Monsieur le Président, mes chers collègues, la proposition de notre collègue Mme Catherine Morin-Desailly concerne la réécriture de l'article 8 du règlement européen de 2003 relatif aux mesures provisoires. En effet, ce règlement prévoit que la Commission européenne peut prendre d'office des mesures provisoires, en cas d'urgence, lorsqu'un « préjudice grave et irréparable » risque d'être causé à la concurrence. Cette notion de « préjudice grave et irréparable » est essentielle. En France, les dispositions applicables par l'Autorité de la concurrence figurent à l'article L.464-1 du code de commerce selon lequel le préjudice doit consister en « une atteinte grave et immédiate » à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. La proposition de notre collègue vise à modifier l'article 8 du règlement européen, en y substituant les critères énoncés par l'article L.464-1 de notre code de commerce. Ainsi, le caractère « irréparable » ne serait plus à démontrer, comme c'est le cas aujourd'hui, par des projections économiques qui me semblent discutables, à l'appui d'une décision ordonnant des mesures provisoires.
La proposition de notre collègue me paraît tout à fait pertinente et arrive à point nommé. En effet, Mme Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, s'est exprimée en faveur d'une évolution de la politique européenne de la concurrence. Elle souhaite davantage de fermeté afin de mettre un terme aux abus de position dominante, définis par l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Ses déclarations ont été largement relayées notamment par la presse économique, en particulier le Financial Times. En outre, le règlement d'application, dont nous parlons, date de 2003 ; il est donc assez logique, compte tenu de son ancienneté, qu'il fasse l'objet d'une révision.
Quelle est la problématique pour la Commission et pour nous ? Deux hypothèses peuvent être envisagées : la Commission européenne change soit ses pratiques, soit son texte de référence. Bruxelles semble manifestement hésiter entre ces deux démarches. Quand bien même le changement des pratiques s'avère nécessaire, notre proposition de résolution vise avant tout à changer le texte. La formulation proposée rend plus aisé le déclenchement des procédures. Notre rapport présente la situation actuelle. Il rappelle comment la Commission a abordé le cas de la société Google et sa politique de la recherche d'engagements des entreprises concernées. Pourquoi la Commission européenne n'a-t-elle pas pris de mesures conservatoires, dans ce contexte économique en pleine évolution ? L'économie digitale pose des problèmes tout à fait nouveaux, dont l'abus de position dominante, comme celui de la société Google, ne fournit qu'une illustration. Il s'agit d'un sujet transverse, qui présente notamment des aspects fiscaux, comme la localisation de la base fiscale, ainsi que d'autres aspects inhérents à la protection des données, au droit d'auteur et enfin à la question de l'abus de position dominante. Les enjeux sont ainsi considérables. Cependant, dans un contexte marqué par une évolution sans précédent et la progressive émergence d'un quasi-monopole des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), auxquels il convient d'ajouter, d'après Mme Françoise Nyssen, ministre de la culture, la plateforme Netflix, aucune mesure provisoire ne semble avoir été récemment prise au niveau européen. Autant l'Autorité française de la concurrence prend régulièrement de telles mesures, avant de passer à des dispositifs de sanction, autant la Commission ne semble guère le faire.
Un tel constat doit cependant être relativisé. L'Union européenne a tout de même pris à quatre reprises des mesures conservatoires, sur la base d'une ordonnance de la Cour de justice des Communautés européennes de 1980 ; le paradoxe étant qu'aucune mesure provisoire n'a été prise depuis l'entrée en vigueur du règlement de 2003 qui justement précise les critères et les modalités de ces mesures conservatoires. L'absence d'application sur ce point du règlement de 2003 peut s'expliquer par plusieurs raisons. D'une part, les précédents commissaires européens ont été moins soucieux, pour des motifs politiques, de s'emparer de cette question, que l'actuelle commissaire européenne à la concurrence. D'autre part, l'approche structurelle du droit de la concurrence mise en oeuvre par la Commission européenne se veut globale et tend à considérer la concurrence déloyale ou l'abus de position dominante comme de simples anomalies. Enfin, une question matérielle se pose : la Commission ne va pas sur le terrain des mesures provisoires, faute de disposer des moyens humains et financiers idoines. En effet, de telles procédures induisent des investissements considérables, en matière d'expertise ; ce dont la Commission n'a pas les moyens.
En réalité, ce qui me paraît décisif dans cette pratique, c'est qu'il est aussi lourd de traiter le sujet au fond que d'ordonner des mesures conservatoires. Ainsi, à partir du moment où il y a abus de position dominante et que ses conséquences sont graves et irréversibles, la Commission doit instruire une procédure visant à ordonner des mesures provisoires et assumer une masse de travail conséquente, impliquant une diversité de tâches, comme de constater les anomalies du marché, d'entrevoir son évolution, via une analyse économique. Alors qu'il est plus aisé en France de mettre en oeuvre des mesures provisoires via des procédures de référé, celles-ci impliquent, au niveau européen, la même intensité de travail pour les mesures conservatoires que pour les procédures au fond. Aujourd'hui, la Commission préfère se saisir de questions au fond, à l'instar de ce qui a conduit à la condamnation du comparateur de prix de Google à une amende de plus de deux milliards d'euros, à l'issue de sept ans de procédures. Une telle durée pose naturellement problème.
Par ailleurs, si la Commission n'a pas utilisé récemment ses pouvoirs d'ordonner des mesures conservatoires, c'est en raison du contrôle de la Cour de justice. Les craintes de la Commission peuvent paraître excessives ; elle a ordonné à quatre reprises avant l'entrée en vigueur du règlement de 2003, des mesures provisoires. Seul un recours avait alors été exercé auprès de la Cour de justice qui avait rejeté la demande d'annulation à l'issue d'un contrôle relativement léger. Depuis lors, la Cour de justice a resserré le contrôle qu'elle exerce sur les décisions de la Commission et a accru les risques d'annulation des mesures, dans un contexte également marqué par l'évolution des pratiques professionnelles des cabinets d'avocats qui sont en mesure de mobiliser des moyens sans limites à l'appui de recours en annulation. C'est particulièrement le cas pour les abus de position dominante, pour des clients comme Google ou les autres GAFA. Que les dossiers soient, en densité, semblables pour les affaires au fond et les mesures provisoires, ou que soient prises en compte l'intensité du contrôle de la Cour de justice et les armes déployées par les sociétés concernées, est-il plus efficace, d'un point de vue économique, de changer les textes ou de mettre en oeuvre de nouvelles pratiques ? La position française me semble très clairement opter en faveur du changement de texte. Une telle position coïncide également avec notre propre pratique juridique et s'avère un gage d'efficacité. Aussi, dans le cadre d'un changement de pratique que la Commissaire européenne pourrait impulser en demandant à ses services de préparer plus fréquemment des mesures provisoires, les conditions mêmes d'ouverture de celles-ci ne manqueraient pas de se heurter à un risque très élevé d'annulation. Sur ce point, la proposition de modification rédactionnelle de l'article du règlement vient à point nommé, puisqu'elle diminuerait à l'évidence le risque d'échec pour la Commission devant la Cour de justice. Cette proposition de résolution me paraît tout aussi opportune que bien calibrée.
Je ferai, par la suite, deux ou trois observations complémentaires sur la rédaction même de la proposition de résolution, avant de vous livrer une interrogation de nature à tempérer l'enthousiasme liminaire dont j'ai pu faire preuve devant vous. Le sujet de notre démarche implique ainsi d'obtenir un consensus parmi les 27 États membres ; ce qui s'avère une démarche complexe. Vous m'aviez demandé, Monsieur le Président, il y a six mois, de vous présenter un rapport sur le fonctionnement du réseau des autorités nationales de la concurrence. Notre commission s'est alors interrogée sur les conséquences d'une définition restrictive de la concurrence susceptible d'entraver, à terme, le développement des entreprises. Nous sommes aujourd'hui dans un schéma différent qui présente une subtilité qui m'est récemment apparue. En effet, le droit de la concurrence me semblait assez hiérarchisé et me paraissait impliquer une définition liminaire au niveau européen et des implications en cascade dans chaque État où, conformément aux bons principes de gestion, était désignée une autorité nationale compétente. L'élaboration du droit de la concurrence n'est pas aussi mécanique que je le pensais de prime abord. En effet, le règlement de 2003 oblige les États membres à mettre en oeuvre ses dispositions et prévoit notamment que les autorités nationales de concurrence doivent pouvoir appliquer des mesures provisoires. Il définit, en son chapitre trois, les modalités de constatation et de cessation de l'infraction par la seule Commission et précise, à l'article 8, le cadre juridique des mesures provisoires qu'elle peut ordonner. En d'autres termes, les mesures provisoires de la Commission européenne diffèrent quelque peu des mesures conservatoires appliquées au niveau national. Par construction, la définition du cadre juridique de ces mesures provisoires et de leurs modalités demeure sous l'égide de la loi nationale. C'est sans doute la raison pour laquelle la construction de ces droits nationaux est un peu moins aboutie ou, à l'inverse, doit être considérée comme un peu plus respectueuse de l'autonomie des États. C'est aussi pourquoi la définition de l'ouverture des mesures provisoires diffère entre la Commission européenne et les autorités nationales. La proposition vise à assouplir le texte européen et faire converger les réglementations nationales et européennes, de façon à mieux prévenir les comportements prédateurs de certaines entreprises dans la sphère économique.