Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les auditions plénières de notre mission d'information en accueillant M. Bernard Manin.
Directeur de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), professeur à la New York University et longtemps professeur à Sciences po Paris, Bernard Manin est surtout l'un des meilleurs spécialistes français de la démocratie représentative. Il a d'ailleurs signé en 1995 un ouvrage devenu un classique, Principes du gouvernement représentatif.
Monsieur Manin, vous y montriez, développant des intuitions formulées en son temps par Montesquieu, que le principe de l'élection est par nature du côté du gouvernement aristocratique, tandis que le tirage au sort appartient pleinement au régime démocratique. Vous souligniez également que la représentation comporte tout de même des aspects démocratiques essentiels, en particulier la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur action au pouvoir n'est pas jugée satisfaisante.
« C'est la reddition des comptes, écriviez-vous, qui, depuis l'origine, constitue l'élément fondamental du lien représentatif. Aujourd'hui comme hier, la représentation comporte ce moment souverain où le peuple rend son verdict sur les actions passées des gouvernants. » Ces mots prennent une résonnance particulière à l'approche d'échéances électorales cruciales pour notre pays. À l'occasion de précédentes auditions, certains ont également souligné le fait que, aujourd'hui, la légitimité de l'élection ne suffisait plus à légitimer la décision prise par les élus.
Monsieur Manin, votre analyse et votre point de vue seront donc, à n'en pas douter, particulièrement enrichissants, alors que notre mission s'interroge sur les moyens d'améliorer le fonctionnement de notre démocratie représentative, de renforcer le lien de confiance entre les citoyens et leurs élus et de parvenir au bon équilibre avec le développement, soutenu par certains, de la démocratie participative, qui est parfois présentée en la distinguant de la démocratie délibérative, ou bien encore de la démocratie directe.
Je vous rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion en direct sur le site Internet du Sénat. Elle est également ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'un compte rendu écrit.
Monsieur Manin, je vous propose d'intervenir à titre liminaire pour une dizaine de minutes. Je donnerai ensuite la parole à l'ensemble de nos collègues pour qu'ils puissent, s'ils le souhaitent, vous poser toutes leurs questions.
Merci de votre invitation, qui m'honore beaucoup. À titre liminaire, je présenterai des réflexions sur les valeurs démocratiques, puis sur les institutions démocratiques.
Le point de départ de ma réflexion est simple : les démocraties, telles que nous les connaissons, éprouvent des difficultés. Par démocratie, j'entends un régime comportant l'élection concurrentielle des gouvernants, la protection des droits civils, politiques et sociaux, l'indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté d'expression des opinions individuelles et collectives. Cette définition ne porte pas de charge conceptuelle particulière.
Un signe des difficultés auxquelles les démocraties sont confrontées est le succès des partis ou des mouvements dits « populistes », qui concentrent leur critique sur les partis et les personnels politiques établis, dénoncés comme des « élites » ou « le système », et qui exaltent l'union entre le chef et le peuple, conçu comme une force unifiée. Toutefois, derrière ce phénomène, de façon sous-jacente ou simultanée, se produit peut-être quelque chose de plus fondamental : une érosion des valeurs démocratiques.
Selon certaines analyses, pas nécessairement très connues en France, les démocraties anciennes, dans les pays développés, connaissent aujourd'hui une « déconsolidation de la démocratie », au sens où les valeurs démocratiques, et d'abord l'attachement à la démocratie, sont en déclin. On le voit bien dans les enquêtes menées dans plus d'une centaine de pays du monde. L'une des questions régulièrement posée est : « Est-il important pour vous de vivre dans une démocratie » ? Or, si les cohortes nées avant la Seconde Guerre mondiale répondent par l'affirmative à une majorité écrasante, plus les sondés sont jeunes et moins ils expriment d'adhésion à la démocratie. De la même façon, de plus en plus de gens se disent prêts à accepter un leader ne s'embarrassant pas des élections ni du Parlement ou expriment leur défiance envers les institutions et les partis politiques en général. Il y a là un phénomène dont il faut tenir compte : même si, dans les pays qui sont démocratiques depuis longtemps, le régime n'a pas été renversé, l'érosion du soutien dont il bénéficie est notable. Enfin, cette question ne se confond pas avec celle de la crise de la représentation, qui a fait fortune dans le discours politique.
Si la batterie des indicateurs dont nous disposons est impressionnante, elle ne fournit naturellement aucune analyse causale ; en la matière, il n'existe pas encore de conclusion établie. L'une des thèses les plus fréquemment développées relie ce phénomène à la baisse du sentiment de sécurité, et d'abord de sécurité économique, parmi les individus.
Une théorie, formulée il y a quelque temps, postule que l'attachement aux valeurs de l'autonomie et de la liberté individuelle vient après l'acquisition de la sécurité matérielle. Or, au cours des trente dernières années, sous les effets mêlés, et d'ailleurs indémêlables, de la mondialisation, d'une part, et du changement technologique, d'autre part, certaines couches de la population ont fait l'expérience d'une insécurité économique plus grande. Dans ces conditions, l'affaiblissement de l'adhésion à la démocratie serait le produit des résultats des institutions démocratiques, et non pas seulement de leurs procédures. Peut-être nous focalisons-nous trop sur les procédures des institutions démocratiques, tout simplement parce qu'il est plus facile de les changer que d'obtenir des résultats...
J'en viens à quelques réflexions sur les institutions démocratiques. Dans l'intitulé de votre mission d'information, vous distinguez démocratie représentative, démocratie participative et démocratie paritaire.
On conçoit souvent la démocratie représentative et la démocratie participative comme des réalités opposées, mais cette conception repose sur une compréhension incomplète et défectueuse de ce que sont les démocraties représentatives. Le gouvernement représentatif a certes vu son caractère démocratique se renforcer au fil des siècles, mais un noyau de principes essentiels est demeuré identique. Parmi ces principes, se trouve l'idée que la représentation ne se substitue pas à toutes les expressions possibles des électeurs ou des gouvernés.
Nous avons trop souvent tendance à identifier la démocratie représentative à l'élection : les citoyens seraient censés élire leurs gouvernants, puis ils se tiendraient silencieux jusqu'à la prochaine consultation. À la vérité, cette idée, qui est simple - ce qui explique d'ailleurs son attrait -, n'a jamais été un principe du gouvernement représentatif. Grâce, en particulier, à la liberté d'expression et à la liberté d'association, les gouvernés ont toujours pu à tout moment s'organiser, manifester et intervenir, pour communiquer leurs souhaits et leurs griefs aux gouvernants, voire pour faire pression sur eux. La démocratie représentative n'a jamais reposé sur la représentation absolue, c'est-à-dire qu'elle n'a jamais été un régime dans lequel les élus se substitueraient totalement aux citoyens.
La démocratie représentative est par conséquent un système composite et non pas mécanique. Elle ne repose pas sur un seul élément, comme on a trop souvent tendance à le penser, qu'on fasse la critique de ce régime ou qu'on s'identifie à lui, d'ailleurs. L'indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté d'expression n'ont jamais relevé de l'élection ! Ce sont des dispositifs complémentaires, même s'ils manifestent sans doute une certaine continuité avec la liberté d'élire les gouvernants. Il y a de la place dans les institutions de la démocratie représentative pour une flexibilité et pour une innovation institutionnelle, que nous voyons précisément se développer aujourd'hui.
Au cours des vingt ou trente dernières années, s'est produite une floraison d'innovations institutionnelles : conseils de quartier, sondages délibératifs, enquêtes publiques, budgets participatifs, jurys citoyens, etc. Or ces institutions innovantes ne se sont en aucune manière substituées aux mécanismes représentatifs classiques ; elles les ont complétés.
La dichotomie entre les deux concepts repose donc peut-être sur une incompréhension de ce que sont la démocratie représentative et les potentialités d'évolution de celle-ci.
Force est de constater aujourd'hui que les citoyens témoignent d'une défiance croissante vis-à-vis des élus. Par ailleurs, l'abstention aux élections est de plus en plus forte. Quelles solutions proposeriez-vous pour surmonter ce problème ? Comment retrouver un peu de confiance ? Faut-il introduire un peu plus de démocratie participative ? Les outils qui existent sont-ils adaptés, ou les citoyens doivent-ils en proposer de nouveaux aux élus ?
S'agissant de baisse de la confiance à l'égard du personnel politique, nous ne savons pas exactement à quoi elle est due. Il n'existe pas de théorie ou de réflexion qui fasse consensus parmi les spécialistes.
Nous avons un peu plus de connaissances pour ce qui concerne l'abstention. Celle-ci, il est vrai, a tendance à s'accroître dans l'ensemble des démocraties établies. Toutefois, en réalité elle n'augmente pas beaucoup, et, surtout, on observe des variations fortes de la participation selon les élections. Alors qu'elle était stable au cours des périodes antérieures, elle est devenue très variable. Certes, en moyenne, elle diminue, mais on retrouve parfois des taux de participation très élevés, par exemple en France lors de l'élection présidentielle. D'après les analyses qui ont été réalisées, les individus participent au scrutin lorsqu'il leur semble - tout cela est assez subjectif - qu'il y a une incertitude sur les résultats et que les enjeux sont importants. Pour combattre l'abstention, il faut donc éviter, en jouant sur des mécanismes institutionnels, l'une des plaies des élections, à savoir la réélection systématique des sortants. Aux États-Unis, le taux de renouvellement des membres de la Chambre des représentants se situe autour de 90 %, grâce à « l'avantage des sortants », qui tient à une série de dispositifs techniques et qui réduit l'incertitude du scrutin. L'autre levier sur lequel on peut jouer, ce sont les enjeux de l'élection, ce qui renvoie à la question des politiques menées. On peut certes chercher des solutions institutionnelles, mais le problème est pour l'essentiel lié aux politiques suivies.
Je comprends de vos propos qu'une participation politique faible s'explique par un sentiment d'insécurité et notamment par un sentiment d'insécurité économique.
Sur le plan économique, la France dépend beaucoup des règles fixées au niveau communautaire, ce qui devrait inciter les citoyens à s'intéresser aux élections européennes. Ce scrutin est pourtant celui où est l'abstention est la plus forte. Comment l'expliquer ?
Les institutions européennes représentent l'un de nos problèmes.
Le Parlement européen reste invisible malgré le renforcement de ses pouvoirs et son élection au suffrage universel. En philosophie politique, le principal enjeu est la perception : les citoyens ne perçoivent pas les enjeux européens. De même, ils ne mesurent pas le travail de « codécision » entre le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne. Le système institutionnel de l'Union européenne est aujourd'hui indéchiffrable pour les électeurs.
Il me semble que les citoyens ne connaissent pas assez le fonctionnement et la pratique institutionnels.
La ville dont je suis maire compte 35 000 habitants. Nous avons créé une quinzaine de dispositifs participatifs : le conseil de développement, les conseils de quartier, le conseil consultatif du sport... À chaque réunion, nous envoyons des invitations dans toute la commune mais nous sommes heureux lorsque nous avons 150 participants.
Au terme de ces consultations citoyennes, le conseil municipal prend une décision. C'est alors que la contestation commence... Les citoyens ne sont pas dans le même rythme que l'administration. Ils pensent que nous pouvons encore modifier les plans d'un projet alors que le premier coup de pelle a été donné.
Je pense, en outre, que élus locaux inspirent davantage confiance aux citoyens. Toutefois, les nouveaux moyens de communication déshumanisent la relation politique : l'interlocuteur devient abstrait et de fausses informations sont diffusées sur Internet. Je déplore un manque de contact humain entre les citoyens et les élus, alors que ces derniers sont raisonnables et parviennent à surmonter des désaccords. Aujourd'hui, les citoyens ne votent pas « pour » mais « contre » une personne ou un système.
Les nouvelles technologies de l'information et de la communication représentent-elles une menace pour la représentation politique ? Si oui, comment y remédier ?
J'observe, comme M. Forissier, un certain décalage temporel : les citoyens ne mesurent les enjeux de la décision qu'une fois qu'elle est prise. À mon sens, cela correspond à l'un des effets de la myopie comportementale des êtres humains : sur le plan psychologique, chaque individu a tendance à se concentrer sur l'immédiat et non sur le futur. Cette distorsion doit être prise en compte par le monde politique.
S'agissant du numérique, il est vrai qu'Internet pose de nombreuses difficultés, notamment lorsqu'il facilite la circulation de fausses informations.
L'autre problème réside dans la segmentation de la communication : les internautes communiquent prioritairement avec des personnes qui ont les mêmes idées qu'eux. Cela favorise un certain type de militantisme : d'une part, il est plus aisé de partager des opinions rares, notamment grâce à la réduction des coûts de communication et, d'autre part, des « îlots de pensées » homogènes se forment, ce qui soulève des difficultés.
Des dispositifs incitatifs doivent être mis en oeuvre par la puissance publique pour encourager les sites Internet visant à confronter des opinions diverses et opposées.
Au vu de votre analyse et de votre exposé, que pensez-vous des mesures qui tendent à limiter dans la durée l'exercice des responsabilités, comme pour le Président de la République avec deux mandats consécutifs ? Ces règles sont-elles nécessaires pour endiguer la perte de confiance des citoyens ? Est-ce une piste intéressante pour le renouvellement ?
Sur la limitation du nombre de mandats dans temps, j'ai changé d'opinion. J'ai longtemps été plutôt hostile à cette mesure : en effet, pourquoi forcer des élus qui donnent satisfaction à quitter leur poste en vertu d'une règle automatique ? Pour moi, c'était l'argument décisif. Je crois toujours à cet objectif - permettre une sélection des personnes qui réussissent dans leurs fonctions - mais un autre impératif existe : instaurer la diversité et combattre le sentiment de l'éloignement. Certes, il peut entrer du symbolisme mais il faut accepter que le symbole exerce des effets politiques et réels. Avec prudence, j'estime que le symbolisme du renouvellement serait favorable pour les institutions représentatives. À peser les deux considérations, la seconde me paraît plus forte que la première maintenant.
Je partage votre analyse sur les institutions : elles ont fait preuve de leur solidité. Le constat s'est imposé que le politique a failli depuis près de trente ans et n'a pas réussi à répondre aux attentes des citoyens, ce qui conduit à des questions qui expliquent cette mission d'information qui a pour but de trouver des solutions.
S'agissant de l'éloignement et de l'abstention en matière électorale, deux scrutins se dégagent : les élections municipales et l'élection du Président de la Républiques. Dans les deux cas, les limites de la circonscription sont bien identifiées. Et le candidat est attaché à ce territoire. Pour les élections régionales et européennes, le scrutin est de liste et à la représentation proportionnelle dans des circonscriptions peu identifiées, avec des grands régions aux limites redéfinies. Il y a une difficulté à rattacher l'homme au territoire. Par exemple, avec les élections départementales, la présence de deux élus sur un même territoire perturbe fortement : qui s'exprime ? Sur quel sujet ?
Quel que soit le mode de scrutin, je retiens le faible engagement des plus jeunes, avec moins de 50 % des jeunes qui votent, et le phénomène s'aggrave : comment les intéresser à travers les nouveaux outils ? Il faut imaginer de nouvelles formes d'expression pour la population, au-delà des conseils de quartier, etc. Pour l'illustrer, lors de la consultation sur le schéma de cohérence territoriale (SCOT) couvrant 120 000 habitants, l'enquête publique a réuni 14 avis, pour passer ensuite près de deux heures à dépouiller, à discuter et à extrapoler à partir d'avis de participants très loin d'être représentatifs.
S'agissant de la participation électorale, je ne comprends pas le refus en France du vote obligatoire. Il fonctionne en Belgique et en Australie et ne pose pas de difficultés particulières. J'y serais favorable, sous réserve de décompter séparément le vote blanc.
Dans l'ensemble des démocraties, les jeunes votent moins et de manière intermittente mais ils peuvent parfois se mobiliser. Globalement, ils ne sont pas sociabilisés dans la participation systématique.
Le vote obligatoire - mesure aux effets forts sans être compliquée - mériterait plus d'attention en France. Pour d'autres, l'âge de 18 ans est très mal choisi pour accorder le droit de vote parce que les individus ne sont plus dans les réseaux de socialisation - école et famille - sans être encore installés dans l'univers professionnel. Les incitations sociales, que ce soit l'entraînement par les pairs ou le fait d'en parler autour de soi, sont bouleversées à cause du cycle de vie. Il est donc proposé d'abaisser encore l'âge de la participation pour saisir les jeunes gens à un moment où ils sont davantage stabilisés, lors de leur scolarisation, ce qui permettrait de faire prendre des habitudes différentes. C'est une thèse qui n'est pas fantaisiste et défendue par d'excellents spécialistes de la sociologie du vote.
Concernant les mécanismes non électoraux permettant la participation des citoyens, leur faiblesse fondamentale est qu'ils reposent généralement sur le volontariat. Il n'est pas sûr qu'ils répondent alors à une réelle demande et il existe un risque que les personnes mobilisées par le sujet viennent en nombre disproportionné, conduisant à des personnes auto-sélectionnées. Rien ne permet de supposer que ceux qui ne sont pas intéressés participeront au dispositif. Même s'il a également ses avantages, le volontariat sélectionne donc les individus mobilisés et, par définition, « dé-sélectionne » les personnes non mobilisées. On reproduit la dynamique de la différence des intérêts.
Cette observation plaide pour les jurys citoyens avec le recrutement des échantillons statistiquement représentatifs auxquels il est présenté des matériaux et de la documentation avant de discuter et d'émettre un avis. Ces dispositifs paraissent plus prometteurs que ceux fondés sur le volontariat. Ils écartent les activistes et intègrent les non-mobilisés.
Je souhaite réagir à votre proposition d'instaurer le vote obligatoire. Une telle mesure ne reviendrait-elle pas à traiter seulement l'un des symptômes de la crise actuelle, sans s'attaquer à ses causes ? Ne serait-elle pas très insuffisante pour réenchanter la vie démocratique dans notre pays ? Une proposition comme le non-cumul des mandats serait peut-être plus structurelle.
Par ailleurs, j'ai été frappé par vos propos sur la forte adhésion à la démocratie des citoyens nés avant la Seconde Guerre mondiale. N'est-ce pas parce qu'ils ont connu, eux, des temps vraiment difficiles ?
Plus fondamentalement, la crise de la démocratie ne vient-elle pas du manque de substance du discours politique ? Peut-être devrions-nous tous nous remettre en cause en tant qu'élus et revoir profondément nos projets politiques.
Pardonnez-moi d'être provocante, mais le manque d'intérêt des citoyens pour la chose publique vient peut-être de notre incurie. Mon propos est peut-être sévère...
J'ai souligné tout à l'heure l'importance de la perception des enjeux. Or, ces derniers reposent en partie sur la différence entre les options politiques proposées.
Aujourd'hui, les alternances sont devenues routinières dans nos démocraties - des régimes qui n'ont pourtant été identifiés à l'alternance au pouvoir que de façon récente, depuis une quarantaine d'années environ. Nous sommes donc pris dans une sorte de « tenaille temporelle », par l'effet de circonstances malheureuses : les démocraties représentatives sont devenues des systèmes d'alternance au moment précis où, pour d'autres raisons qui leur sont exogènes et qui tiennent à la mondialisation et à la constitution d'entités régionales unifiées, la marge de manoeuvre laissée aux gouvernements nationaux s'est beaucoup réduite. Autrement dit, l'alternance est devenue la règle au moment où elle n'avait plus guère d'enjeux ! En outre, nous n'avons guère de raison de supposer que la similarité des politiques proposées se réduira dans l'avenir.
Aussi, il n'est peut-être plus possible de fonder notre régime sur la seule alternance. Il existe en effet deux types de démocraties : les démocraties d'alternance, comme la France, et les démocraties de consensus, comme la Suisse ou les Pays-Bas. Il faudrait que notre régime valorise davantage le consensus et les coalitions. Toutefois, j'avance cette proposition avec crainte et tremblement, car l'une des valeurs fondamentales de la démocratie est précisément de permettre de changer le personnel gouvernant. Il y a une vertu intrinsèque à ce que les équipes elles-mêmes alternent et changent, car le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. Il faut donc trouver un équilibre.
Concernant la limitation du nombre de mandats, on a critiqué, pendant longtemps, le cumul des mandats sur une même période. À présent que celui-ci est presque supprimé, on parle d'interdire le cumul dans le temps...
Toutefois, de quels mandats parle-t-on ? Un maire ne joue pas le même rôle dans les territoires ruraux ou à Paris. De même, qui en ville connaît son conseiller départemental ? Personne, alors que cet élu est très bien connu à la campagne. Pour le président de la République, la question est réglée : ce sont deux mandats au maximum, ce qui en fait déjà un de trop, me semble-t-il, car le chef de l'État consacre son premier mandat à se faire réélire, au lieu d'agir pour le pays... Selon moi, un pays qui ne s'est jamais pardonné d'avoir décapité son roi devrait avoir un président élu pour sept ans non renouvelables.
Je le constate dans le Haut Rhin, les communes qui connaissent une forme de stabilité, parfois avec la même équipe municipale depuis vingt ou trente ans, progressent plus vite et prélèvent moins d'impôts que celles qui ont connu de fréquents changements de municipalité. Je suis donc très réservé sur le cumul du nombre de mandats dans les petites communes ; dans les grandes, de toute façon, il est plus difficile de se faire réélire.
Il est peut-être plus pertinent de se poser la question de l'origine sociale des élus. Dans les conseils départementaux et régionaux, si l'on enlève les fonctionnaires, les enseignants et les retraités, il ne reste plus grand monde... Il n'y a pas d'adéquation entre la représentation du peuple et le peuple lui-même. Au Sénat, il n'y a plus d'ouvrier et peu d'agriculteurs. Plutôt que de limiter le nombre de mandats dans le temps, il faut donc donner à tout un chacun la possibilité d'être élu.
En Allemagne, les élus sont moins nombreux - il est vrai que ce pays compte à peine 5 000 communes -, même si, contrairement à une idée reçue, il y a autant de niveau de collectivités qu'en France. Surtout, ces élus ont un statut qui leur évite le chômage puisque, s'ils sont battus aux élections, ils ont la possibilité d'intégrer la fonction publique territoriale, à laquelle ils apportent d'ailleurs leur expérience. En France, le cumul est rendu en quelque sorte obligatoire par les difficultés de réinsertion à l'issue du mandat. Il faudrait que les élus disposent de la possibilité de se reconvertir dignement et d'un statut, sinon plus personne ne se présentera aux élections.
Nous n'avons jamais eu le courage d'aborder la question du statut de l'élu !
Je suis entièrement d'accord avec vous concernant le statut de l'élu et les garanties à prévoir pour les candidats battus. Nous n'avons pas eu le courage de de proposer cette réforme, sans doute par peur de l'impopularité.
La question de la représentativité des élus est un sujet important. Vouloir que les assemblées délibérantes constituent le parfait miroir de la société n'est pas le bon objectif car la définition des catégories à représenter ne peut être qu'arbitraire. À titre d'exemple, les chômeurs ont des préoccupations et des intérêts propres. Doivent-ils, pour autant, être représentés en tant que tels par d'autres chômeurs dans les assemblées délibérantes ?
L'enjeu est surtout de limiter les avantages accordés à certaines catégories favorisées et de supprimer les distorsions manifestes. Pendant longtemps, les fonctionnaires étaient les seuls à retrouver leur poste à l'issue de leur mandat.
Je pense que la loi limitant le cumul des mandats a été une erreur et qu'elle est susceptible d'augmenter le nombre d'apparatchiks. Nous aurions dû nous laisser plus de temps de réflexion.
Alors que les citoyens se désintéressent de la politique, ils réagissent avec force pour s'opposer à certaines décisions. Je ferais un parallèle avec la société de consommation : sans aucune acrimonie dans les termes utilisés, l'électeur ne se dit-il pas qu'il peut « jeter » son élu comme il le fait avec un mouchoir en papier ?
Je m'interroge sur la manière de redynamiser le débat public. Comment faire comprendre les enjeux politiques aux citoyens ? Cela passe-t-il par l'éducation, par l'école, par des associations structurées s'adressant aux jeunes ? Comment responsabiliser les citoyens et les inciter, même lorsqu'ils ne sont pas candidats à une élection, à avoir une démarche constructive en proposant des choses ?
Pendant longtemps, le principe de déférence a régi la sélection du personnel politique : les électeurs choisissaient un « leader naturel », y compris à gauche ou à l'extrême gauche. Ce sentiment de déférence s'est érodé avec l'élévation générale du niveau d'étude. Ce mouvement me semble irréversible : il ne s'agit pas, aujourd'hui, de réinstaurer un sentiment de déférence.
Nous pouvons envisager de concilier la dignité la fonction politique et le sentiment de responsabilité des citoyens. Des élus peuvent perdre une élection mais ils ne doivent pas être rejetés de manière capricieuse ou arbitraire.
Je suis choquée par le peu de respect des citoyens envers les élus, que ce soient le président de la République, les ministres... En politique, les désaccords existent mais les élus doivent être respectés !
Pour ma part, je ne suis pas une apparatchik. Issue de la société civile, j'ai été élue en 2011. J'ai beaucoup travaillé au Sénat et je ne ferai qu'un mandat, comme je l'ai toujours promis. À ce titre, depuis deux mois, je reçois beaucoup de sollicitations, notamment de la presse ou encore pour intervenir dans des universités. J'ai l'impression que le regard sur les élus change une fois qu'ils ont annoncé leur départ. Ce phénomène est à la fois inquiétant et porteur d'espoirs.
Il existe, dans notre société, une véritable demande de renouvellement, l'élu devenant parfois plus populaire à l'annonce de son départ. C'est l'état des choses même si cette réaction des électeurs peut paraître purement symbolique. Il n'y a peut-être pas très grand mal à accéder à cette demande sociale.
Je suis entièrement d'accord sur le droit de vote à seize ans et je vais même plus loin puisque je suis favorable à l'abaissement de l'âge de la majorité. Je pense, qu'aujourd'hui, on devrait pouvoir passer le permis de conduire à seize ans, ce qui présenterait beaucoup d'avantages !
À mon sens, le renouvellement de la classe politique ne passe pas par la loi mais par un ensemble de bonnes pratiques. Pour ma part, je n'ai jamais été candidat de moi-même, on me l'a demandé. Désormais, je vais bientôt quitter mon mandat de maire pour passer le témoin et notamment me concentrer sur l'avenir de la métropole de Lyon afin que mes successeurs disposent d'un outil institutionnel en état de marche.
Le renouvellement de la classe politique est nécessaire. Il existe toutefois des cas spécifiques comme dans les petites communes, où trouver des candidats aux élections municipales est un sacerdoce car la fonction est très prenante.
Le numérique peut-il contribuer à rendre plus démocratique la démocratie représentative ? Quels outils peut-on imaginer pour aller en ce sens ?
Nous n'avons pas le choix ! Le numérique est une révolution technologique qui apporte beaucoup, dans bien des domaines. Nous sommes en quelque sorte obligés de l'appliquer à la politique. Dans l'immédiat, les effets négatifs sont très visibles mais, d'un autre côté, les minorités et tous ceux qui avaient du mal à agir ensemble profitent de ces technologies. Il faut aussi noter que les mouvements politiques qui font le plus grand usage du numérique, comme le Mouvement Cinq étoiles en Italie, posent problème dans le cadre de la démocratie représentative. Nous devons donc inventer un usage positif du numérique.
La réunion est close à 14 h 55.