Intervention de Hubert Carré

Commission des affaires économiques — Réunion du 4 avril 2017 à 14h35
Audition de M. Hubert Carré directeur général du comité national des pêches maritimes et des élevages marins cnpmem de M. Thierry Missonnier directeur du fonds régional d'organisation du marché du poisson « from nord » et du pôle aquimer et de Mme émilie Gélard juriste au cnpmem également en charge des relations publiques et de la communication

Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) :

Je vous remercie de nous accueillir. Effectivement, le Brexit est un sujet de préoccupation, et même un séisme.

Au préalable, je vous prie d'excuser l'absence du président Gérard Romiti, retenu par d'autres obligations, notamment environnementales, autre sujet majeur de préoccupation.

Avec Thierry Missonnier et Émilie Gélard, nous ferons un point exhaustif sur l'enjeu que représente le Brexit.

Le CNPMEM, dont je suis le directeur général, représente et défend les intérêts des pêcheurs - du pêcheur à pied professionnel qui ramasse des coquillages sur l'estran jusqu'à l'armateur qui arme des thoniers pour pêcher dans l'océan Indien. L'éventail est donc assez large.

La problématique qui nous intéresse actuellement, c'est celle du Brexit. On dit toujours que les pêcheurs sont un peu paranoïaques et qu'ils imaginent le pire. Non, nous essayons de l'anticiper pour mieux nous y préparer. Avant même les résultats du référendum britannique, nous avions de sérieuses raisons de penser que les électeurs britanniques se prononceraient en faveur du Brexit. Il n'y avait qu'à lire la presse britannique, qui relayait les revendications très fortes des pêcheurs sur leurs zones de pêche et leurs poissons.

À une époque, Margaret Thatcher disait : « I want my money back ! » Les pêcheurs disent plutôt : « I want my fish back ! » Cette revendication repose sur une erreur ou un oubli historique : les pêcheurs britanniques sont persuadés que le déclin de leur filière, de leurs ports et la disparition de leur flottille résultent de la politique commune de la pêche qui aurait été trop dure à leur encontre, et, surtout, qu'ils auraient été les victimes d'un pillage éhonté de la part des flottilles européennes. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il faut se replacer dans le contexte des années 1950, bien avant la politique commune de la pêche, qui date de 1983 : celui de la fameuse guerre de la morue. Après la guerre, les pays avaient décidé unilatéralement d'accroître leurs eaux territoriales en passant de 12 à 24, puis 50 nautiques. L'Islande a décidé, dans les années 1950, de porter sa zone économique à 50 nautiques, puis a surfé sur le mouvement général entériné par l'Organisation maritime internationale en 1983 avec la convention de Montego Bay étendant les zones économiques à 200 nautiques.

Vous imaginez bien que porter la zone de pêche des Islandais à 200 nautiques empiétait sur celles des Britanniques, qui ont été de fait exclu de leurs propres zones de pêche, entraînant la disparition d'une bonne partie de leur filière.

Dans le discours des représentants des pêcheurs britanniques et d'un certain nombre de pro-Brexit, cet événement est occulté pour braquer les feux sur la politique commune de la pêche et sur l'Union européenne. Il ne faut pas qu'ils se trompent de cible et il ne faut pas, dans le cadre des négociations à venir, que les pêcheurs français subissent une double peine.

Cette extension des zones économiques à 200 nautiques explique la décision des États européens de mettre en commun leurs propres zones.

En ce moment, on entend beaucoup parler de l'Espagne avec Gibraltar ; la même question se pose avec les îles anglo-normandes : les Britanniques pensent qu'ils peuvent pêcher jusqu'à l'intérieur de la baie du Mont-Saint-Michel, ce qui n'est pas le cas en vertu d'un accord international.

Le CNPMEM a-t-il pu chiffrer l'incidence du Brexit ? La direction des pêches maritimes et de l'aquaculture du ministère et FranceAgriMer l'ont fait et nous ont fourni un certain nombre de données.

Je veux citer quelques chiffres.

La filière française de la pêche représente en France 48 000 emplois. Notons 18 000 pêcheurs, 4 500 navires en France métropolitaine, 60 ports de pêche, 600 entreprises de mareyage et de transformation, 2926 poissonneries, 12 organisations de producteurs.

Les régions Hauts-de-France, Normandie et Bretagne ne seront pas seules affectées ; toute la façade atlantique le sera. Si toute l'activité est concentrée dans les eaux britanniques, beaucoup de leurs camions circulent sur le territoire français et font vivre les entreprises de transformation françaises.

De même, si les navires français n'ont plus la possibilité de se rendre dans les eaux britanniques, ils ne disparaîtront pas pour autant : ils se reporteront vers d'autres zones, jusqu'à présent fréquentées uniquement par des Français. Si les Normands osent aller jusqu'à Saint-Jean-de-Luz, dans le golfe de Gascogne, cela pourrait créer quelques difficultés !

Plus sérieusement, ce problème de report est d'autant plus compliqué que, avec la politique commune de la pêche, on a un système d'antériorité de droits encadré par des licences. Par analogie, un chauffeur de taxi de Lille ne peut pas aller exercer son activité à Marseille.

La France est le troisième pays européen dans le secteur des produits de la pêche et de l'aquaculture, avec 12 % de la production européenne, soit, en 2015, 208 000 tonnes, pour une valeur de 695 millions d'euros. Le marché des produits de la mer, en termes de consommation, pèse 7 milliards d'euros.

En excluant la crevette et le saumon, les produits issus de la pêche française sont à égalité avec les produits importés dans la consommation des Français. Si l'on y ajoute la crevette et le saumon, la part des produits importés dans la consommation monte à 85 %. Or on n'a jamais mangé autant de produits de la mer en France depuis une quinzaine d'années, soit 34 kilogrammes par an et par habitant.

L'aquaculture, ce sont 15 fermes aquacoles, d'à peu près 15 hectares en moyenne - à Madagascar, ces fermes peuvent atteindre 1 000 hectares -, pour une production d'environ 5 000 tonnes.

Le Royaume-Uni représente 23,6 % du tonnage global européen, soit 613 000 tonnes pour un total de 2,6 millions de tonnes. Il pêche à 80 % dans ses eaux, c'est-à-dire qu'il est quasi indépendant des autres États membres, sauf pour la plie, les pêcheurs britanniques ayant l'habitude de s'approvisionner sur les côtes françaises, belges et hollandaises.

Le reste de la flotte européenne dépend des eaux britanniques à hauteur de 33 % en volume et de 25,4 % en valeur. La flotte des 27 États membres capture environ 676 000 tonnes de poissons dans les eaux du Royaume-Uni pour une valeur de 604 millions d'euros. C'est effectivement ce calcul économique et financier que font les pêcheurs britanniques en expliquant que si l'on interdit les eaux britanniques aux flottilles européennes, cette richesse leur reviendra. C'est un pari sur l'avenir et c'est une donnée importante dans le cadre de la future négociation sur le Brexit, d'autant que la capacité de production de la France dépend du Royaume-Uni à hauteur de 24 % - cette dépendance est de 39 % pour le Danemark, 40 % pour les Pays-Bas, 37 % pour l'Irlande, 45 % pour la Belgique et 30 % pour l'Allemagne.

Tout à l'heure, Émilie Gélard vous dira un mot de la coalition mise en place au niveau européen.

Si les Britanniques, du jour au lendemain, devaient fermer leurs eaux, la perte de revenus pour la flottille européenne serait de l'ordre de 50 %. Comme la rémunération des équipages se fait en fonction du niveau des prises, l'incidence sur les salaires serait de l'ordre de 15 %. Au séisme économique et financier s'ajouterait un séisme social. C'est pourquoi il faut dès à présent alerter tous les représentants français et européens sur les conséquences qu'aurait un Brexit mal négocié.

Lorsque nous avons pressenti que le Brexit avait des chances de passer, nous avons écrit une lettre au Premier ministre pour l'alerter et lui expliquer que l'un des seuls enjeux géographiques du Brexit, hormis celui de l'espace aérien, qui obéit à d'autres contraintes, c'était celui de l'espace maritime, qui serait alors un enjeu majeur, et que nous ne voulions pas que la pêche soit une variable d'ajustement.

Encore un point d'histoire : la pêche a toujours été le grain de sable qui a empêché certains pays d'adhérer à l'Union européenne - la Norvège, l'Islande. Quand les Islandais, voilà sept ou huit ans, sont venus nous voir pour nous dire qu'ils voulaient adhérer à l'Union européenne, nous leur avons dit que nous étions d'accord à la condition que nous puissions aller pêcher dans leurs eaux, ce à quoi ils étaient tout à fait opposés. Idem pour le Groenland, qui a quitté l'Union européenne pour des raisons liées à la pêche.

Nous ne voulons pas que les négociateurs du Brexit, considérant que les questions liées à la pêche sont très compliquées et source de tensions, les mettent de côté et les réservent à un accord particulier. Il n'y aurait là rien de plus dangereux. Dans ce cas, la filière française sera perdante. Pour reprendre les mots d'Angela Merkel, nous ne voulons pas d'un Brexit « à la découpe » qui segmenterait les questions des plus simples aux plus compliquées - en l'occurrence, celle de la pêche, notamment -, pour les renvoyer à un autre accord. Ce sont les principaux bénéficiaires qui en feraient les frais.

Nous voulons que la pêche soit mise au-devant des négociations et puisse être non pas une variable d'ajustement, mais un enjeu majeur de la négociation sur le Brexit.

Avant de laisser la parole à Thierry Missonnier, je signale que le pêcheur boulonnais entre dans les eaux britanniques 30 minutes après avoir quitté le port de Boulogne-sur-Mer.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion