Nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Marcel Gauchet, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et rédacteur en chef de la revue Le Débat depuis sa création, en 1980. Je dois vous avouer qu'en tant que viticulteur, j'aime que vous vous définissiez comme un produit de la méritocratie républicaine. Vous êtes l'un des meilleurs théoriciens contemporains de la démocratie, comme en témoigne la vaste réflexion engagée dans votre ouvrage L'Avènement de la démocratie, dont le quatrième volume paraîtra tout prochainement. Un tel livre nous rappelle l'humilité que nous devons avoir dans notre mission de courte durée.
Au travers de vos écrits, vous révélez les paradoxes de notre société et de notre démocratie et tentez de les expliquer par des facteurs anthropologiques et historiques ; vous pensez que la démocratie ne se réduit pas à des institutions, mais qu'elle est aussi un état social, une nouvelle « manière d'être de l'humanité », au sein d'une « société des individus ». La liberté de l'individu ne se définirait plus par sa participation à la vie politique, mais par la possibilité qu'il a de s'en retirer, au risque de laisser dépérir les institutions démocratiques et les acteurs collectifs que sont les partis politiques et les syndicats. Alors que notre mission d'information s'interroge sur les moyens d'améliorer le fonctionnement de la démocratie représentative, de renforcer les liens de confiance entre les citoyens et leurs élus, votre point de vue va enrichir notre analyse.
Mesdames, messieurs les sénateurs, votre perspective est d'ordre pratique. Elle part d'un constat qui se trouve désormais au coeur de l'action publique, celui de la difficulté à recueillir l'assentiment de l'entièreté des citoyens, au point que notre démocratie s'apparente à certains égards à une « vétocratie » - un candidat à la primaire socialiste proposant même d'en institutionnaliser la pratique, en voulant soumettre à référendum tout texte de loi pour lequel au moins 400 000 citoyens en feraient la demande ! Une telle évolution interpelle les praticiens que vous êtes et touche au coeur des réflexions sur la démocratie.
Une réponse d'apparent bon sens serait d'ouvrir la décision publique à une participation plus grande des citoyens. Est-ce la bonne réponse ? Je ne le crois pas, et je vais tâcher d'argumenter dans ce sens. Non que je sois opposé à la participation démocratique par principe, bien au contraire, mais simplement parce que je crois qu'elle n'est pas la réponse à la demande sociale que ces critiques révèlent.
Le fond du problème, c'est que la légitimité démocratique s'est déplacée, dans un mouvement à bas bruit, dont les acteurs ne sont pas nécessairement conscients. L'élection confère une très forte légitimité de position. Vous noterez que, même avec une cote de popularité très faible, l'élu n'est pas contesté dans l'exercice de ses fonctions, comme cela s'est produit par le passé ; par exemple, même dans les partis les plus extrémistes, on ne demande pas la démission d'un président la République devenu impopulaire. Toutefois, cette légitimité de position, qui est enracinée et qui contribue largement à la pacification politique, ne donne plus la légitimité de décision. Ce constat étant plus ou moins enregistré par les protagonistes du jeu politique, on en arrive à concevoir l'élection comme un pacte sur un programme défini à l'avance, que l'élu devrait appliquer par ordonnances le plus rapidement possible, quitte à se réfugier ensuite dans son « château fort » face aux réactions prévisibles que cette méthode ne manquera pas de provoquer... Le scepticisme que l'on observe dans le camp même de ceux qui proposent une telle démarche traduit bien la perception de cette évolution. Le problème est donc la dissociation entre la légitimité de position, issue de l'élection, solidement enracinée, et la légitimité de décision, dont ne bénéficient plus ceux qui sont pourtant en position de décider, ce qui les empêche de définir des actions légitimes - on le voit dans les grandes comme dans les petites décisions effectuées par le législateur et l'exécutif.
Face à ce problème, la participation des citoyens est-elle la bonne réponse ? Je ne le crois pas, sur la base de l'analyse des expériences très nombreuses qui ont été conduites en la matière.
L'enjeu est de taille, puisqu'il s'agit de la légitimité de la représentation. En réalité, la participation récuse la capacité de la représentation à incarner la volonté populaire. Or toutes les expériences de la démocratie participative - elles sont maintenant très nombreuses à l'échelle du monde - aboutissent au même constat : la participation aux dispositifs mis en place est elle-même très minoritaire ; elle rencontre une demande de militants finalement peu nombreux, et le problème de la représentation se trouve reconduit, mutatis mutandis, puisque les participants à ces mécanismes ne sont guère plus légitimes que les représentants élus. Voilà quelques années, il n'était bruit que de la municipalité brésilienne de Porto Alegre et de son budget participatif ; jusqu'à ce qu'un politologue américain, pragmatique, ait l'idée de compter le nombre de participants à ce budget. Or à peine 3 % de la population participaient ! Ce fut une déflagration, et l'on a vu disparaître Porto Alegre de la carte des utopies politiques... De fait, cette démocratie de la représentation des militants, ou circonscrite aux populations directement concernées par les décisions, donc par le jeu des intérêts particuliers, n'est pas la réponse appropriée aux difficultés actuelles de notre démocratie.
Comment définir ce problème ? Je crois qu'il consiste en ce que la majeure partie des citoyens ne se reconnaît pas dans les décisions publiques, qu'elle ne se sent pas engagée par la loi votée au Parlement ni par les décisions du Gouvernement. Pourquoi ? Non pas parce que les citoyens n'ont pas donné leur avis, mais parce que la motivation des choix n'est pas comprise. Apparaît ici une nouvelle dimension du processus représentatif, intuitivement comprise, qui est d'ordre cognitif. En effet, les représentants ne font pas que représenter une volonté abstraite ; leur fonction est également d'établir un diagnostic des problèmes, ce qui est tout aussi important que trancher et prendre des décisions sur la base de ce diagnostic. Or, l'impasse actuelle, la crise de la démocratie que nous vivons, tient à ce facteur : la vie politique est peuplée de solutions à des problèmes qui ne sont ni posés ni compris. Elle fabrique un « marché » de solutions sans comprendre les problèmes auxquels celles-ci répondent. Les citoyens ne s'y retrouvent pas.
Le vrai problème se situe donc dans le fonctionnement même de la démocratie représentative, plutôt que dans le manque de démocratie directe - par exemple avec le référendum, qui existe déjà dans nos institutions, mais qu'on ne saurait utiliser pour répondre à toutes les questions ; un référendum sur un texte comme la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », n'aurait ainsi guère de sens. Le vrai problème me paraît résider dans ce que l'on attend de la démocratie représentative. Les citoyens élisent des représentants non pas pour qu'ils « portent » des solutions déjà écrites, mais pour qu'ils réalisent un travail, en partie explicité en amont lors de l'élection, consistant, une fois élus, à définir les termes au nom desquels les décisions vont être prises. Dans l'esprit des citoyens d'aujourd'hui, les attendus comptent davantage que les décisions elles-mêmes, lesquelles doivent relever d'un compromis en empruntant une voie moyenne entre des principes, des valeurs et des points de vue différents, mais aussi entre des écueils de différente nature.
C'est donc bien l'insuffisance des diagnostics qui illégitime les décisions publiques. Face à la « vétocratie », la part délibérative devient plus importante que la part exécutive : c'est bien de ce côté-là que réside la véritable réponse.
Votre propos va à l'essentiel, notre mission d'information s'interroge effectivement sur l'articulation des légitimités, sur les raisons qui empêchent désormais les décisions d'importance d'être prises, comme l'implantation de grands équipements ou l'adoption de réformes structurelles. Elle cherche à savoir pourquoi la décision publique a désormais tant de difficultés à être appropriée. Vous dites que nos concitoyens n'en comprennent pas les attendus. Toutefois, est-ce un problème spécifiquement français, ou bien plus large ? Est-il conjoncturel, ou bien appelé à durer ?
C'est assurément un problème général aux démocraties occidentales, plutôt que propre à notre pays ; son intensité varie toutefois selon les pays et les traditions nationales ; il se pose avec une grande acuité en France, du fait de l'idée républicaine que nous nous faisons - la France est toujours en avance pour les crises de la démocratie, pas toujours dans les solutions... L'état des lieux de cette crise dans les différentes démocraties occidentales serait d'ailleurs intéressant à conduire. La plus ancienne d'entre elles, la Grande-Bretagne, offre des exemples de blocages tout à fait édifiants : si nous ne parvenons pas à construire un aéroport à Notre-Dame des Landes, les Britanniques ne parviennent pas davantage à étendre l'aéroport d'Heathrow à Londres, pourtant saturé... Les exemples abondent également en Allemagne.
Le problème est-il appelé à durer ? Il est plus difficile de répondre à cette question. Je crois que nous assistons à un basculement du processus démocratique, comme d'autres déplacements se sont déjà produits dans l'Histoire - par exemple le déplacement de la légitimité du Parlement vers le Gouvernement, opéré au XXe siècle. Voyez le contraste entre l'évidence, pour le constituant de la IIIe République, de ce que le pouvoir appartenait au Parlement, en tant que souverain représenté, et ce qu'il en est advenu sous la Ve République. Nous assistons à un déplacement du même ordre, qui engage de nouvelles relations entre les représentants et les représentés, sous un jour inédit.
Mon éminent collègue Dominique Rousseau propose le concept de « démocratie continue », en ciblant l'intervalle des élections : nous élisons nos représentants, mais quelles relations entretenons-nous, de façon continue, avec eux entre deux élections ? La demande d'intelligibilité de la décision publique s'approfondit, de nouvelles exigences confuses apparaissent. Celles-ci ne sont, bien sûr, pas anticipées par la théorie et mettent du temps à trouver des réponses institutionnelles dans les procédures et les méthodes de la démocratie représentative.
Il nous faut donc trouver des moyens de traduire ces exigences, à partir de solutions relevant d'une invention collective ou d'une offre politique nouvelle. Nous le voyons bien, une carrière s'ouvre aux entrepreneurs politiques qui, même s'ils se présentent parfois sous un jour désagréables, tendent à proposer une offre adaptée à la demande. C'est là une évolution en profondeur de la démocratie, que nous devons anticiper, ou bien la discordance entre les élus et le peuple s'accentuera - et l'on sait d'expérience qu'il n'en ressort jamais rien de bon.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur les notions de démocratie représentative, de démocratie participative et de démocratie continue ? Nous avons entendu des arguments contre la démocratie dite « participative », en particulier l'asymétrie de position entre ceux qui participent souvent et ceux qui ne participent pas. Nous le constatons sur le terrain, par exemple dans les conseils de quartier, où ce sont toujours les mêmes personnes qui s'expriment et qui reposent toujours sur les mêmes logiques de voisinage. Cependant, tous les mécanismes de démocratie participative sont-ils frappés des mêmes maux ? Je pense aux panels, aux conférences de consensus, aux mécanismes de tirage au sort : n'y a-t-il pas des moyens d'objectiver ces démarches et de réconcilier démocratie représentative et démocratie participative ?
Il faut être ouvert à un large échantillon de solutions. Ce que l'on a fait de mieux en matière de démocratie représentative est le sondage délibératif, mis au point par le politologue américain James Fishkin. Il s'agit de recueillir l'avis d'un panel représentatif, après une délibération éclairée par des experts pluralistes permettant à ses membres de s'approprier les arguments en présence. Les résultats sont remarquables, plus satisfaisants que les consultations binaires des autres sondages. Toutefois, cela ne suffit pas. Ces sondages, lorsqu'ils sont publiés, constituent généralement un élément d'information parmi d'autres. Il en va différemment si un représentant, pourvu de la légitimité que procure l'élection, se saisit des conclusions du sondage. Celles-ci acquièrent alors un autre statut. Les citoyens ne veulent pas être simplement entendus, ils veulent l'être de leurs représentants ! Ils attendent de ces derniers une élucidation des problèmes avec un diagnostic, une connaissance et une définition des enjeux.
Il y aurait donc une double appropriation : d'abord la délibération informée des citoyens, puis celle des représentants qui, ainsi éclairés, décident ?
En effet. Ce sont deux étapes différentes.
Beaucoup critiquent l'insuffisance du travail en amont d'une loi (évaluation, étude d'impact) et l'insuffisance de contrôles de son application en aval. Le renforcement de l'évaluation et du contrôle accroîtrait-il la légitimité démocratique ?
C'est important, en effet, mais l'essentiel réside dans l'élaboration d'un diagnostic partagé. J'ai été frappé que, lors de la discussion de la loi « travail » du 8 août 2016, personne ne fasse le lien avec le rapport de Louis Gallois sur la compétitivité, publié en novembre 2012, en réponse à une commande du Gouvernement. Ce rapport, très dur, avait été accueilli de manière presque consensuelle. Puis, il a été oublié et personne n'a fait le lien avec cette loi, qu'il annonçait pourtant par certains éléments de diagnostic. Ce décalage dans le temps entre la publication d'une information et les conclusions que l'on en tire est saisissant.
De même, traditionnellement, deux visions s'affrontent sur l'école : les uns souhaitent davantage d'enseignants, d'autres plus d'autonomie pour les établissements. Mais existe-t-il un état des lieux sur les raisons de la dégradation de notre système scolaire et les moyens d'y remédier ? Périodiquement, on attend une solution miracle - aujourd'hui, c'est le numérique -, mais les problèmes ne sont pas identifiés. La publication de l'enquête Pisa, issue du « programme international pour le suivi des acquis des élèves », constitue chaque année un psychodrame. Alors que l'administration française connaît les paramètres du test, elle ne veut pas pour autant les divulguer pour ne pas fausser les résultats. Or, dans d'autres pays, ils sont pourtant publiés et les enseignants peuvent ainsi mieux préparer leurs élèves...
Pourquoi ne débat-on pas de ce sujet au Parlement ? Pourquoi les partis politiques ne développent-ils pas leur expertise sur ces sujets afin de sortir de l'affrontement entre des solutions auxquelles personne ne croit, car elles dérivent d'une philosophie générale, sans lien spécifique avec le problème posé ? Voilà un exemple d'un débat dans l'impasse, faute d'un diagnostic préalable. Les citoyens attendent de la représentation un tel diagnostic.
Je suis un fervent partisan de l'expérimentation. Cependant, tout dépend de la manière dont celle-ci est effectuée. Une expérimentation bien faite doit révéler l'écart entre les intentions, les anticipations et la réalité, ainsi que mettre à jour les résistances cachées ou les blocages. Elle ne doit pas être limitée à un cercle d'initiés, sinon elle court le risque d'être vite enterrée. Elle doit être publique et faire l'objet d'une véritable discussion.
On demande beaucoup aux hommes politiques de simplifier, alors que la société est confrontée à des problèmes complexes. L'humilité n'est-elle pas d'expliquer les complexités, de les assumer ? Ou bien la nature humaine a-t-elle horreur de la complexité ?
En tout cas, il est dans la nature de la pensée humaine de rechercher l'économie des moyens dans l'intelligibilité des choses.
La notion de complexité me laisse perplexe. On ne doit pas confondre, dans une loi, les principes généraux, qui sont clairs, et les mesures techniques qui peuvent être plus complexes. Leur intrication est source de confusion. Souvent, la complexité est un rideau de fumée pour dissimuler des compromis non avoués. Certes, le niveau d'information des citoyens a considérablement augmenté, et l'on ne peut que s'en féliciter. Aussi, de plus en plus d'acteurs peuvent faire entendre leur voix quand des décisions les concernent. Faut-il parler pour autant de complexité ? Je n'en suis pas certain. En tout cas, il s'agit de parvenir à des compromis. Et la pire manière de le faire est de se cacher derrière une complexité de langage ou de dispositions qui masquent le sens de la décision.
Le sens est simple, l'application plus compliquée. Le droit est par nature complexe, car il met en forme les relations entre des groupes aux idées et aux intérêts divers. Il appartient au législateur d'expliciter les principes et de les dissocier des mesures techniques.
Vous avez parlé du basculement de la légitimité du Parlement vers le pouvoir exécutif, ce que nous vivons quotidiennement. N'est-ce pas aussi lié à l'instauration du quinquennat et à l'inversion du calendrier électoral ? Voire, plus fondamentalement, à la pauvreté de l'idéologie politique, c'est-à-dire au manque de propositions ? Les citoyens souhaitent un diagnostic partagé et un lien direct avec leurs représentants. En même temps, le représentant est lié à un groupe politique, dont il est tributaire.
Il y a une contradiction entre les missions attribuées au président de la République dans nos institutions et sa capacité à apporter des réponses. La demande croît, la réponse décroît ! La psychologie des personnes joue, certes, mais il s'agit avant tout d'un problème institutionnel, et le même problème se posera pour le prochain chef de l'État. Nous sommes typiquement dans un cas d'impasse bonapartiste : la réponse spontanée serait de renforcer les prérogatives de l'exécutif, alors qu'il faut au contraire le désencombrer ! Il faut aussi souligner l'épuisement du discours politique, qui oscille de façon spectaculaire entre des programmes démesurés, catégoriels, qui peuvent aller jusqu'à mille pages - à cet égard, nous avons franchi un seuil avec la primaire de la droite ! - et la réduction de la vision politique à des valeurs, dont la définition est par nature élastique.
La légitimité du pouvoir démocratique repose sur la capacité des citoyens à se reconnaître dans l'action menée. La délégation ne suffit pas. L'essentiel est l'effet de miroir entre l'action des représentants et les problèmes que le citoyen identifie, peu importe qu'il soit d'accord ou non. La lisibilité de l'action menée est primordiale. La « pulvérisation » de mesures dans des programmes pas toujours cohérents et l'évocation de valeurs vagues et partagées - nous sommes dans ce que j'appelle l'ère du « monothéisme des valeurs » -, donne une impression de confusion, d'enlisement dans des microdécisions dont la cohérence globale n'apparaît pas, et finalement d'impuissance à définir un projet structuré.
L'abstention élevée ne remet-elle pas en cause la légitimité des élus ? Faut-il changer le mode de scrutin ? Les élus représentent-ils bien la société ? Au Sénat comme à l'Assemblée nationale, on compte très peu d'ouvriers, de salariés, d'entrepreneurs...
La représentativité repose-t-elle sur des facteurs sociologiques ? En partie seulement. Certes, il serait choquant que le Parlement soit composé uniquement d'hommes, alors que la société est faite pour moitié d'hommes et de femmes. La parité a réglé la question et ne fait plus débat. Toutefois, une assemblée dont la composition sociologique refléterait exactement celle de la société serait-elle nécessairement regardée comme plus représentative ? Je ne le crois pas. L'important n'est pas tant le nombre d'ouvriers siégeant au Parlement que le fait que les préoccupations de ces derniers soient traitées. Il n'y avait guère d'ouvriers au XIXe siècle à la Chambre des communes britannique, pourtant celle-ci s'est distinguée par des rapports remarquables sur la révolution industrielle et sur le prolétariat, dont Karl Marx s'est d'ailleurs inspiré... Et elle bénéficiait d'une légitimité reconnue. La dimension cognitive de la représentation, sa capacité à donner un écho aux problèmes de la société, est fondamentale. Il faut donc panacher les solutions, pour répondre à des exigences contradictoires.
Il en va de même pour les modes de scrutin. Aujourd'hui, le tripartisme de fait de notre pays pose, à l'évidence, la question de la représentativité des assemblées. Faut-il pour autant passer au tout proportionnel, à une démocratie à l'israélienne ? Non plus ! Le scrutin majoritaire a des avantages, qu'il faut conserver. Il faut trouver le bon équilibre. Réduire la représentativité à une question sociologique emporte le risque grave de réduire les représentants au rang de porte-parole de groupes particuliers. Au contraire, un élu doit s'élever au-dessus des intérêts particuliers et se prononcer au nom de l'intérêt général. Sinon, autant remplacer les élus par des lobbyistes professionnels !
Voyez les États-Unis, où elle atteint des niveaux bien supérieurs aux nôtres, sans que le problème de légitimité s'en trouve accentué pour autant, ni que les représentants s'en trouvent plus mal vus que chez nous. Sauf à faire du vote une obligation, la question paraît impossible à trancher. Ce qui nous rend l'abstention insupportable, c'est l'idée qu'il y aurait des citoyens actifs et des citoyens passifs, comme nous en avons connu dans le passé. Toutefois, des citoyens volontairement passifs sont-ils véritablement passifs ? Certains évoquent un système paritaire de fait, d'autres regardent le corps électoral comme un panel d'opinion, globalement représentatif. La question est ouverte. Personne ne peut véritablement la trancher sauf, encore une fois, à rendre le vote obligatoire, ce qui me paraît défendable - sans que je garantisse cependant l'efficacité d'une telle mesure.
Deux élections donnent lieu à une forte participation, l'élection du président de la République et celle du maire ; il semble que plus on s'éloigne du citoyen, plus la participation diminue. Pourquoi ?
Effectivement, et l'élection présidentielle présente un paradoxe : quel personnage public est-il plus éloigné des citoyens que le président de la République ? La clef, me semble-t-il, est dans ce que le citoyen perçoit de la capacité qu'a l'élu de décider de quelque chose. Dans les faits, on voit que nos concitoyens connaissent mal nos institutions. Des enquêtes montrent qu'ils sont nombreux à ne pas savoir dans quelle région ils vivent - et, même, que la majorité des Franciliens ne savent pas dans quel canton ils habitent... Dès lors que le système n'est pas compris, la mobilisation est faible.
Vous nous dites, si je comprends bien, que la communication fait défaut. Pensez-vous que les pouvoirs publics devraient se servir davantage des outils numériques ?
Le sujet mérite une véritable réflexion. Je crois que la mise à disposition des données détenues par les administrations constituerait une petite révolution bienvenue : l'État détient une somme d'informations considérable, mais il les garde encore beaucoup pour lui. L'expérience montre que, quand ces données sont rendues publiques, elles sont beaucoup consultées et que la décision civique s'en trouve confortée. Cette information concrète est une façon de rompre avec l'ésotérisme tout à fait déplorable des diverses assemblées départementales et régionales, sans même parler de l'échelon européen. Cela me fait penser à l'ambiguïté d'un argument utilisé pendant les dernières élections régionales : on expliquait qu'il fallait absolument voter parce qu'il s'agissait d'élections déterminantes mais on présentait, dans le même temps, des programmes qui ne faisaient qu'énumérer des mesures tout à fait ponctuelles. À l'échelon européen, on change encore de dimension : combien de citoyens français sont-ils en mesure de citer ne serait-ce qu'une décision du Parlement européen depuis son renouvellement ?
Pour le président de la République, c'est tout autre chose. On le voit à la télévision, il parle quand un événement important se produit ; le citoyen voit ce qui se passe. De fait, tout ce qui peut améliorer l'information sur les choix effectués va dans le bon sens. L'enquête publique constitue, a contrario, une procédure tout à fait dépassée - qui n'a de public que le nom, tant elle est affaire d'initiés, alors qu'elle mobilise des moyens importants et qu'elle joue un rôle essentiel à l'échelon local. Cette procédure pourrait être considérablement améliorée, sans bouleversement majeur, au moyen du numérique.
Ne pensez-vous pas que le mode d'élection joue aussi ? On le voit au Parlement européen, où le scrutin proportionnel fait que l'on peut devenir député européen en étant simplement recasé par un parti politique et sans se sentir du tout redevable vis-à-vis des citoyens de l'action menée - et d'ailleurs bien peu de nos compatriotes savent qui sont leurs députés européens.
S'agissant de la représentativité des élus, que pensez-vous de la spécialisation sectorielle que l'on observe partout ? Au Sénat même, ne siègent quasiment que des femmes à la Délégation aux droits des femmes ; quand on est un professionnel du droit, on se retrouve à la commission des lois, quand on est un médecin ou un pharmacien, à la commission des affaires sociales, quand on est un enseignant, à la commission de la culture... N'est-ce pas là un travers qui, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, induit les parlementaires à aborder les questions par leur aspect technique, plutôt que politique ?
Effectivement, il semble que les élus européens se considèrent comme des envoyés en mission de l'Europe plutôt que comme des médiateurs entre l'Union européenne et les citoyens, ce qui appelle réflexion.
Votre seconde question touche à celle, tout à fait décisive, de l'articulation entre la compétence et l'intérêt général dans la représentation nationale ; elle a couru tout au long du XIXe siècle, où l'idée de compétence a longtemps justifié le suffrage censitaire, les analphabètes étant jugés indignes de voter. Et elle est encore d'actualité, quand on voit la spécialisation élevée des commissions parlementaires ou, encore, le reproche en incompétence qui est régulièrement fait, par les milieux professionnels, aux ministres qui prennent leurs fonctions. Je crois qu'un panachage est bienvenu, entre des spécialistes et des généralistes qui s'appuient sur le bon sens. Il faut trouver un point d'équilibre, parce que l'on ne peut plus être dans la spontanéité et des compétences sont nécessaires. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que l'important, en démocratie, c'est le terrain d'entente.
Quant à la notion d'information, elle est à manier avec prudence. Il ne faut pas qu'elle s'apparente à de « l'information propagande », un genre largement pratiqué par les assemblées locales, qui publient régulièrement des plaquettes expliquant tout le bien qu'il faut penser de leur action. Il faut, en revanche, mettre à disposition des citoyens les informations précises qui leur permettent de s'approprier les termes de la décision publique.
Les citoyens reprochent souvent aux élus d'être éloignés des réalités. Est-ce dû à une certaine professionnalisation de la politique ?
Dans le baromètre de la confiance politique du Cevipof, quelque 89 % des sondés estiment que les hommes politiques ne tiennent pas compte des problèmes de la vie quotidienne. Vous posez donc une question brûlante ! Les hommes politiques sont perçus comme des privilégiés. Toutefois, l'essentiel, selon moi, est une affaire de discours. Une expérience politique saisissante vient ainsi d'avoir lieu : l'élection présidentielle aux États-Unis. M. Donald Trump a été élu parce que les Américains ont eu le sentiment qu'il parlait comme eux. Lors des débats télévisés, le contraste était saisissant entre son niveau de discours, très faible, et celui, élaboré et sophistiqué, de Mme Hillary Clinton qui manipulait, par ailleurs, considérablement la langue de bois.
Même si cette dernière apparaissait plus convaincante aux initiés, il n'en demeure pas moins que les Américains se sont reconnus davantage dans le discours de M. Donald Trump, suffisamment en tout cas pour permettre à ce dernier de rattraper son retard initial.
Les citoyens veulent retrouver l'écho de leurs préoccupations dans le discours politique. Or celui-ci, par nature, procède par euphémismes, car il est destiné à parler à tout le monde, à ne blesser personne, ce qui n'a rien de coupable d'ailleurs. Toutefois, ce langage est déphasé face aux évolutions sociales récentes. Il convient alors d'inventer un nouveau discours politique pour exprimer ces dernières. Par exemple, alors que les gens sont exaspérés face aux « incivilités » - bel euphémisme - qui affectent la qualité de leur vie quotidienne, ce sujet n'est guère évoqué dans la parole publique, sinon sous la forme d'un discours très enrobé. Les gens ont alors le sentiment que les élus ne vivent pas les mêmes choses qu'eux, même si ce n'est pas vrai. Cela vaut aussi pour l'immigration, l'éducation ou le travail. L'une des erreurs du Gouvernement avec la loi « travail » du 8 août 2016 a été de ne pas donner le sentiment de répondre aux réalités du monde du travail, qui a fortement évolué et n'a plus rien à voir avec le prolétariat du siècle dernier. L'une des fonctions des représentants politiques est d'inventer un langage dans lequel la société puisse se reconnaître, tout en restant respectueux et digne ; un langage qui mette un mot sur les problèmes, sans blesser ni stigmatiser.
Absolument. En effet, si personne ne le fait, d'autres exploiteront cet écart en tenant un langage indigne et violent, potentiellement dangereux. M. Donald Trump a réussi grâce à cette transgression. Hier, un musicien de jazz de retour des États-Unis m'a exprimé sa stupeur face au nombre de ses collègues musiciens, afro-américains ou latino-américains, ayant voté pour Donald Trump. Mais ce dernier a notamment su exprimer le ras-le-bol des citoyens confrontés à l'insécurité quotidienne dans certains quartiers. Peu importe ses écarts de langage, il est apparu comme vrai.
Le paradoxe est que ceux qui ont le plus protesté contre la réforme des modalités de dialogue social dans l'entreprise par la loi « travail » de 2016, sont ceux qui le pratiquent au quotidien dans l'entreprise.
Le diagnostic est essentiel. Il faut savoir identifier les enjeux et les expliquer.
Cette loi sur le travail illustre une situation inextricable, où il était impossible de s'entendre sur les enjeux du débat. Les deux points essentiels étaient clairs : d'une part, est-il vrai que les patrons n'embauchent pas parce qu'ils craignent de ne pas pouvoir licencier ? D'autre part, comment se passe la négociation dans l'entreprise ? Personne n'était capable de répondre !
Alors que plus de 70 % des Français ont une bonne impression des patrons des petites et moyennes entreprises...
Le décalage est impressionnant. Le rôle de la représentation politique est justement de dépasser ce décalage.
Monsieur Gauchet, mes chers collègues, je vous remercie.
La réunion est close à 15 h 00