Intervention de Gilbert Roger

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 mai 2017 à 15h00

Photo de Gilbert RogerGilbert Roger, co-président du groupe de travail « Les drones dans les forces armées :

Monsieur le président, mes chers collègues, les drones sont aujourd'hui au coeur de tous nos dispositifs opérationnels, mais l'enjeu n'est pas seulement militaire : il est aussi industriel et touche à la souveraineté.

L'Europe dispose de toutes les compétences nécessaires au développement de toutes les composantes des drones et de tous les types de drones.

On l'oublie souvent, mais l'histoire des drones est presque aussi ancienne que celle de l'aviation, et les premiers projets ont été développés en France, à la fin de la Première Guerre mondiale, sous l'impulsion de celui qui était d'ailleurs alors président de la commission sénatoriale de l'armée : un certain Georges Clemenceau !

Dès les années 1930, les services techniques français furent critiqués pour le retard pris dans le domaine de ce que l'on appelait alors « l'aviation automatique », alors que des tests précurseurs avaient été réalisés.

De fait, ce sont ensuite les États-Unis et Israël qui ont développé cette technologie et engagé les premiers drones lors des guerres du Vietnam et du Kippour, puis de façon systématique depuis la première guerre du Golfe.

L'Europe a donc eu largement le temps de voir venir l'essor des drones.

S'agissant des drones tactiques et des petits drones, des industriels français sont effectivement en pointe. Un véritable savoir-faire et des compétences ont été développés pour permettre de répondre aux besoins de l'armée de Terre, qui a été pionnière dans ce domaine.

Je donnerai quelques illustrations de la vitalité de l'industrie française des drones.

S'agissant des drones tactiques, au bénéfice de l'armée de Terre, le choix a finalement porté sur le Patroller de Safran Electronics & Defense pour succéder au système Sperwer du même industriel : plus de vingt-cinq sociétés françaises de très haute technologie concourent à la fabrication du Patroller, qui devrait permettre de créer environ 300 emplois qualifiés par an en France.

S'agissant des petits drones de renseignement, l'appel d'offres lancé en 2015 a été récemment attribué à Thalès pour 35 systèmes de type Spy Ranger, également développés en coopération avec des PME françaises. Thalès est un leader européen dans le domaine des mini-drones et des drones tactiques avec le Watchkeeper, qui est numéro un en Europe et qui équipe en particulier l'armée britannique.

En ce qui concerne les drones hélicoptères, c'est-à-dire à décollage et atterrissage verticaux - dits « drones VTOL » -, je souhaite mentionner des études d'Airbus Helicopters à l'intention des marines, qui ont aussi besoin de drones tactiques. Toutes les marines de premier rang sont aujourd'hui demandeuses de ce type de systèmes, d'où un important potentiel d'exportation. Malheureusement, pour ce qui concerne la France, le programme SDAM de systèmes de drones aériens pour la marine, développé notamment au profit des futures frégates de taille intermédiaire, demeure au stade de l'initialisation, l'acquisition de cette capacité ayant été reportée au-delà de 2025. Nous souhaitons la relance de ce programme.

Enfin, comment ne pas évoquer la position de l'industrie française en matière de drones civils, nés du transfert des savoir-faire et des technologies des drones militaires ? Cette industrie est la première en Europe et compte un leader mondial : Parrot. Le chiffre d'affaires des drones professionnels en France progresse chaque année de 20 % à 30 %.

Ces drones civils ne sont pas hors sujet ; disponibles « sur étagère », ce qui n'exclut pas de faire des adaptations, ils pourraient en effet être utiles à nos armées. Leur faible coût permet d'envisager l'achat de volumes importants. Nous préconisons donc que chaque unité de l'armée de Terre puisse s'équiper de ce type de drones, qui sont susceptibles de répondre rapidement aux besoins en contournant la longueur des procédures de la Direction générale de l'armement (DGA). Daech ne se prive pas d'ailleurs d'utiliser des drones du commerce que, pour notre part, nous nous interdisons d'acheter.

J'en viens maintenant aux drones MALE, pour lesquels, vous l'aurez compris, le constat est plus nuancé.

Pourquoi nous faut-il un drone MALE européen ? La France a, dès le départ, tardé à s'équiper de ce dispositif, dans le cadre d'un programme dit « intérimaire », le Harfang, issu d'une coopération franco-israélienne. Le Harfang fut livré à un coût quatre fois supérieur à celui qui était initialement prévu et avec cinq ans de retard. C'est sous la pression de la situation en Afghanistan que le programme a fini par aboutir, notamment après l'embuscade d'Uzbin ; celle-ci a contribué à la prise de conscience de l'urgence qu'il y avait à déployer ce type de système pour protéger la vie de nos soldats.

Le bilan du Harfang est aujourd'hui très positif ; il a en effet permis à l'armée de l'air d'accumuler de l'expérience dans le domaine des drones MALE lors de ses déploiements en Afghanistan, en Libye et au Sahel, ainsi que lors de son utilisation à des fins de sécurité intérieure sur le territoire national. Le Harfang doit être retiré du service à la fin de cette année. Il nous semble toutefois qu'il serait utile d'étudier la possibilité d'une remise à niveau de cet appareil, en vue d'une éventuelle prolongation de sa durée de vie.

Comme l'a remarqué notre collègue Daniel Reiner lorsqu'il a présenté un bilan du Harfang à notre commission il y a trois ans, cette expérience n'a, hélas, pas permis l'émergence à long terme d'une filière nationale ou européenne de drones MALE, malgré la « francisation » du drone. Pourtant, elle avait déjà démontré le caractère indispensable d'une filière souveraine, une partie des retards ayant été attribuables au refus des États-Unis d'autoriser l'utilisation de certains composants. Le développement d'une filière européenne de drones MALE est aujourd'hui toujours un enjeu industriel et de souveraineté.

L'enjeu économique et industriel est évident, quoique difficilement chiffrable. Une projection crédible de l'impact en emplois de ce type de filière ne pourra être disponible que lorsque l'organisation industrielle et les perspectives d'export de l'actuel projet de drone MALE européen seront consolidées. Ces perspectives d'export seront, en tout état de cause, contraintes par le régime de contrôle multilatéral de la technologie des missiles (MTCR) qui est applicable pour ce type de drone armable. Le marché n'est donc pas comparable à celui de General Atomics, qui représente plus de 10 000 emplois en Californie.

Toutefois, le drone européen représente des opportunités importantes, tant pour le vecteur que pour les capteurs, et permettra de prolonger des séries développées au titre d'autres programmes, avec des retombées technologiques diffuses dans de multiples secteurs.

L'enjeu de souveraineté est primordial et trop méconnu. Notre dépendance à l'égard des États-Unis est aujourd'hui très grande, à de multiples titres. La décision a été prise au cours de l'été 2013 d'équiper l'armée de l'air de drones Reaper, fabriqués par l'industriel américain General Atomics et disponibles « sur étagère », étant donné les volumes produits pour l'armée américaine.

Cette décision devait être prise eu égard à l'urgence des besoins dans la bande sahélo-saharienne ; le projet concurrent de drone israélien Heron TP « francisé » n'aurait pas permis de répondre à ces besoins dans les délais requis. Notre commission avait d'ailleurs émis les plus grands doutes quant à sa pertinence financière et militaire.

Toutefois, le choix en urgence du Reaper a eu pour conséquence l'absence de maîtrise sur la maintenance et sur l'architecture des systèmes, ainsi que sur la formation et sur l'emploi de nos drones.

En ce qui concerne la maintenance, pour raccourcir les délais de livraison, l'US Air Force a autorisé une ponction sur la chaîne de production de systèmes initialement prévus pour son usage, donc au standard « block 1 », celui des deux premiers systèmes livrés à la France. En conséquence, les techniciens français n'ont pas accès à ces systèmes, dont la maintenance ne peut être effectuée que par l'industriel américain, présent sur site.

À propos de l'absence de maîtrise de l'architecture des systèmes, je veux citer l'exemple de l'acquisition d'une charge utile de renseignement d'origine électromagnétique (ROEM), prévue par la loi de programmation militaire actualisée. L'acquisition d'une charge américaine a été engagée, ce qui veut dire que la confidentialité du flux de données captées n'est absolument pas garantie.

Quant à la formation des pilotes, elle est assurée pour l'essentiel sur une base américaine du Nouveau-Mexique, où les besoins de la France sont en concurrence avec ceux, importants, de l'armée de l'air américaine. La livraison à Cognac d'un vecteur et, prochainement, d'un simulateur devrait toutefois nous permettre de nous extraire au moins partiellement de cette dépendance.

En ce qui concerne la zone de déploiement autorisée, à savoir, à l'étranger, la bande sahélo-saharienne, tout autre usage devrait faire l'objet d'une nouvelle autorisation dans le cadre d'une procédure passant par le Congrès américain, d'où de possibles aléas politiques. Même si cela reste à confirmer par la nouvelle administration américaine, il est aussi probable qu'il faille une autorisation du Congrès pour armer nos drones, qui nous ont été vendus à des fins d'observation.

Le passage au standard « block 5 », c'est-à-dire au standard export, pour les deux systèmes à livrer en 2019 doit permettre de réduire au moins partiellement notre dépendance : les mécaniciens français pourront intervenir sur les appareils - on ignore encore si cela s'appliquera à tout ou partie du Reaper - ; l'armée de l'air devrait devenir autonome pour la formation des pilotes ; l'adaptation de charges utiles différentes, non américaines, s'agissant notamment des charges ROEM, sera facilitée ; enfin, ce standard ne devrait plus être assorti de restrictions concernant les zones de déploiement.

Ces évolutions doivent encore être confirmées. Si la situation actuelle des relations franco-américaines nous permet d'accepter aujourd'hui un certain degré de dépendance, à court et moyen terme, peut-on y consentir durablement ? Nous ne le pensons pas. Il nous semble au contraire nécessaire et urgent de gagner le pari des drones européens, drones MALE d'abord et drones de combat ensuite.

Le gouvernement actuel souhaite relancer l'Union européenne et notre ministre des armées en connaît tous les rouages ; il faut saisir cette occasion pour donner une impulsion politique forte en faveur des drones européens, un sujet majeur pour l'Europe de la défense.

Le projet de drone MALE européen se trouve aujourd'hui dans une phase cruciale. Je ne m'attarderai pas sur l'histoire des projets successifs de drones MALE européens, qui pourrait nous inciter à un certain pessimisme - alors que l'Europe possédait toutes les technologies et compétences nécessaires, et malgré plusieurs tentatives, elle est finalement passée à côté de ce tournant majeur.

En conséquence, plusieurs pays du continent ont eu recours aux drones américains ; c'est le cas, outre la France, du Royaume-Uni, de l'Italie, de l'Espagne et des Pays-Bas. L'Allemagne dispose quant à elle de drones israéliens Heron TP, loués via Airbus.

L'idée d'un drone MALE européen a toutefois poursuivi son chemin. Une lettre d'intention a été signée le 18 mai 2015 entre l'Allemagne, l'Italie et la France, rejointes ensuite par l'Espagne. La notification d'un contrat d'étude de définition est intervenue le 27 septembre 2016 au profit de Dassault, d'Airbus-Allemagne et de l'italien Leonardo (anciennement Finmeccanica), en attendant une possible participation industrielle de l'Espagne.

L'étude de définition est donc en cours. C'est une phase cruciale, qui est prévue pour durer deux ans. Elle doit aboutir à l'élaboration d'un prototype répondant à une expression des besoins communs, à un coût susceptible de créer un marché.

Là est tout le problème. Nous souhaitons un programme de drones MALE réaliste et rapidement mené. On se trouve là dans un paradoxe bien français : on se résigne à acheter des drones étrangers sur étagère et, dans le même temps, on cherche le Graal, un drone européen impossible à réaliser... Si le projet européen avance à un rythme trop lent, nous devrons à un moment, dans l'urgence, acheter des drones américains supplémentaires, comme en 2013.

Pour être compétitif, le drone MALE européen devra se distinguer du Reaper soit par des performances supérieures, soit par un coût moindre ou, à tout le moins, par un coût raisonnable - nous considérons en effet qu'il faut accepter de payer le prix de la souveraineté.

L'Allemagne est leader dans cette coopération, qu'elle finance à hauteur de 31 %. Elle plaide en faveur de spécifications élevées, apportant un maximum de garanties pour la future certification du drone. On envisage par exemple une double motorisation, ce qui n'est pas requis par les règles de certification de l'OTAN ; cela nous paraît excessif et très coûteux. Nous souhaitons donc souligner le risque de « sur-spécification » du drone MALE européen, qui mettrait en danger la compétitivité, donc la viabilité du programme.

Les apports technologiques de ce drone doivent, à notre sens, se concentrer sur la chaîne de mission, c'est-à-dire sur les capteurs, la transmission et le traitement de l'information, donc notamment sur les moyens de communication - haut débit, furtivité -, qui sont des aspects sur lesquels l'industrie européenne peut apporter une forte valeur ajoutée.

Enfin, l'Europe ne doit pas rater le tournant du drone de combat. Ces drones se distinguent des précédents par leur vitesse et leur furtivité. Ils offriront de nouvelles possibilités pour le renseignement et le combat, en environnement contesté, c'est-à-dire sous déni d'accès, ce que les drones MALE ne permettent pas. L'Europe est pour le moment bien engagée dans ce tournant, notamment grâce au démonstrateur Neuron, placé sous l'égide de Dassault, qui a dirigé cinq partenaires industriels européens dans le cadre de cette coopération.

Ce travail devra trouver son prolongement dans le cadre du programme franco-britannique de système de combat aérien du futur (FCAS). Des réflexions sur l'emploi opérationnel de tels systèmes doivent être poursuivies, afin de déterminer une doctrine d'emploi et des modalités de soutien pour un équipement qui devrait être mis en oeuvre rarement, mais demeurer toujours en état de l'être. Là aussi, l'enjeu est crucial pour l'avenir de l'industrie aéronautique militaire européenne, donc pour notre autonomie stratégique.

Tels sont, mes chers collègues, les principaux constats et les préconisations de notre rapport. Les drones ne constituent pas une filière aéronautique secondaire, mais, au contraire, une filière industrielle à développer et un outil à valoriser.

Les opérateurs de drones MALE, qui sont en France exclusivement des pilotes de l'armée de l'air, doivent voir leur travail reconnu à sa juste valeur. Leur rôle est aujourd'hui devenu essentiel. Pour mettre en valeur cette filière, nous proposons que, de façon symbolique, l'on fasse voler nos drones lors des cérémonies du 14 juillet prochain et que l'on adresse donc un courrier en ce sens à la ministre des armées.

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