Nous poursuivons les auditions de notre mission d'information en accueillant aujourd'hui Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, chargée du numérique et de l'innovation.
Je vous rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat. Elle est également ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'un compte rendu écrit.
Madame la secrétaire d'État, vous êtes chargée, au sein du Gouvernement, des questions relatives au numérique et à l'économie de la connaissance. En particulier, chacun s'en souvient, vous avez défendu devant le Parlement la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016.
Ce texte, souvent présenté comme essentiel pour l'avenir de notre économie et de notre société, a été l'un des premiers à solliciter aussi largement la participation de nos concitoyens. En effet, avant sa transmission au Conseil d'État et son adoption en Conseil des ministres, il a fait l'objet d'une consultation publique en ligne d'une durée de trois semaines. Les participants, dont les identités avaient été anonymisées, ont pu se prononcer sur les différents articles du texte, mais aussi formuler des propositions de modifications, qui ont elles-mêmes été soumises au vote et à l'avis des internautes.
Plus de 21 000 contributeurs ont choisi de participer à cet exercice inédit de « co-écriture législative ». Ils ont émis près de 150 000 votes et rédigé plus de 8 500 arguments, amendements ou propositions de nouveaux articles sur le site republique-numerique.fr.
Une telle expérience entre évidemment en résonnance avec les enjeux de notre mission d'information, qui s'interroge sur les moyens de revitaliser la démocratie représentative et sur le rôle que les nouveaux outils numériques sont susceptibles de jouer en la matière.
Quel bilan dressez-vous de cette consultation en ligne ? Vous semble-t-elle pouvoir constituer un modèle pour la décision publique, qu'elle soit nationale ou locale ? Quelles sont les conditions de sa réussite ?
Vous avez lancé en octobre dernier, avec La Gazette des communes, une enquête auprès des élus locaux. On constate, à travers ses résultats, un véritable décalage entre les modalités de consultation déployées par les élus et les aspirations des citoyens. À l'heure où les outils numériques se développent via les civic techs, les collectivités territoriales privilégient encore les réunions et, pour le numérique, les sites internet. Comment, selon vous, sensibiliser les élus à ces nouveaux modes de démocratie participative ?
Plus largement, quelle peut être la place du numérique dans notre démocratie ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils s'approprier ce nouveau mode de participation des citoyens ?
Je vous propose de vous exprimer à titre liminaire pendant une dizaine de minutes. Ensuite, je donnerai la parole à nos collègues afin qu'ils puissent vous poser quelques questions.
Cette invitation m'honore parce qu'elle dénote votre intérêt pour cette procédure de consultation en ligne que nous avons organisée afin de préparer la loi pour une République numérique.
Je m'exprimerai en tant qu'ancienne parlementaire, puis ministre observatrice critique des institutions, tout en m'éloignant tant soit peu de ces fonctions ministérielles, afin de vous faire part, en fin de quinquennat, de mes remarques sur le fonctionnement démocratique de nos institutions.
Au cours de mes déplacements, ce qui m'a le plus marquée chez mes interlocuteurs, c'est ce que certains appellent le « praf-isme », le « plus rien à faire », cette tendance d'une partie de nos concitoyens, notamment les plus jeunes, à se désintéresser totalement de la vie politique et de la chose politique. Cela se traduit par un taux d'abstention très élevé ou par des votes blancs. C'est le phénomène le plus préoccupant de notre démocratie contemporaine.
Cette situation contraste avec ce que permet le numérique : une horizontalité des circuits d'échanges et d'informations, une plus grande ouverture, une plus grande transparence de ces flux d'échanges, un accès à l'expression potentiellement plus puissant que jamais.
Plus les citoyens ont la possibilité de s'exprimer directement, moins ils ont envie de le faire à travers les institutions actuelles, par manque de confiance.
On parle souvent d'« uberisation » de la société. J'émets toutefois certaines réserves concernant ce terme. D'ailleurs, sur les réseaux sociaux, le hashtag à la mode concernant Uber est le suivant : deleteUber, pour mettre en cause certaine des pratiques de cette entreprise à l'égard de ses salariés.
Plus profondément, cela illustre le phénomène de désintermédiation de tous les corps traditionnellement représentatifs de la société, que j'ai constaté quotidiennement dans l'exercice de mes fonctions ministérielles : désintermédiation des partis politiques, des syndicats, des chercheurs et des scientifiques, des médias et des élites. Je suis convaincue que les outils numériques peuvent permettre d'inventer de nouvelles formes de médiation qui n'aboutiraient pas à une démocratie directe mais à un renforcement de la démocratie représentative.
Aujourd'hui, nous avons besoin de nouvelles intermédiations, dans tous les domaines. La légitimité des partis politiques, par exemple, est contestée du fait de leur mode de recrutement. S'ils faisaient l'effort de diversifier celui-ci avec des citoyens plus représentatifs, plus de personnes issues des minorités ethniques, plus de femmes, plus de jeunes, peut-être seraient-ils plus légitimes en tant qu'intermédiaires dans nos institutions démocratiques. Cette réflexion concerne l'ensemble des échelons de la vie politique et pas uniquement l'échelon national.
Faut-il remettre en cause la démocratie paritaire ? Je ne le crois pas, même si la tentation est grande aujourd'hui. Ainsi, certains candidats à l'élection présidentielle envisagent de réinstaurer un centralisme technocratique avec une gestion des grands dossiers sociaux non plus par les organismes paritaires, mais par l'État uniquement. Il faut, au contraire, renforcer le paritarisme par plus de représentativité reposant sur un usage extensif des technologies numériques.
Faut-il renforcer la démocratie représentative par une démocratie participative ? Oui !
Une autre forme de tentation consisterait à instaurer une démocratie directe. On peut penser que cela est désormais possible ou que cela le sera très prochainement, en particulier grâce aux technologies de la blockchain ou de l'intelligence artificielle, qui permettront de recueillir l'opinion d'une très grande masse d'individus.
Aujourd'hui, il faut, au contraire, réaffirmer la force de la démocratie représentative. Lors de la « co-construction » de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, j'ai toujours été très claire sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'organiser un référendum ou un plébiscite sur certaines de ses dispositions. Le Gouvernement ne s'était d'ailleurs pas engagé à intégrer automatiquement toute proposition suggérée par des internautes, même si elles avaient recueilli un large assentiment. Sur le plan législatif, la décision appartenait au Gouvernement et au Parlement. Cela a tout de même parfois prêté à confusion ou à déception puisque certains auraient voulu que les propositions qui avaient été massivement soutenues fussent intégrées automatiquement dans le texte de loi. D'où la nécessité, lorsqu'on lance ce type d'exercice de consultation, d'être très clair sur les objectifs et sur la méthode. Cette dernière doit donc être parfaitement transparente, avec des outils clairs.
Autre tentation, celui du recours au référendum, forme d'exercice de démocratie directe. Pour moi, le référendum du 23 juin 2016 sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, ou Brexit, a illustré ce qu'est un mauvais usage de la pratique référendaire. Celle-ci doit s'appuyer sur un débat organisé par les organes politiques et institutionnels, dans lequel ils doivent s'investir. Dans certains pays, elle peut également s'appuyer sur une véritable culture du référendum, notamment en Suisse. Je pense également à la loi de 2015 autorisant le mariage pour les couples homosexuels en Irlande : bien que ce pays ne soit pas le moins catholique d'Europe, les débats autour de ce référendum ont pourtant été de très haute qualité et n'ont pas donné lieu aux débordements, aux polémiques, aux frictions et aux tensions qui ont profondément divisé la société française sur ce même sujet. Pourquoi ? Parce que ce référendum a été organisé autour de débats et un engagement fort de tous les citoyens.
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a ouvert la voie à une méthode expérimentale de renforcement de la démocratie représentative qui doit être renouvelée. Ma crainte, parce qu'elle a été complexe à mettre en oeuvre, parce qu'elle a nécessité un portage politique personnel très fort - pour ne pas dire sacrificiel, tant j'ai eu le sentiment d'aller contre le système, contre les institutions -, c'est que cette expérience reste isolée. Nous avons, au contraire, tout intérêt à utiliser aussi largement que possible la palette d'outils disponibles et à multiplier ces expériences, au niveau local comme au niveau national.
Quand on parle de renouvellement démocratique, on se focalise sur deux sujets : le renouvellement des élites, du personnel politique, d'une part, et la procédure de construction de la loi, d'autre part. Ces sujets sont importants, mais ils ne sont pas exclusifs du renouvellement des pratiques démocratiques.
S'agissant des élus, ce qui m'inquiète parfois, c'est que des pratiques scandaleuses et condamnables qui entachent la démocratie aient toujours cours. Tant qu'on ne s'attaquera pas frontalement à la corruption et aux abus de pouvoir de certains élus, il sera impossible de renforcer la légitimité des décisions politiques.
Toutefois, se focaliser sur ce seul sujet, c'est éviter de parler du déficit de représentativité des élus. Pourquoi ce déficit de représentativité ? Parce que mener aujourd'hui une carrière politique ou faire une incursion dans le monde politique lorsqu'on est engagé dans d'autres domaines professionnels représente un coût qui n'est assumé qu'individuellement. Or il devrait l'être collectivement. C'est la garantie et la contrepartie d'une démocratie constamment renouvelée et donc plus saine.
La loi est la partie la plus visible de la politique publique ; c'est la partie émergée de l'iceberg. Les décrets d'application des lois votées par le Parlement en sont une autre. En la matière, il reste beaucoup de travail à faire pour davantage de « co-construction » et de transparence dans la rédaction des décrets.
Mais les politiques publiques ne se réduisent pas à la loi et au décret : l'immense majorité des décisions publiques, avant qu'elles ne se transforment en action publique, ne sont pas soumises à des processus de « co-construction ». Par exemple, les positions défendues par le Gouvernement français dans les instances européennes, et notamment dans les conseils de l'Union européenne, sont définies en interne par l'administration, sans toujours avoir l'aval politique des ministres et alors qu'elles ne sont pas toujours en phase avec les aspirations de la société et du monde économique. La « co-construction » du positionnement du Gouvernement français dans les instances nationales, européennes et internationales devrait aussi être une piste à suivre.
Pour ma part, j'ai essayé de modifier concrètement certaines de ces pratiques politiques en organisant des jeux digitaux dans les ministères, des semaines « cabinet ouvert », des permanences ministérielles ou encore en « co-construisant » les notes de positionnement des autorités françaises.
Vous parlez, dans le cadre de votre mission, d'efficacité de la décision publique. Qui dit efficacité dit exécution, et c'est cette phase qui est la plus difficile. Une fois que la loi a été votée, sa mise en oeuvre est ce qu'il y a de plus difficile, parce qu'elle induit des changements, nécessite de convaincre les administrations et les agents publics pour son application. Et ce n'est pas aisé...
À mon sens, on ne peut pas non plus parler de renouveau de la démocratie et de ses pratiques sans évoquer l'endogamie des élites, lesquelles sont décrites par certains journalistes comme étant déconnectées. Je peux le confirmer, qu'il s'agisse des élites politiques, des élites médiatiques ou des élites économiques. Toutes sont là depuis très longtemps, sans qu'elles aient été renouvelées ; elles ne représentent même parfois qu'elles-mêmes. Ce n'est pas forcément la faute des élites, nous avons besoin d'elles ; j'assume le fait que notre pays doive être dirigé par une élite qui soit la plus éclairée possible. Le problème réside dans la longévité des parcours et dans les pratiques endogames de ces réseaux, qui contribuent à affaiblir énormément le processus de prise de décision politique et donc sa légitimité.
Pour que cette expérience de consultation en ligne n'en reste pas là, faut-il légiférer afin qu'elle devienne une habitude chez les élus ? Vous vous êtes beaucoup investie en faveur de ce mode de démocratie participative mais, d'après ce que j'ai cru comprendre à travers vos propos, tout le monde ne s'est pas inscrit dans votre sillage. Au niveau local, les élus ont beaucoup de mal à se sensibiliser au numérique, si ce n'est par les sites internet de leur collectivité territoriale. Ils préfèrent souvent les réunions publiques, auxquelles très peu de nos concitoyens se déplacent.
Faut-il légiférer pour imposer le recours à un mode de « co-construction » de la loi ? Une nouvelle loi pour améliorer la loi ? J'aimerais que le changement ne soit pas imposé par une élite éclairée, mais que les conditions de l'intégration de cette « co-construction » au sein des institutions soient garanties. Je me réjouis à cet égard que les débats progressent et que, petit à petit, se pose cette question.
Il pourrait être dangereux de légiférer sur ce sujet. Nous risquons, en effet, de considérer qu'il appartient soit au Gouvernement soit au législateur de recourir à ce type de méthode en fonction des sujets traités. Dès lors, les sujets plus régaliens et les sujets particulièrement complexes pourraient être exclus de cette démarche de « co-construction ». Le raisonnement que l'on tient s'agissant du recours aux ordonnances pourrait ainsi s'appliquer à une loi « co-construite ». En pratique, cette dernière méthode devrait être systématisée sur l'ensemble des textes, d'abord à titre expérimental. S'il faut recourir à une loi ou modifier la Constitution, soit, mais cela ne garantira pas forcément le succès de cette méthode...
S'agissant des élus locaux, il y a un enjeu majeur de recrutement : il faut notamment que les partis politiques soient suffisamment attractifs pour les plus jeunes et pour les personnes qui veulent prendre part à la vie politique tout en ayant une vie professionnelle auparavant et une autre après. Aujourd'hui, rien n'est fait pour encourager cette approche de la vie politique.
Des formations très intéressantes sur l'appropriation des outils numériques sont proposées aux élus locaux, mais ceux-ci n'y recourent pas. Cette situation me semble dommageable.
Il faut aussi continuer à expliquer que l'utilisation de ces outils numériques, notamment le recours à des civic techs, permet en réalité de renforcer le contact humain. Les élus locaux, très sensibles au lien direct qu'ils ont avec leurs administrés, craignent que les civic techs ne créent une distance entre eux. En réalité, c'est l'inverse : très souvent, c'est au niveau microlocal et dans les petites communes que ces outils sont les plus efficaces. Ils permettent, en effet, d'inclure au processus de décision des gens qui ne s'intéressent pas nécessairement à la politique ou qui ne sont pas « outillés » pour l'être. L'enjeu n'est pas de comparer des dispositifs de « co-construction » ou de vote d'un budget avec des conseils citoyens, dans lesquels viennent toujours les mêmes personnes pour défendre toujours les mêmes intérêts particuliers. Au contraire, le numérique permet d'aller chercher d'autres citoyens, à condition de s'en donner les moyens. En la matière, un important travail de persuasion est à conduire auprès des élus locaux.
Merci d'avoir mené cette expérimentation lors de l'élaboration de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 et dans l'exercice de vos responsabilités, madame la secrétaire d'État.
La suite logique de votre raisonnement n'est-elle pas de plaider - solution radicale - pour une limitation des mandats non pas horizontale, mais dans le temps ? Lorsqu'on est volontaire pour n'exercer qu'un seul mandat ou deux, la réinsertion dans la vie professionnelle est assez compliquée, sauf si l'on a atteint l'âge de la retraite.
Madame la secrétaire d'État, vous avez dit, et je suis d'accord avec vous, que les partis politiques manquent de légitimité parce que la représentation en leur sein reste quelque peu figée, parce qu'on y voit un peu trop longtemps les mêmes personnes, parce que le pouvoir y est concentré entre les mains de quelques-uns. Avant de donner davantage la parole au peuple, par le biais de dispositifs de démocratie directe, ne faudrait-il pas restructurer et mieux faire fonctionner ces partis politiques ? Pour ma part, je ne suis pas un grand défenseur du cumul des mandats. On peut limiter dans le temps le nombre de mandats ; l'avantage, c'est de renouveler le personnel politique.
S'agissant de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, vous avez dit que c'était un mauvais exemple de référendum. J'aurais plutôt tendance à penser le contraire. Serait-ce un mauvais exemple parce que, très majoritairement, nous ne sommes pas d'accord avec son résultat ? Les institutions ont communiqué au sujet du scrutin, et l'on a demandé son avis au peuple. Si nous remettons en cause ce que le peuple a décidé, c'est plutôt un bon exemple de ce que donne l'abus de consultations référendaires sur des sujets très complexes. Le peuple peut avoir facilement raison, mais il peut aussi se tromper parfois. D'ailleurs, en la matière, peut-être est-ce nous qui nous nous trompons ? Enfin, plus la collectivité territoriale est petite, plus il est facile de faire de la démocratie participative. Pour ma part, j'ai été élu d'une toute petite commune et j'allais à la rencontre des habitants pour leur demander leur avis ; ainsi, nous arrivions à corriger des décisions de façon constructive. Ensuite, j'ai été maire d'une ville de 8 000 habitants, où il était encore possible d'organiser des réunions de quartier. Mais lorsqu'on est un responsable national ou lorsqu'on négocie, au nom d'un gouvernement, au sein des instances européennes, cela commence à se compliquer.
Madame la secrétaire d'État, au regard de votre expérience, l'utilisation du numérique dans le cadre d'une consultation sur un projet de loi semble assez complexe et l'administration ne vous a pas nécessairement facilité la tâche.
Notre sujet ne porte pas seulement sur l'élaboration de la loi, mais plus généralement sur la façon de mieux associer nos concitoyens aux décisions publiques, notamment pour éviter que celles-ci ne soient ensuite longuement contestées, voire qu'elles ne soient même pas mises en oeuvre.
Un point essentiel que vous n'avez pas abordé : comment le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif peuvent-ils utiliser le numérique pour que les gens se saisissent de la notion d'intérêt collectif ? Le risque avec Internet, et vous l'avez dit à propos de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, c'est que les gens, dès lors qu'ils sont un certain nombre à avoir formulé telle ou telle proposition, ne comprennent pas que le législateur ne les suive pas. Cette difficulté rejoint également celle de l'individualisme de nos concitoyens. Si l'on veut faire « émerger » de la démocratie, il faut aussi que les citoyens prennent en considération l'intérêt général, qui n'est pas la somme ou la synthèse des intérêts individuels. Comment le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif peuvent-ils se servir des outils numériques pour communiquer d'abord sur leur projet et avoir ensuite un retour de « co-construction » et non pas simplement de destruction ?
En complément madame la secrétaire d'État, ne craignez-vous pas que le débat ne se cristallise autour de l'opinion de certains internautes, souvent membres d'associations citoyennes et militants, dont les opinions ne vont pas toujours dans le sens de l'intérêt général ?
Donner la voix à des activistes ou à des militants ne me semble pas un moyen de déconstruire une politique menée par le Gouvernement, du moins si les règles du jeu sont claires. Le mérite de cet exercice est de mettre tout le monde, y compris les lobbys et les activistes, sur un pied d'égalité.
Parmi les plus de 21 000 contributeurs ayant participé à la construction du projet de loi pour une République numérique, 95 % se sont identifiés comme des particuliers. Cela contredit l'idée selon laquelle la consultation numérique profiterait aux lobbyistes. Certains d'entre eux, décontenancés, sont d'ailleurs venus me voir pour me demander ce que serait leur place à l'avenir parmi ces consultations.
J'ajoute que l'apport des internautes à ce projet de loi a été très positif : grâce à eux, cinq nouveaux articles et quatre-vingt-dix modifications de fond ont été introduits au sein du projet de loi initialement rédigé par le Gouvernement.
Autre intérêt de la démarche, la mise en exergue de certains points par des militants a permis de cibler les polémiques et sujets de contentieux possibles très en amont du processus législatif, et donc de les circonscrire, en définissant au plus tôt une réponse politique adéquate. L'examen du texte ne s'est donc pas fait « par à-coups », au gré des pétitions et manifestations. Le diagnostic de la situation à laquelle la loi prétend répondre s'en est trouvé amélioré.
Il faut faire confiance à nos concitoyens, abandonner l'idée que l'État est le seul sachant, le seul capable de définir l'intérêt général. Les citoyens qui ont contribué à cet exercice de consultation en ligne avaient aussi cette ambition.
Je suis d'accord avec Corinne Bouchoux sur le cumul des mandats dans le temps. Nous sommes peut-être influencées par nos expériences personnelles, n'ayant pas toujours été dans la politique. Nous devons apporter une réponse à l'enjeu des parcours professionnels des personnes qui s'engagent dans la vie politique, pour faire progresser la démocratie représentative. Faut-il limiter le nombre de mandats dans le temps à deux ou trois ? Cela dépend aussi de l'âge d'entrée dans la vie politique. Trois mandats, cela peut représenter quinze ans d'activité dans la vie politique. Ce n'est pas rien dans une carrière !
Il faut en passer, en effet, par un véritable statut de l'élu, même si le débat est aujourd'hui complètement tabou. Il est perçu par l'opinion publique comme la volonté des élus d'obtenir de nouveaux avantages. Or la surreprésentation des fonctionnaires dans la vie politique n'est pas un hasard : ils ont la garantie de retrouver un poste après leur mandat.
Ils retrouvent « un » emploi dans l'administration, et non pas « leur » emploi initial !
Plus généralement, cette situation pose la question de la fluidité des parcours professionnels en France. Nous parlions de l'endogamie des élites. Nous pouvons aussi nous demander pourquoi nous avons toujours droit aux mêmes éditorialistes politiques depuis quarante ans, pourquoi les patrons du CAC 40 jouent au jeu des chaises musicales entre les conseils d'administration des grands groupes, etc. L'absence de fluidité des parcours est une question de rigidité du marché du travail ; c'est aussi un problème culturel.
J'en viens à la question sur le référendum britannique ayant mené au Brexit. Je confirme qu'il s'agit, de mon point de vue, d'un mauvais exemple de référendum : la question de l'appartenance à l'Union européenne ne peut pas se résumer à une alternative binaire. La difficulté de la mise en oeuvre de la décision du peuple britannique en témoigne : des années de négociation nous attendent ; des centaines de textes sont à revoir. Les Britanniques ne se sont pas réellement prononcés sur la question posée ; ils ont voté pour sauver le National Health Service. Or le gouvernement britannique vient d'annoncer la fermeture sèche de quinze hôpitaux publics... Il y a eu une forme d'amateurisme coupable dans la manière d'aborder le sujet.
Peut-on aller encore plus loin, dans la fabrication de la loi, que ce que vous avez fait pour la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 ? Beaucoup de propositions circulent en ce moment pour améliorer l'information, la transparence et l'association des citoyens à la fabrique de la loi.
Sur la question de la consultation publique en ligne, comment traiter au mieux les milliers de réponses obtenues ? Cela doit-il passer par des algorithmes spécifiques, et pour quel coût ?
Madame Sylvie Robert, je suis persuadée qu'il faut aller plus loin. Des travaux préparatifs à l'instauration d'une VIe République, passant par une constituante citoyenne, me semblent indispensables.
Le professeur Marcel Gauchet, que vous avez entendu, a souligné le basculement du pouvoir législatif vers le pouvoir exécutif opéré par la Ve République, pour contrer l'instabilité parlementaire.
Au XXIe siècle, à l'heure du numérique, la question se pose désormais de la place de la société civile, qui peut trouver des modes d'expression citoyenne plus puissants que jamais.
Certaines propositions ont d'ores et déjà été mises sur la table, y compris par le Président de la République : la limitation des mandats dans le temps, la « co-construction » législative, la procédure parlementaire expresse avec l'adoption d'amendements en commission, une initiative législative citoyenne, élargie et effective, le droit d'amendement citoyen, le « 49.3 » citoyen proposé par Benoît Hamon, le droit de pétition, le rôle du Sénat et celui du Conseil économique, social et environnemental, la création d'un « conseil citoyen » dont le rôle doit être défini... Autant de travaux à engager au cours de la prochaine mandature.
Votre question, M. le président, sur la synthèse des contributions citoyennes s'est posée de manière très concrète avec la plateforme créée lors du projet de loi pour une République numérique. Il est très difficile de demander à une administration, déjà sous pression et qui doit remplir ses missions « naturelles », de répondre aux demandes supplémentaires des ministres, le tout dans un contexte de contraction des effectifs, et de traiter dans un temps court et à budget constant les milliers de contributions d'internautes !
Pour permettre une réelle « co-construction » de la loi pour une République numérique, le Gouvernement s'est attaché à répondre aux propositions les plus populaires. 250 réponses écrites ont ainsi été publiées.
Ce travail n'a pas été intégré dans les budgets de fonctionnement des administrations, ce qui explique aussi les résistances que j'ai pu rencontrer lors de l'élaboration du projet de loi. Si l'on veut plus de « co-construction » législative, il faut en tirer les conséquences au plan budgétaire, en l'inscrivant dans le projet de loi de finances.
Notre manière de traiter les contributions des internautes est restée un peu artisanale : chacune d'entre elles a été lue et analysée par les services. Néanmoins, il est certain que des algorithmes pourraient réaliser cette tâche à l'avenir, à une condition : leur complète transparence. La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 impose aux administrations de communiquer, à la demande, les critères retenus par les algorithmes utilisés. Je pense par exemple au système d'admission post-bac (APB).
La transparence des algorithmes est indispensable aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé. La France a été un pays précurseur dans les domaines de la transparence des données, avec l'open data, et des outils, avec l'open source, mais aussi de la gouvernance ouverte. Et aujourd'hui, le recours aux algorithmes constitue une tendance de fond.
Une des réponses aux fausses informations diffusées sur Internet, à la réalité post-factuelle, est la transparence des algorithmes. Se pose alors la question de la capacité de l'administration française à répondre à ces enjeux. Une des raisons pour lesquelles il était important d'intégrer dans la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 les notions d'économie et de société de la donnée était de permettre à la puissance publique de gérer les données qu'elle produit. Si elle ne le fait pas, dans des domaines aussi fondamentaux que la santé ou l'éducation, d'autres le feront : les géants de l'internet.
Nous sommes face à un enjeu historique : l'État, pour entrer dans l'ère de la « gouvernance de la donnée », doit devenir un « État plateforme », qui accepte de se reposer sur l'intelligence collective, en ouvrant ses données et en « co-construisant » ses politiques publiques.
Les femmes et les hommes politiques, les administrations n'ont pas suffisamment la culture du numérique. Il faut commencer à l'inculquer, dès l'école, mais cela va prendre du temps. Dès lors, quelles sont vos propositions concrètes pour renforcer la culture du numérique parmi le personnel politique ?
Permettez-moi d'inverser les termes du débat. On entend souvent dire que le personnel politique est décalé, qu'il ne comprend pas les enjeux du numérique. Mais, réciproquement, les innovateurs et la société civile connaissent, eux aussi, très mal la culture politique. L'important est donc de créer des liens entre ces différentes sphères pour améliorer la qualité du dialogue.
Néanmoins, certains élus sont effectivement éloignés du numérique. Cela illustre un point que j'ai déjà évoqué : la difficulté à renouveler le parcours politique. Cela ne veut pas dire, pour autant, que ces femmes et ces hommes politiques sont plus éloignés du numérique que n'importe quel fonctionnaire ou salarié. Il convient donc de relativiser ce diagnostic accablant.
Il y a plutôt, à mon sens, un problème général d'acculturation de la société française au numérique. Acheter des drones ou utiliser des « téléphones intelligents » ne signifie pas que l'on est entré dans cette culture.
La solution passe donc par le renouvellement, mais aussi par la formation des élus.
Elle pourrait aussi résulter de ce que l'on appelle les « start-ups d'État », qui regroupent un développeur, un webdesigner, un agent public compétent et un élu, et dont la mission consiste à répondre à un problème donné par un outil numérique dédié. De quoi les citoyens et les usagers ont-ils besoin ? Telle est la question que ces équipes devront se poser. Je ne crois pas au « solutionnisme technologique », pour reprendre l'expression d'Evgeny Morozov, mais le changement d'approche induit par la création de ces « start-ups d'État » pourrait permettre, grâce à la mise en place d'équipes de projet, de résoudre en six mois certains problèmes vieux de dix ans.
Y a-t-il des exemples de pays mettant en oeuvre des dispositifs participatifs qui retiennent votre attention ?
Un livre paru récemment, Le Coup d'État citoyen d'Élisa Lewis et de Romain Stiline, dresse un panorama mondial des innovations démocratiques permises par le numérique. Je vous recommande la lecture de cet ouvrage, qui en recense les succès comme les échecs.
L'Islande avait ainsi comme projet très ambitieux de « co-construire » un texte constitutionnel. Ce projet s'est embourbé dans des méandres politiques classiques et n'a pas connu l'issue souhaitée par ses promoteurs.
En Europe du Nord, dans des villes comme Stockholm, Copenhague ou encore Helsinki, l'intégration des initiatives citoyennes et la « co-construction » des politiques publiques sont beaucoup plus poussées et systématiques que chez nous. Cela permet de réfléchir à ce que sera, demain, une ville intelligente, entièrement connectée. Les citoyens seront alors des producteurs de données mais également des concepteurs de politiques publiques, auxquelles ils devront être associés de manière constante.
Des expérimentations ont aussi eu lieu en Amérique latine, en matière de budget participatif, par exemple. Il faut dire que la tradition de mobilisation de la société civile y est particulièrement vive.
En Espagne, le mouvement politique Podemos, quelle que soit notre opinion à son sujet, a testé l'idée d'associer les citoyens à la vie politique à l'échelon local. À Valence ou Barcelone, par exemple, ce parti et ses partenaires politiques ont mis en place des expérimentations citoyennes en ayant recours à des outils numériques.
Nous sommes encore au début de cette histoire. Les expérimentations en la matière ouvrent un monde des possibles et participent d'une tentative d'amélioration des processus démocratiques. Il ne faut peut-être pas viser trop haut, mais l'état actuel de notre démocratie rend ce mouvement impératif et urgent.
Madame la secrétaire d'État, merci de nous avoir éclairés en évoquant votre vision du numérique, dont je suis convaincu qu'il doit être inclus dans les modes de fonctionnement de la démocratie française.
Beaucoup d'élus adhèrent à cette démarche, mais un certain nombre d'entre eux ont encore des difficultés à suivre le pas.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 30.