Cette invitation m'honore parce qu'elle dénote votre intérêt pour cette procédure de consultation en ligne que nous avons organisée afin de préparer la loi pour une République numérique.
Je m'exprimerai en tant qu'ancienne parlementaire, puis ministre observatrice critique des institutions, tout en m'éloignant tant soit peu de ces fonctions ministérielles, afin de vous faire part, en fin de quinquennat, de mes remarques sur le fonctionnement démocratique de nos institutions.
Au cours de mes déplacements, ce qui m'a le plus marquée chez mes interlocuteurs, c'est ce que certains appellent le « praf-isme », le « plus rien à faire », cette tendance d'une partie de nos concitoyens, notamment les plus jeunes, à se désintéresser totalement de la vie politique et de la chose politique. Cela se traduit par un taux d'abstention très élevé ou par des votes blancs. C'est le phénomène le plus préoccupant de notre démocratie contemporaine.
Cette situation contraste avec ce que permet le numérique : une horizontalité des circuits d'échanges et d'informations, une plus grande ouverture, une plus grande transparence de ces flux d'échanges, un accès à l'expression potentiellement plus puissant que jamais.
Plus les citoyens ont la possibilité de s'exprimer directement, moins ils ont envie de le faire à travers les institutions actuelles, par manque de confiance.
On parle souvent d'« uberisation » de la société. J'émets toutefois certaines réserves concernant ce terme. D'ailleurs, sur les réseaux sociaux, le hashtag à la mode concernant Uber est le suivant : deleteUber, pour mettre en cause certaine des pratiques de cette entreprise à l'égard de ses salariés.
Plus profondément, cela illustre le phénomène de désintermédiation de tous les corps traditionnellement représentatifs de la société, que j'ai constaté quotidiennement dans l'exercice de mes fonctions ministérielles : désintermédiation des partis politiques, des syndicats, des chercheurs et des scientifiques, des médias et des élites. Je suis convaincue que les outils numériques peuvent permettre d'inventer de nouvelles formes de médiation qui n'aboutiraient pas à une démocratie directe mais à un renforcement de la démocratie représentative.
Aujourd'hui, nous avons besoin de nouvelles intermédiations, dans tous les domaines. La légitimité des partis politiques, par exemple, est contestée du fait de leur mode de recrutement. S'ils faisaient l'effort de diversifier celui-ci avec des citoyens plus représentatifs, plus de personnes issues des minorités ethniques, plus de femmes, plus de jeunes, peut-être seraient-ils plus légitimes en tant qu'intermédiaires dans nos institutions démocratiques. Cette réflexion concerne l'ensemble des échelons de la vie politique et pas uniquement l'échelon national.
Faut-il remettre en cause la démocratie paritaire ? Je ne le crois pas, même si la tentation est grande aujourd'hui. Ainsi, certains candidats à l'élection présidentielle envisagent de réinstaurer un centralisme technocratique avec une gestion des grands dossiers sociaux non plus par les organismes paritaires, mais par l'État uniquement. Il faut, au contraire, renforcer le paritarisme par plus de représentativité reposant sur un usage extensif des technologies numériques.
Faut-il renforcer la démocratie représentative par une démocratie participative ? Oui !
Une autre forme de tentation consisterait à instaurer une démocratie directe. On peut penser que cela est désormais possible ou que cela le sera très prochainement, en particulier grâce aux technologies de la blockchain ou de l'intelligence artificielle, qui permettront de recueillir l'opinion d'une très grande masse d'individus.
Aujourd'hui, il faut, au contraire, réaffirmer la force de la démocratie représentative. Lors de la « co-construction » de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, j'ai toujours été très claire sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'organiser un référendum ou un plébiscite sur certaines de ses dispositions. Le Gouvernement ne s'était d'ailleurs pas engagé à intégrer automatiquement toute proposition suggérée par des internautes, même si elles avaient recueilli un large assentiment. Sur le plan législatif, la décision appartenait au Gouvernement et au Parlement. Cela a tout de même parfois prêté à confusion ou à déception puisque certains auraient voulu que les propositions qui avaient été massivement soutenues fussent intégrées automatiquement dans le texte de loi. D'où la nécessité, lorsqu'on lance ce type d'exercice de consultation, d'être très clair sur les objectifs et sur la méthode. Cette dernière doit donc être parfaitement transparente, avec des outils clairs.
Autre tentation, celui du recours au référendum, forme d'exercice de démocratie directe. Pour moi, le référendum du 23 juin 2016 sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, ou Brexit, a illustré ce qu'est un mauvais usage de la pratique référendaire. Celle-ci doit s'appuyer sur un débat organisé par les organes politiques et institutionnels, dans lequel ils doivent s'investir. Dans certains pays, elle peut également s'appuyer sur une véritable culture du référendum, notamment en Suisse. Je pense également à la loi de 2015 autorisant le mariage pour les couples homosexuels en Irlande : bien que ce pays ne soit pas le moins catholique d'Europe, les débats autour de ce référendum ont pourtant été de très haute qualité et n'ont pas donné lieu aux débordements, aux polémiques, aux frictions et aux tensions qui ont profondément divisé la société française sur ce même sujet. Pourquoi ? Parce que ce référendum a été organisé autour de débats et un engagement fort de tous les citoyens.
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a ouvert la voie à une méthode expérimentale de renforcement de la démocratie représentative qui doit être renouvelée. Ma crainte, parce qu'elle a été complexe à mettre en oeuvre, parce qu'elle a nécessité un portage politique personnel très fort - pour ne pas dire sacrificiel, tant j'ai eu le sentiment d'aller contre le système, contre les institutions -, c'est que cette expérience reste isolée. Nous avons, au contraire, tout intérêt à utiliser aussi largement que possible la palette d'outils disponibles et à multiplier ces expériences, au niveau local comme au niveau national.
Quand on parle de renouvellement démocratique, on se focalise sur deux sujets : le renouvellement des élites, du personnel politique, d'une part, et la procédure de construction de la loi, d'autre part. Ces sujets sont importants, mais ils ne sont pas exclusifs du renouvellement des pratiques démocratiques.
S'agissant des élus, ce qui m'inquiète parfois, c'est que des pratiques scandaleuses et condamnables qui entachent la démocratie aient toujours cours. Tant qu'on ne s'attaquera pas frontalement à la corruption et aux abus de pouvoir de certains élus, il sera impossible de renforcer la légitimité des décisions politiques.
Toutefois, se focaliser sur ce seul sujet, c'est éviter de parler du déficit de représentativité des élus. Pourquoi ce déficit de représentativité ? Parce que mener aujourd'hui une carrière politique ou faire une incursion dans le monde politique lorsqu'on est engagé dans d'autres domaines professionnels représente un coût qui n'est assumé qu'individuellement. Or il devrait l'être collectivement. C'est la garantie et la contrepartie d'une démocratie constamment renouvelée et donc plus saine.
La loi est la partie la plus visible de la politique publique ; c'est la partie émergée de l'iceberg. Les décrets d'application des lois votées par le Parlement en sont une autre. En la matière, il reste beaucoup de travail à faire pour davantage de « co-construction » et de transparence dans la rédaction des décrets.
Mais les politiques publiques ne se réduisent pas à la loi et au décret : l'immense majorité des décisions publiques, avant qu'elles ne se transforment en action publique, ne sont pas soumises à des processus de « co-construction ». Par exemple, les positions défendues par le Gouvernement français dans les instances européennes, et notamment dans les conseils de l'Union européenne, sont définies en interne par l'administration, sans toujours avoir l'aval politique des ministres et alors qu'elles ne sont pas toujours en phase avec les aspirations de la société et du monde économique. La « co-construction » du positionnement du Gouvernement français dans les instances nationales, européennes et internationales devrait aussi être une piste à suivre.
Pour ma part, j'ai essayé de modifier concrètement certaines de ces pratiques politiques en organisant des jeux digitaux dans les ministères, des semaines « cabinet ouvert », des permanences ministérielles ou encore en « co-construisant » les notes de positionnement des autorités françaises.
Vous parlez, dans le cadre de votre mission, d'efficacité de la décision publique. Qui dit efficacité dit exécution, et c'est cette phase qui est la plus difficile. Une fois que la loi a été votée, sa mise en oeuvre est ce qu'il y a de plus difficile, parce qu'elle induit des changements, nécessite de convaincre les administrations et les agents publics pour son application. Et ce n'est pas aisé...
À mon sens, on ne peut pas non plus parler de renouveau de la démocratie et de ses pratiques sans évoquer l'endogamie des élites, lesquelles sont décrites par certains journalistes comme étant déconnectées. Je peux le confirmer, qu'il s'agisse des élites politiques, des élites médiatiques ou des élites économiques. Toutes sont là depuis très longtemps, sans qu'elles aient été renouvelées ; elles ne représentent même parfois qu'elles-mêmes. Ce n'est pas forcément la faute des élites, nous avons besoin d'elles ; j'assume le fait que notre pays doive être dirigé par une élite qui soit la plus éclairée possible. Le problème réside dans la longévité des parcours et dans les pratiques endogames de ces réseaux, qui contribuent à affaiblir énormément le processus de prise de décision politique et donc sa légitimité.