Par ailleurs, je note l’existence d’un « angle mort », dans la mesure où la question du conflit d’intérêts entre deux fonctions publiques n’est pas prise en compte. J’espère que nous aurons l’occasion de discuter du cas de figure singulier et anachronique qui permet encore d’exercer un mandat électif et des fonctions de direction d’un groupe de presse.
Ces réserves étant faites, ces textes se révèlent nécessaires, à condition de rappeler que la question morale n’est pas l’alpha et l’oméga de la vie politique, tout simplement parce que la question du « bon gouvernement », comme on disait voilà cinq siècles, n’est pas soluble dans la morale, même à l’âge démocratique.
On pourrait d’ailleurs s’amuser à recenser dans notre histoire politique les « grands hommes », dont le comportement moral, loin d’être irréprochable, a parfois été condamnable. Pourtant, ils ont eu un rôle d’homme d’État, en tant que ministre ou dirigeant.
J’évoquerai tout d’abord Richelieu et Mazarin, qui ont amassé une fortune personnelle considérable dans des conditions suspectes. Ils furent pourtant de grands serviteurs de la France.
Je pense également au grand Colbert, dont la statue orne le petit hémicycle et surveille les sénateurs. On sait en effet que le contrôleur général des finances de Louis XIV, grand argentier du roi, n’était pas aussi désintéressé que l’on croit, à rebours de l’image convenue complaisamment forgée par les historiens du XIXe siècle. Il a pourtant été un serviteur du royaume de France.
Je citerai enfin Talleyrand, qui déclarait, fraîchement nommé ministre, « vouloir maintenant faire une immense fortune ». N’a-t-il pas néanmoins sauvé les intérêts majeurs de notre pays au Congrès de Vienne en 1815 ?
Je ne cherche pas à jouer du paradoxe. Évitons simplement les mauvais procès en vertu, en surjouant l’indignation. Nous le savons tous, la loi a ses limites. C’est pourquoi il faut avoir à l’esprit la réalité de l’exercice de la mission d’élu, sa complexité, ses vicissitudes. Ayons le courage de le dire, même si cette pensée n’est pas partagée par la majorité.
Sinon, la suspicion risque de continuer d’empoisonner la vie politique. Ainsi, au sortir de la campagne à laquelle nous avons assisté, on peut s’étonner que le point de vue moral ait complètement submergé et, finalement, atrophié le débat de fond qui aurait dû prévaloir dans notre pays, pour choisir le candidat le plus apte à exercer la fonction suprême.
De même, j’ai observé l’emballement qui a accompagné la publication du patrimoine des candidats à l’élection présidentielle. Elle a occupé les esprits et l’espace médiatique plus que de raison. Une sorte de curiosité envieuse et maligne s’est parfois manifestée.
D’ailleurs, je note sans malice, madame la garde des sceaux, que le nouveau gouvernement a lui-même pu mesurer cette pente dangereuse fort glissante, si j’en juge par les changements ministériels intervenus précipitamment, qui menacent la stabilité de tous les gouvernants.
Défions-nous de ce désir d’un supplément de transparence, qui peut vite se transformer en « tir au pigeon », mû par une certaine jubilation pernicieuse, que je perçois ici ou là dans la presse. C’est une forme de joie mauvaise à alimenter la chronique, à lancer des accusations. Elle se nourrit d’une quête sans fin de coupables. Ce jeu est mortifère pour la démocratie, car la recherche effrénée de coupables sous prétexte de pureté pourrait reléguer au second plan les enjeux vitaux de notre pays et, plus simplement, déstabiliser les gouvernements les plus fraîchement désignés.
En ce début de mandat, alors que les Français sont sortis saturés du débat présidentiel, j’ai la faiblesse de croire que ce débat, auquel le Sénat ne se dérobera pas, ne doit pas nous détourner des enjeux vitaux de notre pays et, donc, de votre capacité à réduire le chômage de masse et la pauvreté que connaît notre pays, à vaincre le terrorisme qui a ensanglanté la France et à annihiler sa menace permanente, à combattre la violence quotidienne, à relever l’école, qui ne remplit plus sa mission première, à enrayer la crise migratoire majeure que subi notre pays et l’Europe et, plus généralement, à sortir de l’impuissance publique généralisée.
C’est en tout cas dans cet état d’esprit que nous entamons la discussion de ce premier texte présenté par le Gouvernement et de cette trente-deuxième loi sur la régulation de la vie publique.