Mesdames, messieurs les sénateurs, votre perspective est d'ordre pratique. Elle part d'un constat qui se trouve désormais au coeur de l'action publique, celui de la difficulté à recueillir l'assentiment de l'entièreté des citoyens, au point que notre démocratie s'apparente à certains égards à une « vétocratie » - un candidat à la primaire socialiste proposant même d'en institutionnaliser la pratique, en voulant soumettre à référendum tout texte de loi pour lequel au moins 400 000 citoyens en feraient la demande ! Une telle évolution interpelle les praticiens que vous êtes et touche au coeur des réflexions sur la démocratie.
Une réponse d'apparent bon sens serait d'ouvrir la décision publique à une participation plus grande des citoyens. Est-ce la bonne réponse ? Je ne le crois pas, et je vais tâcher d'argumenter dans ce sens. Non que je sois opposé à la participation démocratique par principe, bien au contraire, mais simplement parce que je crois qu'elle n'est pas la réponse à la demande sociale que ces critiques révèlent.
Le fond du problème, c'est que la légitimité démocratique s'est déplacée, dans un mouvement à bas bruit, dont les acteurs ne sont pas nécessairement conscients. L'élection confère une très forte légitimité de position. Vous noterez que, même avec une cote de popularité très faible, l'élu n'est pas contesté dans l'exercice de ses fonctions, comme cela s'est produit par le passé ; par exemple, même dans les partis les plus extrémistes, on ne demande pas la démission d'un président la République devenu impopulaire. Toutefois, cette légitimité de position, qui est enracinée et qui contribue largement à la pacification politique, ne donne plus la légitimité de décision. Ce constat étant plus ou moins enregistré par les protagonistes du jeu politique, on en arrive à concevoir l'élection comme un pacte sur un programme défini à l'avance, que l'élu devrait appliquer par ordonnances le plus rapidement possible, quitte à se réfugier ensuite dans son « château fort » face aux réactions prévisibles que cette méthode ne manquera pas de provoquer... Le scepticisme que l'on observe dans le camp même de ceux qui proposent une telle démarche traduit bien la perception de cette évolution. Le problème est donc la dissociation entre la légitimité de position, issue de l'élection, solidement enracinée, et la légitimité de décision, dont ne bénéficient plus ceux qui sont pourtant en position de décider, ce qui les empêche de définir des actions légitimes - on le voit dans les grandes comme dans les petites décisions effectuées par le législateur et l'exécutif.
Face à ce problème, la participation des citoyens est-elle la bonne réponse ? Je ne le crois pas, sur la base de l'analyse des expériences très nombreuses qui ont été conduites en la matière.
L'enjeu est de taille, puisqu'il s'agit de la légitimité de la représentation. En réalité, la participation récuse la capacité de la représentation à incarner la volonté populaire. Or toutes les expériences de la démocratie participative - elles sont maintenant très nombreuses à l'échelle du monde - aboutissent au même constat : la participation aux dispositifs mis en place est elle-même très minoritaire ; elle rencontre une demande de militants finalement peu nombreux, et le problème de la représentation se trouve reconduit, mutatis mutandis, puisque les participants à ces mécanismes ne sont guère plus légitimes que les représentants élus. Voilà quelques années, il n'était bruit que de la municipalité brésilienne de Porto Alegre et de son budget participatif ; jusqu'à ce qu'un politologue américain, pragmatique, ait l'idée de compter le nombre de participants à ce budget. Or à peine 3 % de la population participaient ! Ce fut une déflagration, et l'on a vu disparaître Porto Alegre de la carte des utopies politiques... De fait, cette démocratie de la représentation des militants, ou circonscrite aux populations directement concernées par les décisions, donc par le jeu des intérêts particuliers, n'est pas la réponse appropriée aux difficultés actuelles de notre démocratie.
Comment définir ce problème ? Je crois qu'il consiste en ce que la majeure partie des citoyens ne se reconnaît pas dans les décisions publiques, qu'elle ne se sent pas engagée par la loi votée au Parlement ni par les décisions du Gouvernement. Pourquoi ? Non pas parce que les citoyens n'ont pas donné leur avis, mais parce que la motivation des choix n'est pas comprise. Apparaît ici une nouvelle dimension du processus représentatif, intuitivement comprise, qui est d'ordre cognitif. En effet, les représentants ne font pas que représenter une volonté abstraite ; leur fonction est également d'établir un diagnostic des problèmes, ce qui est tout aussi important que trancher et prendre des décisions sur la base de ce diagnostic. Or, l'impasse actuelle, la crise de la démocratie que nous vivons, tient à ce facteur : la vie politique est peuplée de solutions à des problèmes qui ne sont ni posés ni compris. Elle fabrique un « marché » de solutions sans comprendre les problèmes auxquels celles-ci répondent. Les citoyens ne s'y retrouvent pas.
Le vrai problème se situe donc dans le fonctionnement même de la démocratie représentative, plutôt que dans le manque de démocratie directe - par exemple avec le référendum, qui existe déjà dans nos institutions, mais qu'on ne saurait utiliser pour répondre à toutes les questions ; un référendum sur un texte comme la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », n'aurait ainsi guère de sens. Le vrai problème me paraît résider dans ce que l'on attend de la démocratie représentative. Les citoyens élisent des représentants non pas pour qu'ils « portent » des solutions déjà écrites, mais pour qu'ils réalisent un travail, en partie explicité en amont lors de l'élection, consistant, une fois élus, à définir les termes au nom desquels les décisions vont être prises. Dans l'esprit des citoyens d'aujourd'hui, les attendus comptent davantage que les décisions elles-mêmes, lesquelles doivent relever d'un compromis en empruntant une voie moyenne entre des principes, des valeurs et des points de vue différents, mais aussi entre des écueils de différente nature.
C'est donc bien l'insuffisance des diagnostics qui illégitime les décisions publiques. Face à la « vétocratie », la part délibérative devient plus importante que la part exécutive : c'est bien de ce côté-là que réside la véritable réponse.