C'est avec grand plaisir que j'ai endossé le rôle de rapporteur sur ces questions de conflits d'usage en matière foncière dans les outre-mer car, au-delà des problématiques communes, j'ai découvert des situations d'une grande diversité et cela est très enrichissant : en effet, la nécessaire différenciation territoriale chère au président de notre délégation invite à la créativité !
Mon seul regret est de ne pas avoir eu l'occasion d'effectuer un déplacement sur le terrain, mais je comprends que les impératifs budgétaires et de calendrier n'y sont pas toujours favorables. Ce sera pour une prochaine fois...
Pour en venir à notre sujet, je concentrerai mon propos sur la question, au regard de la contrainte foncière, de la concurrence entre la politique du logement et le développement agricole des territoires. L'intensité de concurrence entre ces deux usages est d'autant plus élevée outre-mer que les besoins de développement sont importants dans ces deux secteurs.
À l'exception des Antilles qui ont achevé leur transition démographique et sont confrontées au vieillissement, la croissance démographique et la forte proportion de population située au-dessous des plafonds de ressources dans la plupart des territoires convergent vers une envolée des besoins de logement social dont la cadence de production reste inadaptée malgré les efforts déployés. La prégnance de l'habitat indigne aggrave encore la situation : le nombre de logements concernés est évalué globalement entre 70 et 90 000 malgré la loi du 23 juin 2011 relative aux quartiers d'habitat informel et à la lutte contre l'habitat indigne dans les départements et régions d'outre-mer. Il semble en effet que les dispositifs d'aide financière et de traitement de l'insalubrité mis en place par cette loi n'aient pas connu le succès escompté... et c'est un euphémisme ! D'après la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP), on ne compte que cinq arrêtés préfectoraux en application des articles 9 et 10 de la loi relatifs respectivement, pour le premier, à l'instauration d'un périmètre d'insalubrité pour traiter un secteur dans le cadre d'un projet d'aménagement et, pour le second, à une procédure de police administrative. Quant à l'article 6, qui constituait une mesure phare avec la création d'une aide financière pour les occupants irréguliers perdant leur domicile du fait d'une opération d'aménagement motivée par une situation de menace grave pour la vie humaine, il n'a encore jamais été mis en oeuvre car les personnes concernées se trouvent en effet chaque fois dans l'incapacité de justifier d'une antériorité de dix années et de constituer le dossier administratif requis. Ainsi, la recommandation n° 2 du rapport d'information est-elle d'assouplir les conditions d'éligibilité de ce dispositif qui est actuellement stérile.
Les outre-mer sont victimes d'un effet de ciseau entre le rythme de progression des besoins de logements et les facteurs multiples qui freinent la construction et provoquent l'obsolescence d'une partie du parc existant.
L'Union sociale pour l'habitat (USH) estime en juin 2016 à 90 000 logements le déficit pour l'ensemble des DOM. Rappelons que l'article 3 de la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer fixe un objectif de construction de 150 000 logements dans les outre-mer au cours des dix prochaines années, alors même que le premier bilan d'application du Plan logement outre-mer fait état d'un recul de la production amorcé en 2013-2014, recul qui s'est accentué en 2015 sous l'effet, notamment, de blocages administratifs dans la mise en oeuvre des aides fiscales. Aussi le régime du crédit d'impôt pour le logement social a-t-il dû être simplifié en juin 2016. Le passage à un régime de plein droit devrait avoir un effet de relance, mais un autre frein majeur est le prix des terrains aménagés : ainsi, à La Réunion, selon l'Association régionale des maîtres d'ouvrage sociaux (Armos), la part du foncier s'élève en moyenne à 26 % du coût de l'opération de production.
L'inflation des prix du foncier dans les zones urbanisées et l'appétence des populations ultramarines pour l'habitat faiblement densifié et individuel renvoient de plus en plus les programmes de construction à la périphérie des agglomérations et favorise l'habitat diffus. La maîtrise du processus d'urbanisation reste très imparfaite dans les outre-mer. L'étalement urbain procède également de la prolifération de l'habitat informel, reflet des difficultés à produire des logements en nombre suffisant. Comme le souligne l'Agence d'urbanisme et de développement de la Guyane « l'urbanisation illégale s'affiche comme une réponse aux carences de la ville planifiée » ; l'agence estime à 40 % la part des constructions spontanées dans le bâti total.
Ainsi, dans les outre-mer, le conflit d'usage majeur oppose l'urbanisation au maintien de l'activité agricole, secteur d'une importance vitale pour l'équilibre économique et social des territoires. Les DOM recensent en effet quelque 43 000 exploitations et l'emploi agricole représente 47 000 emplois annuels à plein temps.
L'agriculture ultramarine reste très dépendante des grandes cultures exportatrices de la banane et de la canne, qui occupent des superficies importantes, mais il faut aussi dès à présent préparer l'avenir d'une part, en soutenant les filières de diversification végétale et animale pour tendre vers une autonomie alimentaire et, d'autre part, en développant des polycultures résilientes face aux évolutions climatiques. Lors de son audition en visioconférence, le président de la chambre d'agriculture de La Réunion a ainsi indiqué qu'il manquait, pour assurer l'autosuffisance, 4 000 hectares en matière d'élevage et de 500 à 800 hectares en matière de maraîchage. Il faut souligner que La Réunion est parvenue à mettre en place une filière agroalimentaire tout à fait performante et qui s'efforce d'aller vers un modèle d'économie circulaire.
En ce qui concerne la surface agricole utile (SAU), qui comprend les sols cultivés et les prairies, elle représente en 2012 30 % du territoire en Guadeloupe et en Martinique et seulement 20 % à La Réunion, contre plus de la moitié dans l'Hexagone. La première décennie du millénaire a vu les espaces agricoles substantiellement diminuer aux Antilles avant que ne s'amorce une stabilisation à compter de 2010. Grâce notamment aux deux schémas d'aménagement régionaux de 1995 et 2011, la SAU est en revanche restée stable à La Réunion, autour de 42 000 hectares dont la canne à sucre recouvre 57 % ; de lourdes pertes de foncier agricole y étaient intervenues au cours des décennies 1980 et 1990.
En Guyane, l'agriculture occupe 4 % de la bande littorale où se concentrent la population et les activités, soit 0,4 % de la superficie totale. De 31 000 hectares de SAU aujourd'hui, la collectivité de Guyane ambitionne d'atteindre 75 000 hectares en 2030, ce qui nécessitera de libérer un potentiel aujourd'hui bridé par une politique domaniale étriquée de l'État, qui a été dénoncée dans le premier volet de notre étude sur le foncier. La mise en valeur des terres suppose de pouvoir y accéder, et ce n'est pas chose facile en Guyane car la mise en exploitation implique de lourdes et onéreuses opérations de défrichage et la valorisation agricole optimale ne concerne en moyenne que 40 % de la parcelle attribuée car la qualité des sols n'est pas évaluée en amont. Ainsi, sur les 27 000 hectares attribués depuis 15 ans, seulement 25 % ont contribué à l'accroissement de la SAU. Le principal frein à l'installation des agriculteurs guyanais réside dans la longueur et la complexité de la procédure administrative d'attribution des terrains du domaine privé de l'État et dans le défaut d'accompagnement des porteurs de projets pour viabiliser leur exploitation : aussi proposons-nous, avec la recommandation n° 6, une refonte de la procédure d'attribution foncière à des fins agricoles en Guyane. En complément, et pour tenir compte des distances et des difficultés de communication, la recommandation n° 7 invite à associer aux attributions de foncier agricole l'octroi de parcelles constructibles pour l'installation des agriculteurs et de leur famille. Contrairement aux autres territoires ultramarins, le foncier agricole en Guyane n'est en effet pas encore menacé de mitage !
À Mayotte, la surface totale exploitable couvrait 55 % du territoire en vertu du recensement de 2010 mais, d'après la chambre d'agriculture, seulement 8 700 hectares sont effectivement cultivés du fait de l'étalement de la tâche urbaine sous la pression démographique. Contrairement aux autres DOM, c'est la part des cultures vivrières qui domine alors que les cultures traditionnelles telles que la vanille et l'ylang-ylang ont régressé, au point où il n'y a quasiment plus d'exportations désormais.
Dans les outre-mer, l'érosion des espaces agricoles et l'étroitesse des marchés fonciers, qui se doublent de mouvements spéculatifs, font obstacle à l'installation de jeunes agriculteurs. En outre, à Mayotte, un frein supplémentaire résulte du fait que le statut du fermage est lacunaire car il n'a pas été actualisé lorsque ce territoire n'avait pas encore accédé au statut de département. La proposition n° 3 est ainsi d'instituer à Mayotte une commission consultative des baux ruraux, qui procèdera notamment à l'établissement de baux-types faisant aujourd'hui cruellement défaut. L'installation effective d'un tribunal des baux ruraux est également recommandée.
Par ailleurs, l'expérience concluante des groupements fonciers agricoles en Guadeloupe, notamment dans la lutte contre l'hémorragie de foncier agricole, conduit à préconiser, avec la recommandation n° 4, la création de telles structures à Mayotte en considérant qu'elles auraient de bonnes chances d'y être bien reçues dans la mesure où, d'une part, la gouvernance en est collective pour une gestion indivise du foncier, ce qui est en harmonie avec les pratiques coutumières d'exploitation des terres et, d'autre part, permettrait de contourner en quelque sorte les problèmes d'indivision successorale qui aboutissent à laisser aujourd'hui en friche de nombreuses parcelles.
Enfin, la préservation des terres agricoles nécessite à la fois la mobilisation des outils de lutte contre le phénomène du mitage et la reconquête des terres laissées en friche. À cet égard, les commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) constituent un instrument essentiel car, dans les DOM, elles émettent des avis conformes sur toute demande d'autorisation d'urbanisme. Elles fonctionnent très bien en Guadeloupe et en Guyane, où leur activité est plus de deux fois plus dense que la moyenne nationale. En revanche, le dispositif est sous-utilisé en Martinique et à La Réunion avec un volume de dossiers examinés quinze fois inférieur. Nous suggérons donc, avec la recommandation n° 9, de mobiliser cette instance dans ces deux territoires afin de mieux faire face à la recrudescence du mitage. Enfin, malgré les efforts déployés par la Safer, le gisement de friches à La Réunion, de l'ordre de 8 000 hectares, ne régresse pas du fait d'une procédure complexe et des délais d'instruction excessifs : notre recommandation n° 10 invite à réaménager la procédure de mise en valeur des terres incultes ou en friche permettant d'imposer à un propriétaire la remise en valeur agricole d'un fonds par lui-même ou un tiers exploitant, en commuant la procédure d'enquête publique en une simple procédure contradictoire avec le propriétaire et en la fusionnant avec la phase de médiation conduite par la Safer, tout en maintenant une information du public dans un moindre formalisme.
Monsieur le président, mes chers collègues, voilà nos propositions pour la préservation des terres agricoles qui constituent un bien particulièrement précieux pour nos outre-mer. Je cède la parole à Antoine Karam pour présenter notre analyse de la mise en place des outils fonciers de planification.