Intervention de Jeanny Lorgeoux

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 mai 2017 à 15h00

Photo de Jeanny LorgeouxJeanny Lorgeoux, co-président du groupe de travail sur « La modernisation de la dissuasion nucléaire » :

Je remercie Xavier Pintat de son intervention très éclairante. Il vous a présenté les enjeux techniques, calendaires et financiers de la modernisation de la dissuasion nucléaire. Permettez-moi d'en exposer brièvement la pertinence conceptuelle au regard de la dégradation du contexte géopolitique mondial et de l'apparition de menaces nouvelles.

Je voudrais tout d'abord rappeler devant vous que l'impératif de modernisation s'inscrit dans la continuité de la stratégie de dissuasion française conduite depuis plus de cinquante ans. Cela a été affirmé par des précurseurs sous la IVe République, puis, avec encore plus de force, par le général de Gaulle : pour être exercée « à tout moment et en toutes circonstances », la dissuasion repose sur notre capacité à renouveler constamment les technologies, les compétences, les organisations, mais également la volonté nationale, sans lesquelles il n'est pas de défense forte et crédible.

La crédibilité est en effet au coeur de la doctrine française de dissuasion. Jamais entamée depuis les années soixante, cette crédibilité repose sur trois piliers.

Premièrement, une volonté nationale sans faille, incarnée par le chef des armées, bien sûr, mais également par le Parlement, qui, par son action législative - je pense à son rôle dans l'élaboration et le vote des lois de programmation militaire et des lois de finances annuelles, mais également par son action d'information des citoyens -, porte l'effort national de défense. Cela se traduit par un soutien de l'opinion publique jamais démenti depuis les débuts de la dissuasion, comme le montre un récent sondage de mars 2017, qui révèle l'attachement de 72 % des Français à la dissuasion comme garantie de la défense nationale. Ce sondage révèle également que 60 % des Français estiment que les capacités actuelles doivent être maintenues et modernisées, ce qui montre que les travaux de la commission entrent en résonnance avec une véritable attente démocratique.

Deuxièmement, la crédibilité repose également sur des forces d'élite, opérationnelles à tout moment et en toutes circonstances : cette excellence seule permet la permanence, pilier de la dissuasion. La crédibilité de la dissuasion est renforcée par le choix français d'une complémentarité entre composantes aéroportée et océanique, qui offre au chef des armées la possibilité d'une réponse flexible et adaptée à la menace. Cette complémentarité repose sur des systèmes d'armes sophistiqués, dont la fiabilité est reconnue et qui sont dimensionnés pour respecter la posture française de stricte suffisance, réaffirmée par François Hollande à Istres. J'ajouterai que ces forces sont taillées selon ce principe et qu'elles sont, pour des raisons autant opérationnelles que financières, les plus imbriquées possibles dans nos armées. Ce sont les mêmes équipages, sur les mêmes avions de combat, qui arment les forces aériennes stratégiques, les FAS, ou la Force d'action navale nucléaire, la FANu, et qui tirent des SCALP dans des opérations conventionnelles ou assurent des missions de défense aérienne du territoire national. La dualité est un principe structurant de notre modèle complet d'armée.

Troisièmement, et enfin, la crédibilité de notre dissuasion repose sur des capacités technologiques et industrielles souveraines, en mesure de forger les outils nécessaires. Cet écosystème d'excellence de la dissuasion n'est viable que si nous parvenons à maintenir des compétences clefs - DCNS seul compte des centaines de compétences « orphelines », c'est-à-dire qui ne trouvent une application industrielle que dans la dissuasion - et un effort de recherche et développement soutenu. Sur le long terme, son maintien dépend d'une capacité d'anticipation des menaces et des évolutions technologiques qui alimente des programmes robustes, financés et soutenables dans le temps long. L'excellence de notre industrie nationale d'armement, sa capacité à être un leader mondial à l'export et sa contribution à la richesse de la Nation dépendent en partie de l'impératif d'assumer la charge lourde, mais ô combien stimulante, des programmes liés à la dissuasion.

Ces trois piliers assurent la crédibilité de la dissuasion française. Pourtant, avec la fin de la Guerre froide, plusieurs voix ont questionné jusqu'à sa pertinence et son utilité. La « fin de l'Histoire » était également celle des conflits entre États : la dissuasion devenait obsolète et sa suppression pouvait venir alimenter les « dividendes de la paix »... La décennie quatre-vingt-dix a d'ailleurs été marquée par des progrès certains en termes de désarmement. La France y a participé de façon exemplaire : elle est le premier État, avec le Royaume-Uni, à avoir signé et ratifié le traité d'interdiction complète des essais nucléaires en 1996 ; le premier État à avoir décidé la fermeture et le démantèlement de ses installations de production de matières fissiles à des fins explosives, faisant désormais reposer la dissuasion sur un stock limité de matière nucléaire ; le seul à avoir démantelé, de manière transparente, son site d'essais nucléaires situé dans le Pacifique et à limiter ses expérimentations à la seule simulation d'essais ; le seul à avoir démantelé entièrement ses missiles nucléaires sol-sol ; le seul, enfin, plus récemment, à avoir réduit volontairement d'un tiers le nombre de ses sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, puis de ses forces aériennes stratégiques. Fidèle à sa posture stratégique de stricte suffisance, la France s'est engagée sur la voie du désarmement de manière résolue, en conformité avec ses engagements dans le cadre du traité sur la non-prolifération, le TNP, mais sans naïveté et de manière pragmatique.

En effet, le contexte international actuel et les progrès des technologies d'armement nous invitent à ne pas baisser la garde, mais au contraire à moderniser nos outils de dissuasion pour maintenir leur crédibilité. Dans le cadre de la stricte suffisance, où la quantité des systèmes est maintenue à son niveau le plus bas, ne pas avoir la meilleure qualité, c'est ne plus dissuader.

La modernisation de notre dissuasion est donc nécessaire dans un monde dangereux et incertain.

Cette conviction repose d'abord sur l'appréciation par le chef de l'État et les autorités militaires de l'évolution des menaces.

Si nos préoccupations stratégiques actuelles sont concentrées sur le terrorisme, il convient de ne pas avoir une vision déformée des menaces. Un des arguments répandus dans le débat stratégique, depuis quelques années, consiste en effet à disqualifier l'utilité de la dissuasion nucléaire dès lors qu'il s'agirait de contrer ou de combattre la menace terroriste. Les fonctions stratégiques conventionnelles de protection et d'intervention constituent bien un complément indispensable à la dissuasion, permettant d'éviter le piège du « tout ou rien ». C'est pourquoi la stratégie de dissuasion, et a fortiori de dissuasion nucléaire, est l'une des fonctions stratégiques de la défense, mais non la seule. La défense et la sécurité nationale reposent sur un modèle complet d'armée. En revanche, face à un État, fut-il islamiste radical, c'est-à-dire une entité disposant d'un territoire et d'une population, attachée à sa survie et ayant vocation à se perpétuer, la dissuasion pourrait retrouver toute sa pertinence pour l'empêcher d'utiliser le terrorisme de façon massive et de menacer nos intérêts vitaux. Un scénario dans lequel certains États détenteurs de l'arme pourraient basculer dans le terrorisme, ou dans lequel certains transferts de technologies en provenance d'États proliférants permettraient à un État d'acquérir des capacités nucléaires, ne peut être exclu à l'avenir.

La résurgence des menaces de haut du spectre - je pense à la Russie, dont la remontée en puissance comporte un fort volet nucléaire, mais aussi à d'autres États dotés comme la Chine, l'Inde ou le Pakistan - nous rappelle que seule la dissuasion peut nous préserver d'un éventuel chantage nucléaire et nous permettre de conserver notre liberté d'action. Bien entendu, la menace des États « du seuil » comme l'Iran et la Corée du Nord, laquelle démontre chaque jour un peu plus son imprévisibilité et sa dangerosité, ajoutent à la pertinence de disposer d'une dissuasion autonome, crédible et moderne.

Enfin, les incertitudes pesant sur nos alliances traditionnelles, après le Brexit et l'élection de Donald Trump, sont des facteurs à prendre en compte pour nos choix stratégiques. Le Brexit aura-t-il des conséquences sur la capacité de notre voisin à mener à terme la modernisation décidée de sa dissuasion nucléaire ? Dans le cas des États-Unis, l'arrivée du président Trump, qui a multiplié les déclarations sur l'obsolescence des alliances et le coût élevé de celles-ci pour les États-Unis, annonce-t-il un moindre investissement des États-Unis au profit de leurs alliés et un affaiblissement du concept américain de dissuasion élargie ? Des interrogations se font jour chez les alliés des États-Unis dans toutes les régions du monde jusqu'alors stabilisées par l'engagement américain - Asie, Moyen-Orient. Malgré ces inquiétudes, face aux provocations, les États-Unis continuent de répondre en déployant des bombardiers stratégiques en Asie et en Europe ou à doter leurs alliés de moyens de défense antimissiles de théâtre, notamment en Corée du Sud. Toutefois, l'imprévisibilité de Donald Trump ne peut laisser préjuger que cela sera toujours le cas, et le scénario d'un vide stratégique en Europe, laissé par un retrait des États-Unis, doit être envisagé.

Ensuite, les évolutions technologiques à l'oeuvre dans le monde et la prolifération des systèmes de déni d'accès, de cyberattaques offensives ou de frappes antisatellites imposent une actualisation du niveau technique sans précédent de nos outils de dissuasion pour garantir leur crédibilité. La plupart des grandes puissances nucléaires se sont dotées de capacités de défense antimissiles balistiques - DAMB -, qui d'ailleurs peuvent être utilisées également comme protection contre des attaques conventionnelles. Parallèlement, les progrès réalisés dans les systèmes de défense aérienne pour prendre en compte la menace des missiles de croisière, quelle que soit la nature des armes transportées, permettent le développement de stratégies de déni d'accès qui interfèrent avec le concept de dissuasion. Les systèmes de défense antimissiles représentent ainsi une nouvelle donne pour la dissuasion. Leur perfectionnement accru et leur prolifération questionnent sa crédibilité et son efficacité. Ces systèmes, nécessitant des savoir-faire rares et complexes, permettent de détecter, suivre et intercepter des missiles balistiques ou aérobies ennemis. Les pays qui maîtrisent à la fois la détection et l'interception sont peu nombreux : en plus des États-Unis, la Russie et la Chine modernisent l'ensemble de leurs capacités. La prolifération de ces systèmes et leur mise en réseau potentielle permettraient la constitution de capacités d'alerte avancée et d'entrave sérieuse pour des raids aériens.

La nouvelle menace cyber fait également peser plusieurs risques sur la crédibilité de la dissuasion. Tout d'abord, les systèmes de commandement, de contrôle et de liaison d'information utilisés dans le cadre de la dissuasion peuvent être vulnérables à des attaques cyber de grande ampleur qui auraient pour objet de rendre inopérant l'ordre nucléaire. L'attaque du virus Stuxnet de 2010 contre le système de contrôle et de commande des installations d'enrichissement nucléaire iraniennes, avec près de 30 000 ordinateurs infectés sur 45 000, démontre les dégâts matériels que peuvent occasionner des attaques cyber coordonnées et de grande ampleur. La cybermenace est prise très au sérieux par les forces nucléaires françaises : l'évolution des systèmes vers une plus grande ouverture et donc une plus grande vulnérabilité impose une vigilance accrue de la part de la Direction générale de l'armement, la DGA, et des industriels. La sécurité de systèmes de plus en plus complexes et robustes s'est imposée ces dernières années au coeur des enjeux techniques liés à la dissuasion. Ce risque est effectivement pris en compte techniquement et organisationnellement.

Je pourrais également évoquer le cas de la militarisation de l'espace, des moyens de détection sous-marine qui se perfectionnent ou de l'utilisation de drones dans le cadre des systèmes d'alerte avancée. Vous avez compris le besoin urgent d'adapter nos capacités pour maintenir l'invulnérabilité de nos moyens et garantir leurs capacités de pénétration pour délivrer, si nécessaire, une frappe efficace et précise.

Au terme de ce travail d'auditions, y compris des groupes opposés à la dissuasion nucléaire, avec lesquels nous avons eu des échanges approfondis qui ont aiguisé notre réflexion, notre conviction est faite en faveur de cette modernisation. Nos nombreux déplacements auprès des forces, mais également auprès des industriels et des chercheurs nous ont montré l'importance de la conduire selon le calendrier prévu et de lui affecter les moyens nécessaires.

Nous avons compris que, en la matière, l'important est d'éviter les ruptures : manquer un jalon du complexe échafaudage de planification que nous exposons dans notre rapport pourrait causer des pertes irréparables de compétence et exiger une coûteuse remontée en puissance, que nous n'aurons peut-être jamais les moyens de mener à bien. Cela signifierait également une érosion progressive de nos capacités qui aboutirait à saper la crédibilité d'une dissuasion vieillissante. Et en matière de dissuasion, vous l'avez compris, ne pas être crédible, c'est ne pas dissuader du tout, c'est-à-dire être incapable de résister aux chantages ou de défendre nos intérêts vitaux. Cela veut dire s'en remettre à d'autres pour assurer notre sécurité, ce à quoi notre pays s'est toujours refusé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous persistons à le refuser, au nom de l'indépendance nationale.

Pour terminer cet exposé, je souhaiterais souligner ce qui est peut-être la garantie ultime de la crédibilité de notre dissuasion. Je veux parler de la qualité des femmes et des hommes qui la conçoivent, la préparent, l'entretiennent, la testent, la contrôlent, et qui s'entraînent au pire. Ils assurent la dissuasion nucléaire, qui n'est pas, comme on le dit trop rapidement, une « stratégie de non-emploi », mais une posture active en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et cela depuis 1964 sans discontinuité. La dissuasion s'appuie sur des compétences rarissimes, ainsi que sur des valeurs d'excellence et de rigueur. Depuis l'origine, des femmes et des hommes mettent leurs compétences au service de cette mission éminemment exigeante dans les laboratoires de recherche, dans l'industrie, au sein des administrations ou des forces armées. Nous leur rendons à travers ce rapport un hommage appuyé, celui de la Nation reconnaissante envers ceux qui en protègent l'existence, les valeurs et la liberté.

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