Intervention de Xavier Pintat

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 mai 2017 à 15h00

Photo de Xavier PintatXavier Pintat, co-président du groupe de travail « La modernisation de la dissuasion nucléaire » :

Le Président de la République nouvellement élu et la nouvelle ministre des armées vont être très vite confrontés à des décisions importantes. La modernisation des outils de la dissuasion nucléaire, sur laquelle repose la garantie ultime de notre sécurité et de notre souveraineté, en fait partie. Elle représente un défi technologique, financier et humain. Échouer dans cette entreprise, manquer les grands rendez-vous que je vais vous présenter dans un instant exposerait notre pays à une menace sans précédent.

Mon collègue Jeanny Lorgeoux et moi-même avons divisé notre intervention en deux parties, qui permettront de vous résumer notre rapport, fruit de quatre mois d'auditions et de plusieurs déplacements sur des sites militaires et industriels, y compris en Grande-Bretagne, où nous avons eu un très haut niveau d'accès à l'information. Je veux remercier de leur participation active nos collègues André Trillard, Pascal Allizard et Claude Haut.

En 2012, j'avais co-présidé, avec Didier Boulaud, un groupe de travail sur le sujet, dont les travaux avaient abouti à la rédaction d'un rapport. Si le rapport que nous vous présentons aujourd'hui est volumineux, c'est que nous l'avons voulu précis et pédagogique.

Je vais vous expliquer ce que nous entendons par « modernisation » et quel en sera le coût. Jeanny Lorgeoux vous démontrera la nécessité absolue de ce programme de modernisation dans un contexte géostratégique dégradé.

Tout d'abord, le renouvellement des capacités françaises à court et à long terme est fondamental pour la crédibilité de notre dissuasion.

Les grands rendez-vous que nous avons identifiés se situent tous autour de 2033 et 2035 - ce sont les dates clefs - avec la mise en service du sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) de troisième génération et du missile balistique M-51.4 s'agissant de la composante océanique, du successeur des missiles air-sol moyenne portée améliorés - ASMPA - et une éventuelle évolution de notre flotte de porteurs s'agissant de la composante aéroportée. Les décisions d'investissement les plus significatives devront être prises dès la prochaine loi de programmation militaire, car la dissuasion se pense dans le temps long : il faut une quinzaine d'années pour construire un sous-marin et dix à douze ans pour un système d'armes.

Prenons ces systèmes dans l'ordre.

Premièrement, pour le remplacement des SNLE en service, le choix a été fait de s'orienter vers un navire de troisième génération compatible avec les infrastructures existantes et, en conséquence, de renoncer, à ce stade - j'insiste sur cette expression -, au développement d'une nouvelle génération de missiles plus volumineux. Nous avons retenu une évolution souple du missile M-51, qui pourra s'adapter au besoin par incréments successifs.

Suivant cette logique, les SNLE actuels ont été progressivement adaptés depuis 2010 pour recevoir le missile M-51. Cette adaptation s'achèvera à la mi-2019, les travaux sur le dernier sous-marin étant en cours. À la fin de la décennie, l'ensemble des SNLE seront en mesure d'emporter des missiles M-51.2 équipés de la nouvelle tête océanique, la TNO. Ainsi, la France aura terminé le grand cycle de renouvellement complet de ses forces engagé depuis 1995. Parallèlement, au cours de la prochaine décennie seront mis en service, avec un peu de retard, les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) Barracuda à propulsion nucléaire, qui appartiennent à la force océanique stratégique, mais qui exercent des missions duales : ils peuvent être utilisés pour la protection des SNLE et pour des missions conventionnelles.

Au-delà de ce cycle, le remplacement des SNLE par une nouvelle génération de sous-marins a été décidé.

Les études de dimensionnement ont conduit à proposer un navire de format compatible avec les infrastructures de l'Île Longue, de Cherbourg et de Brest et tenant dans l'enveloppe financière arrêtée au sein du conseil des armements nucléaires. Son tonnage sera très proche de celui des sous-marins actuels, car il emportera un missile dérivé du M-51. Cette décision a été rendue publique par le Président de la République à Istres en février 2015.

Quatre sous-marins devront être mis en chantier pour assurer la permanence à la mer d'au moins un sous-marin en patrouille, une posture que la France assure sans discontinuité depuis quarante-cinq ans et qui conditionne la crédibilité de la dissuasion dans la mesure où le Président de la République est assuré à tout moment d'une capacité de « frappe en second ».

L'objectif consiste à maintenir l'invulnérabilité de nos sous-marins face à l'évolution de la menace, ce qui conduit principalement à améliorer leur discrétion acoustique et leur furtivité, leurs capacités de détection sonar, leur système de navigation, les moyens de transmission et la résilience en matière de cybersécurité en mer et à quai. On ajoutera que l'augmentation de la portée du missile participe à la sécurité du sous-marin, qui peut se diluer dans un périmètre plus vaste.

Le programme est passé au stade d'élaboration en novembre 2016. Sa réalisation pourrait débuter en 2020, avec un objectif d'admission en service actif à l'horizon 2033. Un parc homogène est attendu d'ici à 2048 et un retrait du service pour le dernier des quatre futurs SNLE serait envisagé vers la fin des années 2080, ce qui nous place dans une perspective longue.

La durée de vie des SNLE actuels avait initialement été fixée à trente-cinq ans, pour un désarmement du premier SNLE en 2029. Une extension de trois années est à l'étude. Il faudra que le premier bâtiment de la nouvelle série soit prêt à entrer en service lors de la fin de vie du Triomphant, au début de la décennie 2030. Nous espérons que le retard observé sur le calendrier des livraisons des SNA ne réduira pas à l'excès les marges de sécurité nécessaires à la mise en oeuvre de ce programme. En effet, les bâtiments sont fabriqués dans la même enceinte industrielle.

En ce qui concerne la modernisation des missiles, pour la composante océanique, le missile M-51 est déployé sur chacun des SNLE. Depuis le début de l'année 2017, l'ensemble des SNLE dans le cycle opérationnel peuvent recevoir le missile M 51-2 équipé de la nouvelle tête nucléaire océanique, la TNO. Le quatrième est en carénage et en cours d'adaptation. Cette opération marquera le retrait du service du M-45, dont le démantèlement va pouvoir débuter.

Le missile M-51.3 poursuit son développement, avec une mise en service opérationnelle prévue en 2025. Une version M-51.4 est attendue dans les années 2030, toujours selon une logique incrémentale. Cette génération de missiles est compatible avec le futur SNLE 3G.

En ce qui concerne la composante aéroportée, le programme de rénovation à mi-vie du missile aéroporté, l'ASMPA, est en cours de réalisation depuis 2016, avec une mise en service opérationnelle à partir de 2022, pour traiter certaines obsolescences et maintenir le niveau de performance opérationnelle du missile en pénétration et en précision. Ce programme anticipe l'évolution des défenses adverses à moyen terme. Il est escompté que cet ASMPA-R - « R » signifiant ici « rénové » - permettra de garder la supériorité technologique, au moins jusqu'en 2035.

À l'horizon 2035, une évolution plus ambitieuse se dessine. La durée de vie de l'ASMPA conduira à son retrait du service aux alentours de cette date et à son remplacement. Au regard des évolutions des défenses adverses - menace air/air, chasseurs de cinquième génération, prolifération des défenses de type S400/500 et des radars multifréquences, capacité de manoeuvrabilité des intercepteurs en phase terminale... -, le lancement du programme d'ensemble air-sol nucléaire de quatrième génération est impératif pour maintenir la crédibilité et l'efficacité de la composante aéroportée à l'horizon 2040 et disposer d'un niveau de performances et d'évolutivité optimal jusqu'en 2070, à un coût maîtrisé. Un premier jalon a été franchi en novembre 2016. Ce projet nécessitera une approche globale du système d'armes et des différentes composantes de la mission - tête, missile, porteur, moyen d'accompagnement, communications, infrastructures -, pour en optimiser l'intégration et la performance d'ensemble : une véritable rupture technologique est envisagée avec l'avènement des systèmes de type hypersonique, c'est-à-dire capables d'évoluer à une vitesse supérieure à Mach 5, ce qui n'est pas facile à faire. Des programmes d'études en amont ont été engagés sur la furtivité et la vélocité. Ils devront être poursuivis et confortés, le cas échéant, par la réalisation de démonstrateurs, afin de répondre aux exigences nouvelles en termes de pénétration des défenses adverses.

Cela nous amène à la question des porteurs. En effet, le choix d'un missile hypervéloce supposerait une taille supérieure et pourrait rendre nécessaire un changement de plateforme ou une modernisation substantielle de l'actuel porteur. Un compromis vitesse-furtivité pourrait être trouvé, sans passer directement tout à fait à l'hypersonique, pour conserver le porteur actuel, tout en garantissant un niveau de performance suffisant. Ce débat n'est pas tranché. Il est porteur d'enjeux importants pour les forces armées. Toutefois, les échéances de décision ne pourront pas être reculées, en raison des progrès extrêmement rapides observés sur les systèmes de défense adverses, qu'il s'agisse des radars, des systèmes de commandement ou des intercepteurs. Ce débat montre que l'accélération du progrès technique pourrait obliger à une plus grande flexibilité dans un domaine où, traditionnellement, les cycles de développement imposent une planification rigoureuse et à très long terme.

En attendant, le plus urgent est de finaliser l'homogénéisation de la flotte de chasseurs et de poursuivre le renouvellement de la flotte de ravitailleurs.

Le retrait progressif des Mirage 2000 N au profit des Rafale, entamé en 2011, sera effectif en 2018. Il portera les capacités d'allonge et de pénétration des défenses adverses au meilleur niveau accessible et permettra le regroupement des deux escadrons d'avions de combat des forces aériennes stratégiques sur la base de Saint-Dizier.

Pour les ravitailleurs, la loi de programmation militaire actuelle a engagé le renouvellement de la flotte. Sont prévus 12 MRTT « Phénix », dont le premier exemplaire arrivera dans l'armée de l'air le 1er octobre 2018. Les MRTT remplaceront progressivement les 14 C135, qui sont usés jusqu'à la corde et doivent être remplacés urgemment en raison de leur coût d'entretien et des risques d'indisponibilité, mais aussi les 5 Airbus A310/340 de l'escadron Estérel qui assurent actuellement le transport des personnels des armées et certaines évacuations sanitaires, soit 12 avions en remplacement de 19. Le programme d'acquisition prévoit la livraison d'un, puis de deux appareils par an jusqu'en 2025.

Appareil multirôle et polyvalent, le MRTT « Phénix » assurera donc, outre les missions de ravitaillement en vol, des missions de transport de personnel ou de fret à longue distance et d'évacuation sanitaire lourde. Compte tenu des nouveaux besoins opérationnels et de la vétusté du parc actuel. Nous craignons que ce chiffre ne soit insuffisant, et qu'il faille en acquérir au moins un de plus, compte tenu de leur engagement important en OPEX. Accélérer le rythme de livraison des MRTT permettrait, en outre, de mieux maîtriser les risques qui pèsent sur la disponibilité des C135 et de sécuriser une transition longue, prévue sur sept à huit ans jusqu'en 2025. Cette transition concerne les équipements mais aussi les équipages et les mécaniciens, qu'il faut former et entraîner. Elle concerne aussi l'adaptation des infrastructures opérationnelles et aéroportuaires des bases d'Istres, d'Avord et d'Évreux. Pour la base d'Istres, il s'agit d'un chantier majeur.

Enfin, il me faut évoquer la modernisation de la « troisième composante », que l'on oublie souvent : celle des transmissions.

Comme les deux premières composantes, les systèmes de transmission sont continuellement adaptés et renouvelés, dans une logique de stricte suffisance. L'ensemble des éléments font l'objet de programmes d'investissements dont la mise en oeuvre opérationnelle s'échelonne de 2020 à 2025 pour le plus important. Ces investissements consentis pour assurer la rénovation et renforcer la cybersécurité permettront d'en maintenir le haut niveau de service, quelles que soient les circonstances et les agressions potentielles entre 2020 et 2040. Des études amont sont conduites, visant à améliorer les performances des systèmes d'émission et de réception à très basses fréquences, ainsi que la résilience et la robustesse des architectures dans ce domaine.

Pour être tout à fait complet, même si les enjeux financiers sont moindres, une attention vigilante doit également être apportée à la sécurité des installations - notamment contre les risques d'intrusion physique ou cyber - et à leur sûreté compte tenu de la sensibilité des matériaux nucléaires. Tous ces éléments contribuent à asseoir la crédibilité interne et externe de la dissuasion.

Après ce tour d'horizon de l'ensemble des programmes de modernisation qu'il nous faudra mener, et l'on voit combien ils sont lourds et importants, je voudrais en venir à leur aspect financier et au calendrier.

Pour être à l'heure des grands rendez-vous associés au renouvellement des principaux matériels de la dissuasion à l'horizon 2035, les décisions d'investissement les plus significatives doivent être prévues dans la prochaine programmation militaire : d'une part, le lancement de la réalisation du SNLE 3G, à effectuer en 2020, et du M-51.4, en 2022 ; d'autre part, des choix structurants pour le renouvellement de la composante aéroportée, concernant le concept de missile et les incidences éventuelles de celui-ci sur l'aéronef porteur.

La projection des besoins de la dissuasion fait apparaître la nécessité, à l'horizon 2025, d'une augmentation d'un peu plus de 50 % par rapport à 2017 du volume de crédits de paiement, qui s'établit actuellement à 3,9 milliards d'euros, de façon à atteindre 5,5 à 6 milliards d'euros à valeur constante. Cette augmentation devrait être quasi linéaire sur la prochaine décennie, en fonction d'un calendrier très contraint eu égard aux indispensables marges de sécurité.

La trajectoire financière de la modernisation de la dissuasion prévue d'ici à 2025 ne sera soutenable qu'à deux séries de conditions. Les premières tiennent au budget de la défense dans son ensemble, dont il s'agit d'assurer la remontée en puissance d'ensemble. De ce point de vue, l'augmentation de ce budget à 2 % du PIB d'ici à 2025, telle qu'elle est promise par le nouveau Président de la République, serait satisfaisante.

Les secondes conditions concernent le « tuilage » des dépenses de la dissuasion entre elles et avec les dépenses requises pour les forces conventionnelles, afin de prévenir d'éventuels effets d'éviction, encore que le terme puisse être discutable et discuté, compte tenu du caractère dual des capacités mises en oeuvre par les forces stratégiques ; je pense notamment au Rafale et aux ravitailleurs, mais pas uniquement.

La bonne marche d'exécution des programmes nucléaires sur la prochaine décennie supposera une organisation spécifique du rythme des dépenses du budget de la défense au titre de l'opération stratégique « dissuasion » - il me semble que les parlementaires auront là un grand rôle à jouer. Il s'agit de cadencer convenablement le renouvellement parallèle des deux composantes, océanique et aéroportée, et, parallèlement, de préserver une « base » budgétaire, destinée à l'exploitation et au maintien en condition opérationnelle.

La soutenabilité de la hausse des besoins en la matière impliquera également de veiller à une articulation optimale entre le budget de la dissuasion et celui des forces conventionnelles. Cela suppose, à nos yeux, que la remontée en puissance d'ensemble soit rapidement et puissamment mise en oeuvre, de façon à sanctuariser les échéances obligatoires et indispensables au maintien de notre capacité à dissuader.

Le chantier de la modernisation de notre dissuasion demandera à la Nation des efforts financiers, humains et technologiques, mais aussi des efforts politiques, pour soutenir des programmes complexes dans des délais exigeants. C'est, bien sûr, possible : nous avons les instruments de programmation, la base industrielle, le capital humain pour que tout se déroule de manière à assurer la permanence de notre dissuasion dans le cadre d'une stricte suffisance. Cependant, cette dernière impose également que la volonté politique soit sans faille, faute de quoi l'ensemble de l'architecture risque d'être mis en péril.

Je laisse la parole à mon collègue, Jeanny Lorgeoux, pour vous démontrer que cette modernisation est indispensable et que la reporter ou l'ajourner mettrait en péril la sécurité nationale de manière sérieuse et sans doute irréversible.

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