrorisme, dans l'idée de garantir l'équilibre entre l'exigence de sécurité et le respect de la garantie des libertés publiques et individuelles. Je n'y ai pas vraiment réussi. Les lois votées depuis deux ans penchent davantage vers le sécuritaire que vers les libertés. Les élus ont parfois semblé agir sous la pression de la peur, qui sidère les opinions et les responsables politiques.

Je manifeste cette préoccupation depuis 2015. Je l'ai fait valoir à propos de l'état d'urgence et de ses conséquences, mais aussi sur des textes adoptés récemment, comme le projet de loi relatif à la sécurité publique, pour lequel je considère que l'alignement des conditions d'usage des armes par les policiers sur celles des gendarmes est à la fois inutile et risqué. Le législateur en a décidé autrement.

Nous avons eu un succès, néanmoins : l'interruption du processus de révision constitutionnelle tendant à introduire la déchéance de nationalité, idée contre laquelle je m'étais élevé dès le mois de novembre 2015. Nous avons ici gagné car nous avons fait cause commune.

Je me suis également battu pour les droits des mineurs isolés étrangers. Là encore, les faits nous ont, hélas, donné raison. Dans notre rapport de décembre dernier sur le démantèlement de la « jungle » de Calais et ses effets sur les centres d'accueil et d'orientation (CAO) et les centres d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés (CAOMI), nous avions anticipé les difficultés. Voyez la situation prévalant aujourd'hui à Paris et à Calais ! Voyez comme le camp de Grande-Synthe, qui était érigé en modèle il y a un an, se dégrade considérablement ! Si nous ne changeons pas de cap en matière de politique migratoire, si nous traduisons les gentils mots de « maîtrise des flux migratoires » par l'érection de murs, nous créerons plus de problèmes que nous n'en résoudrons. Il suffit de voir ce qui se passe en Italie, en Grèce, en Turquie - pays avec lequel l'accord passé par l'Union européenne est à la fois illégal et dangereux - pour s'en convaincre...

Hélas, personne n'y est prêt. Et aujourd'hui, nous nous retrouvons dans la situation où les Anglais refusent d'accueillir les 3 000 mineurs des CAOMI. Ce sont donc les départements qui vont devoir le faire...

Le rôle du Défenseur des droits est aussi de mettre en garde, d'alerter sur la promotion de droits. Notre rapport annuel consacré aux droits de l'enfant, publié chaque année en novembre, s'inscrit dans cette logique. Il était dédié, l'année dernière, au droit à l'éducation, droit qui en recouvre plein d'autres, en réalité, comme le droit à la santé, ou encore le droit des étrangers. Nous avons dû livrer bien des batailles avec des maires, de toutes sensibilités, qui refusaient par exemple d'inscrire un enfant à école car il était Rom. Un préfet s'est même, grâce à notre intervention, substitué au maire pour ce faire.

Je me permets de signaler à votre commission, mais aussi à la commission des finances du Sénat, des travaux qui mériteraient d'être lancés : sur la protection juridique des majeurs vulnérables ou incapables, par exemple. La loi de 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs s'applique mal. Aujourd'hui, 850 000 majeurs sont couverts par les procédures de curatelle ou de tutelle. En réalité, ce sont 1,5 million de personnes qui devraient l'être, les familles se substituant aux procédures en vigueur. Les dossiers s'accumulent sur les bureaux des juges : il y a un véritable embouteillage. Il me semble que ce serait un sujet qui mériterait d'être abordé, dans la campagne présidentielle par exemple.

Autre sujet : la situation des femmes handicapées dans l'entreprise. Elles sont, pour ainsi dire, deux fois discriminées.

Nous avons également mené un travail sur les discriminations à l'embauche à raison de l'origine, du lieu d'habitation, etc. Nous avons recueilli 750 témoignages, qui illustrent une situation réellement prégnante, contre laquelle nous n'avons pas suffisamment agi depuis dix ans.

Nous privilégions toujours, dans nos travaux, le recours au règlement amiable. Dans 70 % à 80 % des cas, un accord est trouvé entre le réclamant et le mis en cause.

Je parlais il y a un instant des observations que nous présentons à la justice : 119 en 2016. Avec deux résultats spectaculaires : la cour d'appel de Paris et la chambre criminelle de la Cour de cassation ont suivi nos observations en demandant à l'État d'indemniser trois des treize personnes ayant saisi la justice dans une affaire de contrôle d'identité. Nous avons également contribué à ce qu'un cadre de la BNP obtienne 600 000 euros d'indemnisation pour avoir été maltraité du jour où il avait déclaré son homosexualité.

Nous comptons aujourd'hui 27 conventions, signées avec 27 cours d'appel. Nous continuons à en signer. En tout état de cause, l'article 33 de la loi organique du 29 mars 2011 s'applique très bien.

Pour ce qui est de notre travail avec le Parlement, le Défenseur des droits a été auditionné à 27 reprises par les deux chambres l'année dernière. Nous avons rendu 21 avis, et 28 des propositions de réformes que nous avons formulées ont été satisfaites : dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, par exemple, la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, et j'en passe.

Un dernier point pour terminer. Nous gagnerions à être mieux entendus pour ce qui est des rapports entre la police et la population. Dès l'automne 2012, Dominique Baudis avait travaillé sur la question de la traçabilité des contrôles identité. Il avait proposé la mise en place d'une attestation nominative enregistrée pour la personne, avec un double anonyme. Bien des situations détestables pour la cohésion sociale, dont le drame de l'affaire Théo, auraient pu être évitées.

Les policiers sont des « gardiens de la paix ». Le nom n'est pas innocent. Il faut trouver ce chemin de dialogue avec la population. La police républicaine est la police de l'égalité. Aujourd'hui, nous vivons la rencontre du serpent et de la mangouste : chacun reste campé sur sa position. Il faut savoir se parler, se mettre autour d'une table : il y a des solutions. L'affaire Théo, ce n'est pas un fait divers, c'est un fait de société. Le Sénat, qui est une assemblée stable, devrait être à l'avant-garde sur ces sujets.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Merci pour ce rapport passionnant. Avec cinq ans d'expérience, le Défenseur des droits atteint l'âge de maturité. Le voici bien installé dans notre paysage. Avec le Défenseur des droits, nous avons fait beaucoup plus que mutualiser les moyens : c'est un véritable saut conceptuel. L'identité du Défenseur se définit non pas par la simple addition des missions des institutions auxquelles il succède, mais par une nouvelle approche.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Notre mission est de concilier la défense des droits fondamentaux, nationaux et internationaux, avec la poursuite de l'intérêt général ; exactement ce qu'a fait le Conseil d'État il y a des années.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Il existe en effet, vous l'avez dit, un recouvrement possible entre la culture sénatoriale et celle que vous mettez en place. Nous avons toujours à l'esprit cette exigence : nous sommes une assemblée gardienne de l'état de droit et des libertés fondamentales. Ce recouvrement s'est constaté lors de la révision constitutionnelle que vous avez évoquée, et dont l'abandon, provoqué par le Sénat, témoignait d'une convergence sinon de vue, en tout cas d'objectifs entre nous.

Nous avons néanmoins toujours eu le sentiment de prendre en considération les exigences constitutionnelles lors de l'examen des différentes lois que vous avez mentionnées. Le Conseil constitutionnel nous a d'ailleurs souvent donné raison. Et je tiens à dire qu'en ces occasions, nous avons été inspirés non pas par la peur, mais par le souci de l'efficacité et du respect des droits.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Tasca

Merci pour ce rapport complet. Votre introduction sur la place prise par votre institution dans l'architecture institutionnelle globale était très utile. Lors de sa création, nous avions des interrogations relatives à l'intérêt de regrouper quatre institutions au sein d'une seule. Le parcours fait depuis par Dominique Baudis et vous-même prouve que c'était en réalité une bonne option. Une stratégie commune et une voie unique sur ce sujet donnent plus d'écho à la défense des droits fondamentaux.

Nous aimerions néanmoins situer votre travail à l'échelle de l'Union européenne. Les coopérations en la matière progressent-elles ? Quelles sont les divergences persistantes ?

Debut de section - PermalienPhoto de René Vandierendonck

C'est comme toujours un plaisir de vous entendre et de vous lire. Nous sortons de l'examen en commission mixte paritaire du projet de loi relatif à la sécurité publique. Dans le même temps, le président de l'Assemblée nationale vous a saisi d'une demande d'avis sur les enjeux idéologiques qui s'attachent aux opérations de maintien de l'ordre. Dans votre rapport, vous précisez déjà qu'il faut s'intéresser à cette question pour les agents de sécurité privée, dans les transports par exemple.

Quels sont vos moyens d'action, vu la période ? Quand allez-vous rendre cet avis ? Comment impliquerez-vous le Parlement ? Y aura-t-il une proposition de loi qui sera déposée ?

Debut de section - PermalienPhoto de Cécile Cukierman

L'institution du Défenseur des droits est désormais tout à fait inscrite dans le paysage institutionnel et public. Je tiens à souligner la qualité du travail mené par vos équipes. C'est un élément de sécurité pour nos concitoyens, dans un moment où tous les enjeux s'imbriquent et se compliquent.

J'ai une question à poser, relative au récépissé, ou autre système équivalent, suivant un contrôle identité. Cela n'aboutira-t-il pas à la constitution d'un nouveau fichier ? N'allons-nous pas contre certains droits en voulant en protéger d'autres ? Quelle serait, selon vous, la solution à ce problème grave, même si c'est au législateur d'en décider ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Sueur

Je vous remercie pour tout ce que vous apportez au Sénat, aussi bien dans cette audition que tout au long de l'année.

Vous avez marqué des réticences sur la question du cadre commun pour l'usage des armes par les policiers et les gendarmes. Nous avons beaucoup parlé de ce sujet en ces lieux. Je sais que c'est aussi le cas de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous avons pensé qu'il était judicieux d'aligner les règles applicables aux policiers sur celles des gendarmes, en prenant une précaution, passant par la nécessité de formation notamment. C'est un sujet difficile : nous savons qu'en la matière, les décisions doivent être prises par les forces de l'ordre en un quart de seconde.

Ma question est simple : pour quelles raisons pensez-vous qu'il n'aurait pas fallu aligner ces règles ?

J'ai une autre question, relative à la réforme grâce à laquelle le silence de l'administration vaut acceptation, et dont le rapport que nous avons cosigné avec Hugues Portelli témoigne de la complexité totale. Le silence vaut acceptation, sauf dans la moitié des cas. Voilà un cas typique de simplification qui complique ! Que proposez-vous pour sortir de cette situation ?

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Kaltenbach

Le récépissé en cas de contrôle d'identité n'est pas nécessairement efficace. Je crois beaucoup plus au système de la caméra embarquée, qui pourrait avoir un rôle apaisant. Les deux parties seraient obligées d'être polies, courtoises, respectueuses. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Je note par ailleurs dans votre rapport un jugement quelque peu ironique sur le nombre de critères permettant de définir une discrimination. Mais cela correspond à une réalité ! Le critère pour permettre d'établir une discrimination liée à pauvreté est relativement nouveau. Combien de réclamations, parmi toutes celles qui vous sont faites, sont-elles liées à ce critère ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

J'entends très bien ce que vous dites quand vous regrettez que le discours sur l'identité supplante celui sur l'égalité, et quand vous déplorez les conséquences que cela a sur la cohésion de la société.

Le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi Sapin II sur les lanceurs d'alerte. Cette mission qui vous avait été affectée est-elle cohérente avec les quatre autres qui vous sont dévolues ?

J'appelle également votre attention sur les conséquences potentielles du Brexit en matière de droit à la mobilité, aussi bien pour les Britanniques en Europe que pour les Européens au Royaume-Uni. Certaines difficultés apparaissent déjà en matière de fonds de pension. Il est absolument nécessaire que vous travailliez avec vos homologues européens sur cette question.

Enfin, les échanges automatiques d'information en matière fiscale commencent à poser problème pour les banques. Nombre d'entre elles refusent en effet d'ouvrir des comptes pour les Français hors de France.

Debut de section - PermalienPhoto de François Grosdidier

J'ai été rapporteur du texte relatif à la sécurité publique. J'ai lu attentivement votre avis, et j'aurais aimé pouvoir le suivre. Mais je ne peux m'entendre dire que nous légiférons sous l'effet de la peur et non de la nécessité.

Nous avons débattu longtemps de ce texte en ces lieux et mené de nombreuses auditions ; le droit de légitime défense était insuffisant pour les agents publics chargés de la protection de leur vie et de celle des citoyens. Notre souci était de ne permettre l'usage des armes que pour empêcher l'atteinte à la vie.

J'en viens aux rapports entre la police et certaines catégories de population. On a le sentiment que, malgré tous les discours sur la déontologie de la police, toutes les formations en ce sens, la société régresse. Les fractures de la société se retrouvent d'ailleurs chez les policiers, dont certains sont parfois en rupture avec leur hiérarchie et leurs syndicats.

Il faut dire aussi qu'une partie de la population peut surréagir. Certaines personnes contrôlées par exemple après une infraction au code de la route, attribuent systématiquement à leur origine le fait d'être appréhendées par la police. Dans un domaine marqué par la subjectivité, il nous faut de l'objectivité, celle de votre institution.

Je tiens également à dire que la police municipale de ma ville a recours aux caméras embarquées depuis cinq ans. À la satisfaction de tous : populations, policiers, hiérarchie, magistrats. Il paraît d'une nécessité absolue d'accélérer la généralisation de ce système.

Enfin, j'ai été choqué d'entendre un syndicaliste policier prétendre que le mot de « bamboula » était un terme familier, pouvant dénoter même une certaine affection. Je m'interroge sur la formation déontologique et continue suivie par les policiers ! Ce genre de propos traduit l'effet de la radicalisation de toute la société.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Bigot

Ma question portera sur l'accès au service public de la justice. Vos délégués territoriaux sont-ils associés aux réunions des conseils départementaux d'accès au droit ?

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Oui, quoique de manière variable, selon les départements.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Mon oreille s'est dressée quand vous avez dit que la lutte contre les discriminations pouvait être une façon d'oublier la lutte pour l'égalité. Je le pense depuis longtemps. En quoi cette préoccupation s'est-elle traduite dans votre travail ?

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Nous avons assisté, sans y être associés, à la cérémonie de signature de conventions sur l'accès au droit avec sept associations et fédérations d'associations, dont la fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS), sur l'initiative du garde des sceaux.

C'est un exemple parmi d'autres. Nous nous efforçons de faire avancer globalement tout le dispositif de l'accès au droit. Je rappelle d'ailleurs que c'est quand j'étais garde des sceaux que ce sujet a été confié à la Chancellerie. Nos délégués et nous-mêmes sommes entièrement acquis à cette question.

J'en viens à la question souvent posée des rapports entre la police et de la population. Elle est d'actualité. J'y insiste : il n'y a aucun lien entre la mise en place d'un récépissé quelconque attestant du contrôle et la nécessité de réaliser un fichier pour en collecter les données, bien au contraire. Cette objection est donc nulle et non avenue.

Le rapport de 2010 mentionne un document utile pour ceux qui sont contrôlés et qui doit préserver l'anonymat. Aujourd'hui, c'est bien plus facile qu'en 2012 ; voyez les agents de la préfecture qui verbalisent le stationnement, à Paris : ils utilisent de telles machines.

J'ai proposé l'attestation, mais il faut préciser qui, l'adresse, où, à quel moment, et les motifs - ceci pour ouvrir des possibilités de recours. Les expériences à l'étranger montrent que le récépissé a fait baisser le nombre de contrôles d'identité et en particulier les contrôles jugés « problématiques » parce que « subjectifs » : le but est atteint, sans que les polices anglaise, allemande, italienne ou espagnole aient le sentiment d'avoir été désarmées.

Des caméras ? Oui, mais quand et où les placer ? Le déclenchement doit-il être automatique ? Combien de temps l'enregistrement doit-il durer ? Qui peut disposer des images : les deux parties ou, comme le fait l'administration pénitentiaire, seulement l'administration ? Ici, je crois que le principe auquel il faut veiller, c'est le contradictoire.

À côté de la traçabilité des contrôles d'identité, il faut parler aussi de la formation des services de sécurité, un sujet tout à fait central. Nous avons dispensé une formation théorique à quelque 5600 gardiens de la paix, c'est bien mais c'est trop peu et il faut aller davantage vers des formations de terrain.

Les effectifs sont insuffisants, c'est une dimension essentielle du sujet ; il n'est pas sain que les forces de l'ordre soient absentes de certains quartiers et portions du territoire.

La question est posée de la police de proximité - le terme ne me paraît pas convenir, il revient à dire qu'autrement, la police serait distante, ce qui n'est pas le cas ; je préfère la notion de police permanente, d'un quadrillage constant plutôt que des interventions ponctuelles qui sont ressenties comme une punition par les populations qu'elles concernent.

Sur toutes ces questions, le rapport Baudis est très complet et il reste parfaitement d'actualité. Il conclut par un appel à des expérimentations d'échelle régionale, qui impliquent tous les acteurs - élus, administrations, usagers, universitaires et experts.

Qu'est-ce que la « mission Bartolone » ? Après les manifestations du printemps dernier, j'ai reçu des parlementaires et leur ai fait part de mes interrogations sur la gestion de la foule pendant les manifestations, sur ce qu'on appelle la doctrine du maintien de l'ordre dans notre pays. La question était déjà posée avec la mort de Rémi Fraysse, lors des manifestations contre le projet de barrage de Sivens. Nous avons travaillé avec nos correspondants de neuf pays, en les interrogeant sur la gestion des manifestations dans leur pays. Les différences sont importantes - en Allemagne, par exemple, on utilise encore le canon à eau, que nous avons quasiment abandonné. J'ai demandé aux parlementaires si un travail les intéressaient sur ce point, puis Claude Bartolone m'a confié cette mission de faire le point sur le sujet. Il n'y a pas d'urgence, et je tiens à faire une analyse de fond, en toute indépendance - je n'ai pas à rendre des comptes à un électorat -, pour voir comment les choses se passent dans les pays où l'on accompagne les manifestants plutôt qu'on ne les cantonne. Le ministère de l'intérieur, de son côté, a réuni un groupe de travail sur le sujet ; je n'en connais pas le calendrier, ni le contenu.

S'agissant de l'Europe, je suis en contact très régulier avec les services de la Commission et du Parlement européen, je fais des tierces interventions ; des questions se posent assurément, par exemple lors du renvoi de demandeurs d'asile en Hongrie, sachant que ce pays restreint ce droit. La Cour de justice rendra une décision très importante le 14 mars prochain sur la question de savoir si l'interdiction de porter un voile au travail est discriminatoire - ce sujet illustre bien la conciliation et donc la différence entre les principes d'égalité et de non-discrimination, sur lesquelles vous m'interrogez.

Quid, ensuite, des conditions d'usage des armes par les forces de l'ordre ? Les policiers sont soumis au régime de la légitime défense, réglé par le code pénal - et aménagé par la loi sur le crime organisé, avec la notion de périple meurtrier. Les gendarmes disposent de règles propres, qui sont étendues aux policiers. Or, ce que j'ai dit, c'est que cet alignement sur les règles des gendarmes ne changerait rien au fond, car les policiers resteront liés à la définition que la jurisprudence a donnée de ces règles - la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l'homme ont pris des positions claires et indiscutables sur la nécessité et la proportionnalité de l'usage des armes. J'ai dit aussi que le changement des règles risquerait de donner le sentiment que les policiers auraient désormais une plus grande latitude pour l'usage de leurs armes. J'espère que le prix à payer pour ce symbole du changement de règles, ne sera pas trop élevé.

Peut-on se contenter du silence de l'administration, plutôt que de l'acceptation explicite ? Le silence vaut acceptation après un certain délai, mais les dérogations sont nombreuses, au point que le tacite paraît l'emporter. Quelle peut être la politique pour améliorer les choses ? Je crois que l'administration doit travailler plus vite et apprendre à motiver ses décisions.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Sueur

Peut-être faudrait-il limiter le nombre de dérogations : la notion de secret défense est acceptable, mais trop de catégories ont cours aujourd'hui qui empêchent l'information.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Effectivement. Pour avoir transposé des directives, je sais que les administrations demandent beaucoup trop de dérogations...

S'agissant de la vulnérabilité, nous travaillons à renforcer l'accès aux services publics, aux soins, au logement. Je ne sais pas évaluer les conséquences des nouveaux critères de discrimination ; cela ne doit pas nous empêcher d'aller plus loin pour l'égal accès aux services publics. J'ai fait des propositions aux associations, au Conseil national de lutte contre les exclusions ; je leur ai demandé de me transmettre des cas précis, concrets, pour voir comment les nouveaux critères influaient sur l'accès aux soins.

Quid des lanceurs d'alerte ? Le Défenseur des droits observe une position neutre et, quand il est saisi, il mène une enquête contradictoire ; avec les lanceurs d'alerte, la procédure ne saurait être la même, puisque le Défenseur se trouve face à une personne qui prétend détenir des informations d'intérêt général. Nous savons mobiliser une protection contre les représailles, mais quelle attitude adopter sur le fond lui-même ? La loi organique du 9 décembre 2016 relative à la compétence du Défenseur des droits pour l'orientation et la protection des lanceurs d'alerte prévoit qu'il est chargé « d'orienter vers les autorités compétentes toute personne signalant une alerte dans les conditions fixées par la loi, de veiller aux droits et libertés de cette personne » ; un décret est au Conseil d'État - nous travaillons, donc, ceci sans moyens supplémentaires : c'est un appel à votre attention sur nos ressources budgétaires...

Quelles conséquences du Brexit, en particulier sur le droit à la mobilité ? Des problèmes se poseront, effectivement, en matière de droits à la retraite et d'application des régimes sociaux.

Sur les échanges automatiques d'informations fiscales, un problème se pose effectivement, j'en ai parlé au contrôleur fiscal fédéral américain - le problème vaut dans les deux sens.

La question de la subjectivité de nos interventions est partie intégrante de notre travail, qui consiste précisément à objectiver, par la connaissance, les situations dont nous sommes saisis et qui sont ressenties, toujours, comme conflictuelles. De l'absence de connaissance résulte l'absence de reconnaissance, donc d'appartenance ; or, c'est bien d'appartenance dont nous avons besoin, tous, pour que la République soit effectivement partagée.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Merci pour ces informations. Je me réjouis de notre collaboration fructueuse.

La réunion est close à 12 h 50.