Intervention de Bernard Manin

Mission d'information Démocratie représentative, participative et paritaire — Réunion du 9 février 2017 à 13h30
Audition de M. Bernard Manin directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales ehess et professeur de science politique à l'université de new york

Bernard Manin, directeur de recherches à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) :

Merci de votre invitation, qui m'honore beaucoup. À titre liminaire, je présenterai des réflexions sur les valeurs démocratiques, puis sur les institutions démocratiques.

Le point de départ de ma réflexion est simple : les démocraties, telles que nous les connaissons, éprouvent des difficultés. Par démocratie, j'entends un régime comportant l'élection concurrentielle des gouvernants, la protection des droits civils, politiques et sociaux, l'indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté d'expression des opinions individuelles et collectives. Cette définition ne porte pas de charge conceptuelle particulière.

Un signe des difficultés auxquelles les démocraties sont confrontées est le succès des partis ou des mouvements dits « populistes », qui concentrent leur critique sur les partis et les personnels politiques établis, dénoncés comme des « élites » ou « le système », et qui exaltent l'union entre le chef et le peuple, conçu comme une force unifiée. Toutefois, derrière ce phénomène, de façon sous-jacente ou simultanée, se produit peut-être quelque chose de plus fondamental : une érosion des valeurs démocratiques.

Selon certaines analyses, pas nécessairement très connues en France, les démocraties anciennes, dans les pays développés, connaissent aujourd'hui une « déconsolidation de la démocratie », au sens où les valeurs démocratiques, et d'abord l'attachement à la démocratie, sont en déclin. On le voit bien dans les enquêtes menées dans plus d'une centaine de pays du monde. L'une des questions régulièrement posée est : « Est-il important pour vous de vivre dans une démocratie » ? Or, si les cohortes nées avant la Seconde Guerre mondiale répondent par l'affirmative à une majorité écrasante, plus les sondés sont jeunes et moins ils expriment d'adhésion à la démocratie. De la même façon, de plus en plus de gens se disent prêts à accepter un leader ne s'embarrassant pas des élections ni du Parlement ou expriment leur défiance envers les institutions et les partis politiques en général. Il y a là un phénomène dont il faut tenir compte : même si, dans les pays qui sont démocratiques depuis longtemps, le régime n'a pas été renversé, l'érosion du soutien dont il bénéficie est notable. Enfin, cette question ne se confond pas avec celle de la crise de la représentation, qui a fait fortune dans le discours politique.

Si la batterie des indicateurs dont nous disposons est impressionnante, elle ne fournit naturellement aucune analyse causale ; en la matière, il n'existe pas encore de conclusion établie. L'une des thèses les plus fréquemment développées relie ce phénomène à la baisse du sentiment de sécurité, et d'abord de sécurité économique, parmi les individus.

Une théorie, formulée il y a quelque temps, postule que l'attachement aux valeurs de l'autonomie et de la liberté individuelle vient après l'acquisition de la sécurité matérielle. Or, au cours des trente dernières années, sous les effets mêlés, et d'ailleurs indémêlables, de la mondialisation, d'une part, et du changement technologique, d'autre part, certaines couches de la population ont fait l'expérience d'une insécurité économique plus grande. Dans ces conditions, l'affaiblissement de l'adhésion à la démocratie serait le produit des résultats des institutions démocratiques, et non pas seulement de leurs procédures. Peut-être nous focalisons-nous trop sur les procédures des institutions démocratiques, tout simplement parce qu'il est plus facile de les changer que d'obtenir des résultats...

J'en viens à quelques réflexions sur les institutions démocratiques. Dans l'intitulé de votre mission d'information, vous distinguez démocratie représentative, démocratie participative et démocratie paritaire.

On conçoit souvent la démocratie représentative et la démocratie participative comme des réalités opposées, mais cette conception repose sur une compréhension incomplète et défectueuse de ce que sont les démocraties représentatives. Le gouvernement représentatif a certes vu son caractère démocratique se renforcer au fil des siècles, mais un noyau de principes essentiels est demeuré identique. Parmi ces principes, se trouve l'idée que la représentation ne se substitue pas à toutes les expressions possibles des électeurs ou des gouvernés.

Nous avons trop souvent tendance à identifier la démocratie représentative à l'élection : les citoyens seraient censés élire leurs gouvernants, puis ils se tiendraient silencieux jusqu'à la prochaine consultation. À la vérité, cette idée, qui est simple - ce qui explique d'ailleurs son attrait -, n'a jamais été un principe du gouvernement représentatif. Grâce, en particulier, à la liberté d'expression et à la liberté d'association, les gouvernés ont toujours pu à tout moment s'organiser, manifester et intervenir, pour communiquer leurs souhaits et leurs griefs aux gouvernants, voire pour faire pression sur eux. La démocratie représentative n'a jamais reposé sur la représentation absolue, c'est-à-dire qu'elle n'a jamais été un régime dans lequel les élus se substitueraient totalement aux citoyens.

La démocratie représentative est par conséquent un système composite et non pas mécanique. Elle ne repose pas sur un seul élément, comme on a trop souvent tendance à le penser, qu'on fasse la critique de ce régime ou qu'on s'identifie à lui, d'ailleurs. L'indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté d'expression n'ont jamais relevé de l'élection ! Ce sont des dispositifs complémentaires, même s'ils manifestent sans doute une certaine continuité avec la liberté d'élire les gouvernants. Il y a de la place dans les institutions de la démocratie représentative pour une flexibilité et pour une innovation institutionnelle, que nous voyons précisément se développer aujourd'hui.

Au cours des vingt ou trente dernières années, s'est produite une floraison d'innovations institutionnelles : conseils de quartier, sondages délibératifs, enquêtes publiques, budgets participatifs, jurys citoyens, etc. Or ces institutions innovantes ne se sont en aucune manière substituées aux mécanismes représentatifs classiques ; elles les ont complétés.

La dichotomie entre les deux concepts repose donc peut-être sur une incompréhension de ce que sont la démocratie représentative et les potentialités d'évolution de celle-ci.

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