Intervention de Jean Pisani-Ferry

Mission d'information Revenu de base — Réunion du 22 septembre 2016 à 14h05
Audition de M. Jean-Pisani-ferry Commissaire général de france stratégie

Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie :

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer devant vous sur le revenu universel.

France Stratégie n'ayant rien publié sur le sujet, et comme vous avez déjà mené un certain nombre d'auditions, j'ai cherché comment je pourrais vous être utile. Je ne crois pas que ce soit en vous exposant la généalogie intellectuelle de cette idée, car d'autres l'ont fait avant moi, et fort bien. Je ne crois pas non plus que ce soit en vous faisant peur avec des centaines de milliards d'euros ; la direction du Trésor fait cela très bien. Au demeurant, je me souviens d'un article de François Bourguignon et Pierre-André Chiappori qui, voilà une vingtaine d'années déjà, faisait état de chiffres à peu près identiques.

Je reviendrai tout à l'heure sur l'expérimentation et son évaluation ; je suis tout à fait d'accord avec l'idée que, pour mener une expérimentation et l'évaluer, il est essentiel d'avoir précisément défini les finalités visées. Lancer des expérimentations me paraît une bonne idée, dont on ne fait pas suffisamment usage dans notre pays. Et, en l'occurrence, je crois qu'il y a matière à expérimenter.

Je commencerai par examiner les finalités d'un tel dispositif. J'en vois trois possibles : répondre à une mutation du progrès technique, faire face à l'instabilité et à l'intermittence du revenu, réformer l'assistance sociale. On peut peut-être en trouver d'autres, mais je me concentrerai sur celles-ci, en considérant pour chacune d'elles la nature du problème, son degré d'urgence et le type d'instruments que l'on peut mobiliser.

La première finalité est peut-être celle qui donne le plus d'actualité à la question dans le débat public. Je veux parler de l'idée que nous allons vers un monde d'extrême inégalité dans la valorisation marchande du travail humain, et donc dans la distribution du revenu : le travail routinier ne vaudra plus rien, tandis que le travail complémentaire des machines et de l'intelligence artificielle vaudra beaucoup, de sorte que la distance entre la valorisation du travail par la sphère marchande et ce qu'on estime souhaitable du point de vue collectif, celui de la justice sociale, va se creuser jusqu'à l'insoutenable. Il y a là une différence, que Daniel Cohen vous a déjà signalée, avec le progrès technique que l'on a connu au XXe siècle, qui, au contraire, valorisait l'ensemble du travail humain.

La polarisation du marché du travail, si elle reste discutée, non seulement en France, mais aussi aux États-Unis, n'en est pas moins frappante dans ce dernier pays. Voilà vingt ans, on assistait à la destruction d'emplois peu qualifiés et à la création d'emplois qualifiés. Aujourd'hui, la courbe représentant l'évolution des créations d'emplois en fonction du niveau de salaire tend vers un « U » : des emplois sont créés dans le premier quartile des salaires, essentiellement dans le domaine des services à la personne, ainsi que dans le dernier, tandis que des emplois sont détruits au milieu. Cette polarisation de la répartition des emplois soulève la question de l'avenir des qualifications intermédiaires.

Or pour répondre à ce phénomène, s'il est avéré, nous ne disposons que d'instruments très imparfaits. En effet, les minima sociaux ne sont pas conçus à cette fin : ils ont été pensés pour répondre à des situations individuelles, des accidents de parcours et, selon la formule de Michel Rocard citée dans le rapport Sirugue, pour « permettre à ceux que notre société laisse partir à la dérive d'avoir droit une deuxième chance », ce qui n'a rien à voir avec l'évolution du progrès technique.

Dans notre système, ce ne sont pas les minima sociaux qui assurent un revenu décent, mais le SMIC à temps plein. Or cet instrument devient un obstacle dans une situation où ce type de travail est de moins en moins demandé par la sphère marchande. Si les qualifications intermédiaires, rémunérées au-delà du SMIC, sont elles aussi de moins en moins demandées, quel est le bon outil ?

Il s'agit de mettre au point un instrument de socialisation et de redistribution des gains de productivité adapté à une économie dans laquelle, pour pousser les choses à l'extrême, une partie du travail humain n'aurait tout simplement plus de valeur.

Remarquez que cet outil n'est pas nécessairement le revenu de base général universel et inconditionnel. Même dans la perspective que j'ai décrite, d'autres instruments sont envisageables : des subventions aux salaires, que d'une certaine manière nous pratiquons déjà sous la forme de nos allégements de cotisations sociales et que certains pays, comme l'Australie, ont mises en place, mais aussi ce qu'Anthony Atkinson a appelé le revenu de participation, un revenu de base conditionné à un engagement dans des activités socialement utiles, comme une formation, l'éducation des enfants, des tâches associatives ou la recherche d'un emploi.

Selon moi, il faut se demander si cette vision d'un progrès technique qui divise en dévalorisant toute une partie du travail humain est exacte ou excessive.

Assurément, on observe une polarisation aux États-Unis, ainsi que de fortes inégalités salariales, d'ailleurs souvent liées au lieu ou à l'entreprise où l'on travaille davantage qu'à des qualités individuelles. En effet, l'un des principaux déterminants de l'inégalité salariale aux États-Unis est aujourd'hui l'entreprise dans laquelle on travaille : celui qui a la chance de travailler chez WhatsApp ou dans une autre entreprise qui se développe et réalise des profits considérables n'est pas dans la même situation que la moyenne des salariés.

Toujours est-il qu'il ne faut pas exagérer ces évolutions, en particulier en ce qui concerne la France. De fait, on a un peu tendance à projeter ce qui se passe aux États-Unis sur la situation française, ce qui, certes, est souvent utile pour comprendre quelles évolutions sont à l'oeuvre, mais conduit fréquemment à des conclusions très exagérées lorsqu'on en vient à penser que la situation française est à l'image de l'américaine.

Ainsi, nous avons mis en évidence que la contraction de la classe moyenne, définie comme l'ensemble des personnes percevant entre les deux tiers et le double du revenu médian, n'est pas du même ordre dans les deux pays : la classe moyenne représente aujourd'hui moins de 50 % de la population américaine, contre plus de 60 % voilà vingt ans, mais encore à peu près les deux tiers de la population française. De manière générale, les inégalités ne se creusent pas de la même manière en France et aux États-Unis. Il faut donc se méfier de la vision un peu excessive d'un avenir et même, selon certains, d'un présent qui seraient identiques en France à ce qu'ils sont aux États-Unis.

La même prudence est de mise en ce qui concerne l'automatisation. Selon une étude d'Osborne et Frey, qui a connu une large diffusion, plus de 40 % des tâches seraient automatisables, de sorte que les emplois correspondants seraient directement menacés. L'OCDE a mené de nouveaux travaux, et nous-mêmes avons fait les nôtres à partir d'enquêtes sur le contenu des tâches : les chiffres qui en ressortent sont bien inférieurs.

Certes, ces questions se posent, mais il ne faut pas avoir une vision excessive qui conduirait à prendre des mesures radicales, en ayant à l'esprit une situation dans laquelle le revenu tiré de l'activité économique ne permettrait plus à toute une fraction de la population de vivre décemment.

La deuxième finalité sur laquelle je souhaite insister, moins souvent liée à la question du revenu de base, mais néanmoins importante, est la réponse à l'instabilité et à l'intermittence du revenu.

Il faut bien mesurer que le socle de notre protection sociale et de notre droit du travail est le modèle de l'emploi salarié stable et à temps plein. Or, d'ores et déjà, la prédominance de cette forme d'emploi est mise en cause par la multiplication d'autres statuts. Aujourd'hui, le CDI à temps plein ne représente plus que 60 % des personnes travaillant dans la sphère marchande ; les autres sont des salariés à temps partiel, des salariés en CDD ou des apprentis et des non-salariés. Bien sûr, on a répondu à ces autres situations ; mais, fondamentalement, notre système de protection sociale repose sur le modèle de l'emploi stable et à temps plein, dont la réalité s'éloigne de plus de en plus.

Quant aux transitions d'un emploi vers un autre, elles ne représentent que 44 % du total des transitions, exception faite des passages par l'inactivité. Dans les autres cas, les personnes passent par des phases dans lesquelles leur revenu est inévitablement affecté, dans un sens ou dans l'autre. Ces situations sont très concentrées sur les jeunes, l'entrée dans la vie active étant marquée par une forte instabilité.

Ce constat fait écho à l'observation de M. le rapporteur sur la manière dont notre système de protection sociale répond aux risques des différents types de population. Il répond bien aux risques du vieillissement, mais, aujourd'hui, il répond mal aux risques d'instabilité pour les jeunes.

Par ailleurs, on observe dans un certain nombre de pays un regain du travail indépendant. En France, on connaît bien le phénomène des auto-entrepreneurs. Au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, on a assisté à une remontée d'environ cinq points de la part des travailleurs indépendants dans la population active. La polyactivité se développe également : je veux parler des personnes qui occupent simultanément ou à des intervalles très courts des statuts différents.

Ces évolutions soulèvent toute une série de questions, dans la mesure où notre système de protection sociale continue de reposer sur un statut de salarié et un statut d'indépendant conçus sur le modèle d'autrefois, alors que la réalité se transforme assez fortement.

La question de l'avenir du travail se pose aussi de ce point de vue, celui des modes d'organisation du travail. En particulier, toute une discussion, très difficile à trancher, s'est engagée sur les plateformes. Pour ma part, j'ai tendance à penser qu'il ne faut pas sous-estimer les plateformes, qui substituent à l'entreprise de nouvelles formes de coopération porteuses d'innovations génériques, comme la constitution d'un marché biface, l'organisation des contributions des différents offreurs de travail sur un mode différent du système hiérarchique, celui d'une économie de petits producteurs soumis aux normes de la plateforme, et le contrôle de qualité via la notation par les utilisateurs, qui remplace l'appréciation par la hiérarchie.

Ainsi, au-delà des questions de réglementation et de statut fiscal, qui certes sont importantes, les plateformes induisent une innovation radicale dans l'organisation de la production et de la coopération entre les producteurs.

Ces évolutions ont pour conséquences que des personnes ont plusieurs employeurs à la fois, ou pas vraiment d'employeur, et sont dans une situation de dépendance par rapport à plusieurs plateformes. Au total, ces personnes se trouvent dans un statut hybride : d'un côté, elles sont extrêmement soumises aux normes de la plateforme et à la standardisation du service qu'elles fournissent, mais, de l'autre, elles ont d'une certaine manière une très grande liberté, puisqu'elles peuvent changer de plateforme, décider de leurs heures de travail et prendre d'autres décisions qui, dans le modèle traditionnel, relèvent de la hiérarchie de l'entreprise.

Nous avons réfléchi aux types de réponses envisageables et identifié trois modèles possibles.

On peut d'abord essayer d'assimiler le nouveau statut à ce qui existe, en élargissant la définition du salariat pour faire entrer dans celui-ci ou dans le statut d'indépendant les nouvelles formes d'emploi. Ce bricolage à la marge peut sans doute suffire un certain temps, car les formes anciennes ont une capacité à assimiler des statuts nouveaux, mais, si le phénomène se développe, le cadre finira par ne plus correspondre à la réalité.

La deuxième réponse possible consiste à créer un statut intermédiaire. Des propositions en ce sens ont été avancées aux États-Unis, notamment par Alan Krueger. Il s'agit de considérer ces formes de travail comme un travail soumis du point de vue des normes de fourniture de services, mais libre du point de vue de la durée du travail. En d'autres termes, des procédures de négociation collective s'appliqueraient pour le premier aspect, tandis que le second serait traité selon les principes du travail indépendant. Cette solution présente l'inconvénient d'aggraver encore un peu plus le cloisonnement de la société.

La troisième solution serait de déterminer un statut de l'actif, en trouvant des réponses qui enveloppent les situations des salariés traditionnels et des indépendants. Il s'agirait d'élaborer un droit de l'activité professionnelle et des protections sociales. Du coup, on peut repenser à certaines formes de soutien au revenu pour couvrir des situations d'intermittence. En tout cas, dans de tels modèles, la protection sociale se détache de plus en plus de l'entreprise et du statut de salarié. Cette évolution est engagée depuis près de vingt ans, mais l'idée serait d'aller beaucoup plus loin.

Cette réflexion m'incite à faire le lien avec le compte personnel d'activité, le CPA. Aujourd'hui, ce dispositif a un potentiel, mais la réalité est très inférieure. On peut concevoir le CPA comme un instrument très ambitieux, mais on peut aussi le concevoir comme se limitant à la question de la formation et de la pénibilité, avec un réceptacle de droits et peu d'autonomie pour le salarié. On pourrait en revanche imaginer un CPA qui permette à l'actif d'être beaucoup plus autonome, avec une fongibilité des droits. Le titulaire peut, à un moment donné, « tirer » sur ces droits, pour se former par exemple. Le cas typique de fongibilité serait celui où quelqu'un a droit à quelques trimestres de chômage et serait autorisé à investir une partie de ces droits dans une formation.

Aujourd'hui, les droits sont séparés les uns des autres. Évidemment, on ne veut pas en mélanger certains avec d'autres, comme les droits liés à la santé. Le CPA peut être un instrument d'information sur la santé, mais il ne peut pas servir à transformer les droits en matière de santé en un je-ne-sais-quoi. En revanche, on peut créer une fongibilité, éventuellement asymétrique, pour d'autres droits, en favorisant certains types de comportements favorables à l'emploi. On peut aussi créer des dotations - c'est une dimension de capital qui s'invite dans ce débat - pour corriger les inégalités initiales, par exemple des inégalités de formation. On peut permettre de « tirer » sur ce capital ou même envisager des mécanismes de crédit.

Si l'enjeu est la forte variabilité du revenu, c'est-à-dire son instabilité, on n'est pas obligé d'y répondre par un instrument général qui couvre toutes les phases de la même manière, mais on peut essayer de construire des instruments spécifiques à partir du problème que l'on veut traiter, qui n'est pas nécessairement la réponse à l'évolution du progrès technique.

Le CPA peut être envisagé comme un instrument qui a une mémoire. Une allocation n'a pas de mémoire ; elle n'en a que dans la mesure où l'on arrive à un épuisement des droits. Le CPA a une mémoire, il permet de savoir comment vous êtes sortis de l'école, si vous avez fait usage d'un certain nombre de droits. Il accompagne donc mieux les différentes phases de la vie. La conception de cet outil amène à développer une réflexion sur la situation des jeunes, puisque l'idée est d'accompagner la sortie de l'appareil de formation, avec des situations individuelles très différentes.

La troisième finalité envisageable pour le revenu universel est liée aux perspectives de réforme de la protection sociale et vous y avez beaucoup réfléchi. Il me semble que la recherche de clarté, de portabilité, de décloisonnement et de lisibilité est très importante dans la phase actuelle. Je suis très frappé par le doute qui pèse sur la solidarité dans la société française. On fait semblant de croire que le mot « solidarité » nous unit encore, alors qu'il nous divise assez fréquemment. Les Français ne doutent pas de leur modèle social d'une manière générale, au moins pour la santé - c'est moins vrai pour les retraites, notamment pour les plus jeunes -, mais ils sont très critiques à l'égard des mécanismes d'assistance. Deux Français sur trois jugent que notre modèle social coûte trop cher ; ils sont huit sur dix à estimer qu'il y a des abus à l'égard des aides sociales et qu'il est souvent plus avantageux de ne pas travailler que de travailler.

Que cette méfiance ne reflète pas la réalité, que les Français surestiment massivement la fraude et sous-estiment le non-recours aux droits sociaux est une évidence, mais la réalité des perceptions compte malgré tout. L'idée que les abus constituent un vrai problème est bien ancrée.

Au-delà, la complexité crée une série de situations individuelles difficiles à justifier au regard de l'équité, le rapport Sirugue l'a bien montré. Il n'y a pas de raison que l'on ait des niveaux de prestations marginalement différents, du moins avec des sous-catégories. L'objectif de simplification, de clarté, de refondation d'une sorte de contrat collectif me semble important dans la phase actuelle. Nous ne sommes pas à l'abri d'une évolution à l'américaine : aux États-Unis, l'assistance a très mauvaise réputation. Cela s'explique notamment, comme l'ont montré certains chercheurs, par le fait que les Blancs pensent qu'elle bénéficie essentiellement aux Noirs. Une telle évolution ne doit pas être exclue en France.

Ces chercheurs s'étaient demandé pourquoi l'Europe et les États-Unis, qui sont issus d'une même histoire, ont divergé sur l'assurance sociale, comme on l'a bien vu lors des débats autour de l'Obama Care. La réponse qu'ils ont donnée était que la société américaine est beaucoup plus hétérogène. Nous ne sommes pas complètement immunisés contre ce genre de risque et l'objectif de clarté, de décloisonnement, de lisibilité, qui permet de fonder sur l'équité un contrat collectif auquel les Français adhèrent, est tout à fait important.

En ce qui concerne les jeunes, la couverture de leurs risques est une vraie question aujourd'hui. Le taux de pauvreté des plus de 60 ans est de 8 % ; il est de 15 % pour les 25-29 ans et de plus de 20 % pour les 18-24 ans. On constate donc une inversion des situations relatives par rapport à ce que nous connaissions dans le passé. L'étude des dépenses de protection sociale et d'éducation montre une déformation de la structure de la dépense, en partie inévitable compte tenu de la démographie, mais qui pose une question sur l'allocation des efforts entre les jeunes et les seniors. Par comparaison, l'Allemagne a réinvesti dans l'éducation et a économisé sur la protection sociale, quand nous avons fait l'inverse.

Certains risques, comme la vieillesse et la maladie, sont très bien couverts, alors que d'autres, notamment ceux liés à l'entrée dans la vie active et à l'instabilité des revenus, sont mal couverts. Ceux qui étudient ces questions disent que cette situation ne se traduit pas dans la consommation, mais c'est parce qu'il y a beaucoup de transferts à l'intérieur des familles. Or cela signifie que nous devenons une société d'héritiers : on transforme une inégalité entre générations en un renforcement de l'inégalité sociale, ce qui n'est pas souhaitable.

Il y a donc tout un champ de questions auxquelles vous devez relier vos interrogations. Les scénarios les plus ambitieux du rapport Sirugue sont intéressants. La faisabilité immédiate des réformes de ce type est incertaine. La question est de savoir vers quoi on veut aller : une unification, une simplification. On rejoint alors certaines des propositions sur lesquelles vous travaillez.

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