Intervention de Daniel Cohen

Mission d'information Revenu de base — Réunion du 30 juin 2016 à 14h05
Audition de M. Daniel Cohen directeur du département d'économie de l'école normale supérieure

Daniel Cohen :

Vous le savez, je ne suis expert ni de fiscalité ni de la lutte contre la pauvreté ; fondamentalement, je suis macro-économiste, je considère les choses, comme la croissance ou l'emploi, de haut. C'est donc à ce niveau-là que je me situerai ; cela dit, je n'esquiverai pas la façon dont ces idées peuvent concrètement aboutir à une solution qui ne détruise pas l'équilibre de nos finances publiques.

L'idée du revenu de base, du revenu universel ou de l'allocation universelle - les formules varient - n'est certainement pas nouvelle. On en trouve des traces au moins depuis les débats relatifs à l'avènement du capitalisme. Pour se cantonner à l'histoire la plus récente, l'un des protagonistes de cette question est évidemment Milton Friedman, avec son idée d'impôt négatif. Or l'un des paradoxes de ce débat est que l'on en trouve des partisans tant à droite qu'à gauche et, symétriquement, des oppositions de droite et de gauche. Ainsi, James Tobin, grand opposant des idées de Milton Friedman dans les années 1950 et 1960, y était également favorable.

Évidemment, leurs interprétations de ce revenu étaient très différentes. Pour Friedman, il s'agissait de créer une allocation de base dispensant la société de faire d'autres efforts vers les plus pauvres. Il proposait d'accompagner cette mesure d'un impôt fixe constant - une flat tax - dès le premier dollar et la progressivité du système de revenu se serait alors trouvée dans l'articulation entre la fiscalité constante et l'impôt négatif. Pour Tobin, au contraire, il s'agit d'un minimum garanti à tout le monde et ne se substituant évidemment pas aux autres prestations de l'État providence.

Ici se trouvent donc une base du malentendu et une raison pour laquelle on peut voir converger des courants de pensées différents autour de cette idée. Cette ambiguïté me semble plutôt positive que négative, même si chacun doit préciser ce qu'il a en tête lorsqu'il parle de ce sujet.

On retrouve cette transversalité dans les critiques du revenu universel ; à droite, on déplore la subvention des oisifs, la prime à l'assistanat, qui est inacceptable dans une société où le travail est une valeur cardinale justifiant la place de chacun. Il existe aussi, à gauche, des critiques de cette mesure, qui favoriserait la précarité en permettant aux employeurs de bénéficier d'une subvention implicite incitant au travail précaire. Les deux arguments sont donc en miroir l'un de l'autre.

Je n'ai pas l'intention d'entrer dans ce débat ; il faut avancer, comprendre ce que l'on veut faire et répondre à ces différentes critiques.

Cela dit, la principale critique à cette idée n'est pas philosophique ni politique mais quantitative : quels sont les ordres de grandeur en jeu ? En faisant un calcul un peu idiot - et on verra qu'il l'est effectivement - qu'on lit régulièrement pour rendre ce débat impossible, c'est-à-dire en fixant ce revenu minimal à 700 euros et en le multipliant par le nombre de Français, on atteint très vite des chiffres d'environ 500 milliards d'euros, soit un gros quart du PIB français.

D'ailleurs, pour les libertariens - je pense en particulier à mon ami Jacques Marseille, qui défendait cette idée -, cela tombe bien parce que ce montant correspond à peu près aux dépenses sociales en France. Donc, selon eux, on donne ces 700 euros et, ensuite, les gens se débrouillent. Toutefois, ces ordres de grandeur sont trompeurs parce que ce revenu ne viendrait pas en plus des dispositions existantes, mais jouerait comme un plancher. Le calcul est donc plus complexe à faire pour en estimer le coût net.

Je reviendrai sur cette question du chiffrage, seule façon pragmatique d'avancer, en faisant des propositions pratiques, réalistes et permettant au débat de prendre plus d'ampleur.

Pourquoi cette idée reprend-elle aujourd'hui une certaine actualité ? Lionel Stoleru, que j'ai croisé à l'instant au sortir de son audition devant vous, pense que ce sujet revient tous les vingt ans - RMI, puis RSA et maintenant le revenu de base. Pourquoi pas ? Cela dit, la révolution numérique nous oblige encore une fois à repenser la sécurité sociale du XXIe siècle ; le rapport de Bruno Mettling au ministre du travail, intitulé Transformation numérique et vie au travail, faisait d'ailleurs aussi référence à cette question.

De fait, nous entrons dans un monde très incertain, dans lequel la révolution industrielle, ou plutôt post-industrielle, du numérique pose des questions tout à fait différentes de celles qui s'étaient posées un siècle plus tôt avec la révolution du tout-électrique. Le tout-numérique, notre révolution technologique, n'a pas du tout les mêmes propriétés que le tout-électrique et on sait comment mesurer ces différences.

La seconde révolution industrielle, celle du tout-électrique, a été inclusive : elle réduisait les inégalités et rendait productifs les éléments les moins productifs de la société - ouvriers non qualifiés ou travailleurs à la chaîne. Toute l'ergonomie du travail a permis à cette main-d'oeuvre non qualifiée de devenir productive, de bénéficier des avantages du fordisme ou du taylorisme et d'être les acteurs d'une transformation du monde économique profitant à tous. Cette révolution électrique a donc donné lieu à une réduction des inégalités.

Le monde nouveau de la révolution numérique, depuis le début des années 1980, est très différent. Les travaux de Thomas Piketty et d'Emmanuel Saez montrent, à partir de l'exemple emblématique des États-Unis, ce que cette révolution numérique est en train de produire. Une statistique notamment est éclairante : au cours des trente dernières années, 90 % de la population américaine n'a connu aucune progression de son pouvoir d'achat. C'est une mutation spectaculaire par rapport à ce que l'on connaissait auparavant, lorsque les classes populaires et moyennes bénéficiaient, comme les autres segments de la société, de la croissance économique.

Ainsi, 10 % de la population seulement a capté la totalité de la croissance économique et, au sein de ces 10 %, la moitié de cette croissance est revenue à 1 % de la population. Il s'agit là d'une propriété fractale parce que la moitié de ce qui va à ce centième est captée par 0,1 % de la population, et ainsi de suite. La force d'entraînement de la révolution numérique n'a donc absolument rien à voir avec celle de la révolution précédente.

Ces chiffres sont inédits dans l'histoire du capitalisme depuis un siècle et demi. Ce constat nous oblige à réfléchir en profondeur à ce qu'il se passe, à comprendre les raisons de ce manque d'inclusivité et à en déterminer les remèdes, pour construire la nouvelle sécurité sociale du XXIe siècle et pour corriger les effets, pour l'instant inégalitaires, de cette révolution numérique.

Pourquoi cette situation ? Pourquoi cette révolution numérique est-elle aussi décevante ? Il y a, parmi les économistes, deux écoles pour répondre à cette question, ce qui révèle, soit dit en passant, l'incertitude dans laquelle nous nous trouvons concernant les mécanismes à l'oeuvre.

La première école, très optimiste - celle de la croissance endogène, notamment représentée par Philippe Aghion -, affirme que le potentiel de croissance de nos économies est supérieur à ce qu'il était il y a un siècle. Selon elle, le potentiel de croissance ne cesse de progresser, mais il y a toujours un décalage dans le temps entre les innovations radicales - internet il y a vingt ans, la révolution digitale au tournant des années 1960 et 1970 - et le moment où cela se retrouve chez les consommateurs.

Un célèbre article d'un historien de Stanford, Paul David, fait une analogie avec le moteur électrique : 50 ans se sont passés entre la maîtrise technique de ses mécanismes et le moment où il s'est retrouvé dans les foyers américains. Selon cette analogie, on verrait tous les bénéfices, pour le pouvoir d'achat, de cette révolution numérique dans les années 2020.

La seconde école - celle de la stagnation séculaire, avec notamment Larry Summers et Robert Gordon - dit le contraire. Selon ce courant de pensée, le potentiel de croissance du numérique est faible parce que le numérique ne révolutionne pas en profondeur la société de consommation, contrairement à ce qui s'est passé lors de la précédente révolution industrielle. Gordon invite ainsi à comparer la période 1870-1970 à la période actuelle.

De 1870 à 1970, on a changé de monde - électricité, automobile, métro, air conditionné, tout-à-l'égout, aviation, télévision - et l'on a quitté la société rurale et agraire. Aujourd'hui, la révolution tient, pour les consommateurs, en un seul instrument : le smartphone. Tout ce qui s'est inventé depuis 30 ans se résume dans cette invention, qui a déjà un taux d'équipement de 100 % dans les pays avancés et atteint même le point des rendements décroissants - la sortie d'un nouvel iPhone n'est pas vécue comme un miracle mais plutôt comme un inconvénient. Ce petit boum aura duré 3 ans, tout le monde s'est équipé et tout est maintenant terminé...

J'essaie, dans mon dernier livre, de réconcilier ces deux écoles. Gordon sous-estime la puissance du numérique, mais son observation selon laquelle le taux de croissance des économies ne cesse de décliner pour atteindre des étiages durablement plus bas que ceux des années 1980 est juste. Le constat est valable aussi au Japon et même aux États-Unis. Les capacités de croissance de cette révolution sont donc très différentes de la précédente.

En me fondant sur les travaux des économistes qui ont étudié les mutations du marché de l'emploi, je suggère une interprétation de cette situation : pour un très grand nombre d'emplois, à la différence des technologies de l'électricité et de l'organisation du travail à la chaîne, les technologies n'entretiennent pas un rapport de complémentarité, mais de substituabilité avec le travail humain.

Dans bien des emplois, le numérique remplace le travail humain et ne le rend pas plus productif. Dès lors, quel est le potentiel de croissance ? Dans un rapport de complémentarité, un intrant de technologie de 10 et un intrant de travail humain de 10 aboutissent à [10 x 10], soit 100. Dans un rapport de substituabilité, on obtient [10 + 10], soit 20, car on n'utilise pas le capital humain pour faire tourner des machines.

On réconcilie ainsi deux points de vue apparemment contradictoires, puisque les technologies tendent à remplacer le travail humain, en tout cas actuellement. Pour parler comme Schumpeter, la force destructrice est aujourd'hui - on ne peut pas s'engager sur le futur - plus forte que la dimension créatrice. Aussi, pour bien des gens, le numérique représente plus une menace qu'une promesse.

Quand les technologies du numérique ont apparu dans les années 1980, on a constaté que la force de destruction était importante, mais les économistes de l'époque ont parlé de technologies biaisées en faveur du travail qualifié. On pensait que les technologies sanctionneraient les emplois non qualifiés - les interphones remplaceraient les concierges, par exemple - mais que la population qualifiée serait épargnée. Par conséquent, la leçon était enthousiasmante : il s'agissait de translater la population vers un travail plus qualifié - d'où l'objectif de 80 % d'une classe d'âge titulaire du baccalauréat -, de requalifier le travail pour échapper à l'impact des nouvelles technologies.

Aujourd'hui, l'analyse des effets destructeurs du numérique sur l'emploi est d'une nature différente. On ne retient plus la grille travail qualifié-travail non qualifié, mais l'opposition entre travail routinier et travail non routinier, soulignée par David Autor. Le travail routinier a vocation à être numérisé ; ainsi, les informaticiens ont coutume de dire que, si l'on fait deux fois de suite la même tâche, on doit penser au logiciel qui le fera une troisième fois. A contrario, le travail qui survivra sera le travail non routinier.

À cet égard, les statistiques montrent que le travail du bas de l'échelle sociale, le travail non qualifié, n'est pas forcément menacé par la numérisation : il faudra toujours des gros bras pour transporter des caisses ou des assistantes maternelles pour s'occuper des enfants. Ce ne sont pas des emplois très rémunérés, mais ils ne sont pas numérisables parce qu'ils reposent sur des compétences étrangères aux ordinateurs - capacité à monter des escaliers, contact humain.

Symétriquement, en haut de la hiérarchie sociale, des gens très qualifiés peuvent entretenir un rapport de complémentarité très forte avec le numérique. Ainsi, on peut faire l'expérience du nombre considérable de messages et d'instructions envoyés depuis un taxi. Joseph Stiglitz prenait d'ailleurs l'exemple du courrier électronique, qui démultiplie la productivité de celui qui envoie le message sans augmenter celle du lecteur ; plus on est haut dans l'échelle sociale, plus on envoie de messages, mais plus on est bas, plus on reçoit d'instructions, alors qu'il n'y a pas de technologie pour les lire à notre place.

Cela fournit une explication simple et directe au fait que, aux États-Unis, c'est le haut de la distribution qui profite plus que proportionnellement de ces technologies numériques. Selon cette analyse, c'est plutôt le milieu de la distribution qui pâtit du numérique, d'où un affaissement de la classe moyenne. Pour le dire de manière caricaturale, il y a beaucoup d'argent en haut, un effacement du milieu et beaucoup d'emplois en bas, mais celui-ci ne profite pas de gains de pouvoir d'achat.

Le bas de la distribution sociale subsiste non parce que le numérique le rend plus productif mais parce qu'il n'est pas affecté par lui. Il ne profite donc pas, à la différence du travailleur à la chaîne, des nouvelles technologies.

Aussi, si l'on adopte cette grille travail routinier-travail non routinier, on peut constater que la menace jaillit de partout. On n'est jamais à l'abri d'une numérisation, y compris les traders remplacés par des logiciels de haute fréquence. C'est peut-être pourquoi il y a un consensus de droite et de gauche pour trouver des formules couvrant les gens en situation d'incertitude, à la place du vieux débat sur l'augmentation de l'efficacité de l'assistanat vers les personnes non qualifiées. L'assise de ce débat est à la proportion de la menace que le numérique fait peser.

Dans ce contexte, il faut penser une nouvelle sécurité sociale professionnelle, pour traiter les questions que cette incertitude nouvelle pesant sur le travail est en train de provoquer.

Avant d'aborder à proprement parler le revenu de base, il faut être au clair sur l'objectif de ce mécanisme. Ce mécanisme ne doit pas, selon moi, constituer une alternative aux dispositifs existants, il ne s'agit pas de donner 700 euros pour solde de tout compte. Ce dispositif s'ajouterait aux mécanismes existants visant à aider les plus démunis. Il ne doit pas dispenser la société de réfléchir au fonctionnement des dispositifs actuels.

Il faut ainsi réfléchir aux politiques actives comme celles des pays scandinaves pour former, requalifier, aider les chômeurs qui peinent à retrouver un emploi ; une allocation monétaire ne peut certainement pas se substituer aux efforts à développer pour les qualifier.

Je suis attaché également à l'épanouissement de la démocratie sociale, pour que les ajustements des entreprises respectent le destin professionnel des personnes. Ce mécanisme ne doit donc en aucune manière se substituer aux dispositifs existants, qui doivent eux-mêmes être largement améliorés.

Néanmoins, l'idée d'un socle de droits transférables lié à l'individu plutôt qu'à l'emploi, défendue par Alain Supiot avec ses « droits de tirage sociaux » et que l'on retrouve dans le compte personnel d'activité du projet de loi Travail, doit aussi avoir sa place. Quel que soit l'attachement de chacun à la démocratie sociale, on doit reconnaître que la tendance du capitalisme contemporain consiste, dans une certaine mesure, à créer des entreprises sans usine et des usines sans travailleur, c'est-à-dire à favoriser l'externalisation, l'« ubérisation » indiscutable des tâches, même si ce mouvement reste à mon avis minoritaire.

En effet, sur ce sujet, il faut tout de même garder raison ; je me souviens que, voilà quelques années, on voyait le télétravail comme l'avenir du travail mais cela ne s'est pas du tout produit, parce que travailler signifie aussi évoluer dans un collectif ; on veut aussi travailler pour satisfaire un besoin de sociabilité. Je ne crois donc pas que l'« ubérisation » soit l'avenir du travail ; cela dit, cette réalité existe pour beaucoup de personnes.

À l'intersection de ces deux sujets - l'incertitude nouvelle sur le monde du travail et le besoin d'une réflexion centrée sur l'individu autant que sur l'emploi - repose le besoin d'une réflexion sur le revenu universel.

Dans ce contexte, passons à la question centrale, celle du chiffrage, car tous ces jolis principes sont intéressants mais, si l'on n'atterrit pas dans le domaine des finances publiques, votre mission d'information ne servirait à rien sinon à nourrir le travail des philosophes du XXIe siècle.

Je vais vous faire une proposition peu coûteuse - 1 milliard d'euros -, mais auparavant, je souhaite vous présenter mon schéma idéal, qui consisterait en l'individualisation des droits et de l'impôt, couplée au prélèvement à la source, pour faire advenir le système d'impôt négatif de Friedman. Dans ce schéma idyllique, on saurait chaque mois combien gagne chacun et l'on pourrait calculer les droits sociaux lui échéant, en s'assurant qu'on ne gagne jamais moins de, par exemple, 700 euros.

Un tel mécanisme est possible, mais il suppose une réflexion profonde sur notre fiscalité, notamment sur l'individualisation de l'impôt, parce que c'est moins la justice sociale qui est en jeu que la question du rapport de chacun au travail. Le travail est aujourd'hui plus éphémère, plus difficile, plus précaire et c'est la complémentarité entre le système de protection sociale et le rapport au travail qui est indispensable. L'individualisation est la bonne façon d'entrer dans le débat, car une personne exclue du travail, mais ne touchant aucune aide parce que son conjoint touche beaucoup d'argent subit une injustice - on touche d'ailleurs ici à l'égalité entre hommes et femmes et à l'asymétrie de notre système.

Voilà le schéma idéal, qu'il faudrait désormais chiffrer. Je porte à ce sujet une pétition devant vous : il conviendrait de permettre aux chercheurs de disposer des données nécessaires pour évaluer les modalités de telle ou telle réforme. La loi pour une République numérique permettra en principe aux chercheurs de disposer des données de la Caisse nationale des allocations familiales mais on attend les décrets d'application et il y a urgence, car on voudrait publier des éléments chiffrés et précis d'ici à janvier ou février 2017.

En attendant la remise à plat de l'ensemble de la fiscalité française, qui n'est manifestement pas à l'ordre du jour, je vous propose ma formule à 1 milliard d'euros. Cette formule se fonde sur une étude de chercheurs de l'École d'économie de Paris, que j'ai eu l'honneur d'éditer. Il s'agit d'une proposition de réforme simple, mais radicale de l'aide personnelle au logement, l'APL, que je propose de fusionner avec le revenu de solidarité active, le RSA. Le rapport de Christophe Sirugue - beaucoup d'entre vous doivent l'avoir lu - fait beaucoup de propositions, mais celle-là n'y figure pas. Or je pense que c'est la plus intéressante.

Je vais brièvement exposer les conclusions de cette étude d'Antoine Bozio, Gabrielle Fack et Julien Grenet, chercheurs de l'École d'économie de Paris et associés à l'Institut des politiques publiques.

L'APL coûte très cher, environ 18 milliards d'euros par an, et elle a des effets inflationnistes considérables. Les logeurs intègrent en effet l'APL et proposent un loyer correspondant à l'APL auquel ils ajoutent un complément. Ainsi, dans 80 % des cas, l'APL est en réalité forfaitaire ; elle est supposée aider à se loger, mais elle est en réalité au plafond et elle fonctionne de facto comme une prestation forfaitaire et non comme une façon d'aider à payer une part du loyer.

Cette étude propose plusieurs choses intéressantes, mais celle qui me semble la plus intéressante et la plus prometteuse consiste à fusionner le RSA et l'APL. Les auteurs ont exclu du champ de la mesure ceux qui ne sont pas éligibles au RSA, c'est-à-dire les jeunes de 18 à 25 ans, qui conservent l'APL dans sa forme actuelle, et les personnes âgées, qui bénéficient du minimum vieillesse.

Il s'agit donc d'une mesure touchant les personnes de 25 à 65 ans, pour qui les ressources de l'APL et du RSA sont maintenues à l'identique - cela n'entraîne aucun coût additionnel - mais sont redistribuées sous la forme d'une dotation forfaitaire et d'un impôt au premier euro gagné. Cet impôt repose sur un taux de 32 %, ce qui est un peu inférieur à l'impôt actuellement applicable aux allocataires du RSA, fixé à 38 % du revenu touché. En cumulant les deux, on obtiendrait un revenu de 624 euros.

Pour résumer, cela signifie qu'on est aujourd'hui capable, à coût constant, de donner à une personne seule 624 euros dont on défalque 32 % du revenu touché par ailleurs, jusqu'à un plafond de 1 950 euros. Cette mesure ne coûte donc rien.

Cela dit, le système actuel pose problème : le RSA provoque une asymétrie entre deux personnes seules et un couple. Parmi les 2,6 millions de bénéficiaires du RSA, il y a 450 000 couples. La décision d'attribuer à un couple deux fois l'allocation d'une personne seule coûterait 1 milliard d'euros de plus.

Pour résumer, je propose d'une part une allocation de 624 euros par tête dont on défalque 32 % du revenu et, d'autre part, l'application de ce principe une fois pour une personne et deux pour deux personnes. On garde par ailleurs tous les autres mécanismes du RSA, notamment la majoration de 30 % par enfant. Cette proposition coûterait 1,1 milliard d'euros, tandis que la première, sans l'individualisation, est à budget constant. Selon moi, c'est faisable et cela vaut le coup.

Au-delà, si l'on souhaite que cette mesure couvre aussi les jeunes de 18 à 25 ans, cela coûterait 4 milliards d'euros supplémentaires. Ainsi, pour 5 milliards d'euros, on a quelque chose qui se rapproche beaucoup de ce que vous cherchez, et cela ne coûte pas 500 milliards, mais 5 milliards d'euros !

Si vous me le permettez, je propose que vous y alliez lentement et que vous mettiez en place cette réforme à coût constant, ou éventuellement pour un coût de 1 milliard d'euros si l'on aligne le traitement des couples sur celui des personnes seules.

J'ajoute que le montant de 624 euros correspond à l'allocation des personnes vivant en zone 3, où le loyer est le plus faible. En effet, une proposition de l'étude consiste à différencier le revenu en fonction des lieux de résidence ; trois zones sont ainsi définies, la zone 1 étant la plus chère et la zone 3, la moins chère. Ce montant de 624 euros correspondrait donc au minimum minimorum auquel auraient droit les personnes seules vivant dans les régions où le niveau de loyer est le plus faible. Une prime additionnelle serait attribuée dans les régions où le loyer est plus fort pour garder l'esprit de l'APL, qui vise à indexer l'allocation aux conditions d'habitation, un principe fondamental.

En quoi est-ce que cette formule individualisée diffère de revenu universel ? Les femmes qui vivent dans un foyer non éligible au RSA en raison de la situation de leur conjoint n'en bénéficieraient pas ; cela concerne environ 2,1 millions de femmes. Cela dit, pour mémoire, si l'on souhaitait les intégrer dans le dispositif, cela coûterait 10 à 15 milliards d'euros en sus.

Je propose de n'en pas parler pour l'instant parce que cela suffirait à tuer cette proposition, mais cela pourrait constituer l'étape suivante, qui pourrait être associée à une réforme en profondeur de la fiscalité et de l'individualisation. Ce débat de société n'aura probablement pas lieu pour la campagne de 2017, mais peut-être pour celle de 2022...

Je conclus en répétant que cette idée présente un grand intérêt compte tenu des évolutions de la société, et qu'elle a des partisans tant à droite qu'à gauche. Il existe une manière de rationaliser les dispositifs existants en France tout en contribuant à une plus grande justice sociale.

C'est à cela que je vous invite.

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