Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle l'examen du rapport de notre collègue M. Philippe Bonnecarrère sur la proposition de résolution européenne sur la réforme des conditions d'utilisation des mesures conservatoires en matière de concurrence présentée par notre collègue Mme Catherine Morin-Desailly. Cette proposition de résolution traduit l'une des propositions du rapport de la mission commune d'information sur la gouvernance d'internet. Le but est de simplifier le déclenchement de ces mesures, afin d'éviter que persistent des entorses aux règles de concurrence pendant la durée, souvent très longue, des procédures déclenchées par la Commission européenne, à l'instar de l'affaire avec la société Google. Cette démarche me paraît fort pertinente car le temps économique va beaucoup plus vite que le temps politique et il convient de ne pas s'enliser dans une telle situation. On ne saurait en effet accepter que les contentieux se déroulent durant près d'une décennie ! Il est ainsi très important de faire évoluer la Commission européenne qui demeure compétente en la matière. Mais cette compétence repose sur des textes écrits il y a près de cinquante ans et le contexte économique a fortement évolué depuis lors. La démarche de notre collègue fournit l'occasion de remettre les choses à plat. Notre commission est très attentive à la politique de concurrence, attention qui s'exerce aussi à l'égard d'autres secteurs économiques, comme les transports aériens. La Commission est en contentieux avec certaines compagnies des Pays du Golfe, voire même, avec des compagnies intra-européennes. Il faut donc clarifier les choses et c'est là l'objet de cette proposition de résolution. Cher collègue, vous avez la parole.
Monsieur le Président, mes chers collègues, la proposition de notre collègue Mme Catherine Morin-Desailly concerne la réécriture de l'article 8 du règlement européen de 2003 relatif aux mesures provisoires. En effet, ce règlement prévoit que la Commission européenne peut prendre d'office des mesures provisoires, en cas d'urgence, lorsqu'un « préjudice grave et irréparable » risque d'être causé à la concurrence. Cette notion de « préjudice grave et irréparable » est essentielle. En France, les dispositions applicables par l'Autorité de la concurrence figurent à l'article L.464-1 du code de commerce selon lequel le préjudice doit consister en « une atteinte grave et immédiate » à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. La proposition de notre collègue vise à modifier l'article 8 du règlement européen, en y substituant les critères énoncés par l'article L.464-1 de notre code de commerce. Ainsi, le caractère « irréparable » ne serait plus à démontrer, comme c'est le cas aujourd'hui, par des projections économiques qui me semblent discutables, à l'appui d'une décision ordonnant des mesures provisoires.
La proposition de notre collègue me paraît tout à fait pertinente et arrive à point nommé. En effet, Mme Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, s'est exprimée en faveur d'une évolution de la politique européenne de la concurrence. Elle souhaite davantage de fermeté afin de mettre un terme aux abus de position dominante, définis par l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Ses déclarations ont été largement relayées notamment par la presse économique, en particulier le Financial Times. En outre, le règlement d'application, dont nous parlons, date de 2003 ; il est donc assez logique, compte tenu de son ancienneté, qu'il fasse l'objet d'une révision.
Quelle est la problématique pour la Commission et pour nous ? Deux hypothèses peuvent être envisagées : la Commission européenne change soit ses pratiques, soit son texte de référence. Bruxelles semble manifestement hésiter entre ces deux démarches. Quand bien même le changement des pratiques s'avère nécessaire, notre proposition de résolution vise avant tout à changer le texte. La formulation proposée rend plus aisé le déclenchement des procédures. Notre rapport présente la situation actuelle. Il rappelle comment la Commission a abordé le cas de la société Google et sa politique de la recherche d'engagements des entreprises concernées. Pourquoi la Commission européenne n'a-t-elle pas pris de mesures conservatoires, dans ce contexte économique en pleine évolution ? L'économie digitale pose des problèmes tout à fait nouveaux, dont l'abus de position dominante, comme celui de la société Google, ne fournit qu'une illustration. Il s'agit d'un sujet transverse, qui présente notamment des aspects fiscaux, comme la localisation de la base fiscale, ainsi que d'autres aspects inhérents à la protection des données, au droit d'auteur et enfin à la question de l'abus de position dominante. Les enjeux sont ainsi considérables. Cependant, dans un contexte marqué par une évolution sans précédent et la progressive émergence d'un quasi-monopole des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), auxquels il convient d'ajouter, d'après Mme Françoise Nyssen, ministre de la culture, la plateforme Netflix, aucune mesure provisoire ne semble avoir été récemment prise au niveau européen. Autant l'Autorité française de la concurrence prend régulièrement de telles mesures, avant de passer à des dispositifs de sanction, autant la Commission ne semble guère le faire.
Un tel constat doit cependant être relativisé. L'Union européenne a tout de même pris à quatre reprises des mesures conservatoires, sur la base d'une ordonnance de la Cour de justice des Communautés européennes de 1980 ; le paradoxe étant qu'aucune mesure provisoire n'a été prise depuis l'entrée en vigueur du règlement de 2003 qui justement précise les critères et les modalités de ces mesures conservatoires. L'absence d'application sur ce point du règlement de 2003 peut s'expliquer par plusieurs raisons. D'une part, les précédents commissaires européens ont été moins soucieux, pour des motifs politiques, de s'emparer de cette question, que l'actuelle commissaire européenne à la concurrence. D'autre part, l'approche structurelle du droit de la concurrence mise en oeuvre par la Commission européenne se veut globale et tend à considérer la concurrence déloyale ou l'abus de position dominante comme de simples anomalies. Enfin, une question matérielle se pose : la Commission ne va pas sur le terrain des mesures provisoires, faute de disposer des moyens humains et financiers idoines. En effet, de telles procédures induisent des investissements considérables, en matière d'expertise ; ce dont la Commission n'a pas les moyens.
En réalité, ce qui me paraît décisif dans cette pratique, c'est qu'il est aussi lourd de traiter le sujet au fond que d'ordonner des mesures conservatoires. Ainsi, à partir du moment où il y a abus de position dominante et que ses conséquences sont graves et irréversibles, la Commission doit instruire une procédure visant à ordonner des mesures provisoires et assumer une masse de travail conséquente, impliquant une diversité de tâches, comme de constater les anomalies du marché, d'entrevoir son évolution, via une analyse économique. Alors qu'il est plus aisé en France de mettre en oeuvre des mesures provisoires via des procédures de référé, celles-ci impliquent, au niveau européen, la même intensité de travail pour les mesures conservatoires que pour les procédures au fond. Aujourd'hui, la Commission préfère se saisir de questions au fond, à l'instar de ce qui a conduit à la condamnation du comparateur de prix de Google à une amende de plus de deux milliards d'euros, à l'issue de sept ans de procédures. Une telle durée pose naturellement problème.
Par ailleurs, si la Commission n'a pas utilisé récemment ses pouvoirs d'ordonner des mesures conservatoires, c'est en raison du contrôle de la Cour de justice. Les craintes de la Commission peuvent paraître excessives ; elle a ordonné à quatre reprises avant l'entrée en vigueur du règlement de 2003, des mesures provisoires. Seul un recours avait alors été exercé auprès de la Cour de justice qui avait rejeté la demande d'annulation à l'issue d'un contrôle relativement léger. Depuis lors, la Cour de justice a resserré le contrôle qu'elle exerce sur les décisions de la Commission et a accru les risques d'annulation des mesures, dans un contexte également marqué par l'évolution des pratiques professionnelles des cabinets d'avocats qui sont en mesure de mobiliser des moyens sans limites à l'appui de recours en annulation. C'est particulièrement le cas pour les abus de position dominante, pour des clients comme Google ou les autres GAFA. Que les dossiers soient, en densité, semblables pour les affaires au fond et les mesures provisoires, ou que soient prises en compte l'intensité du contrôle de la Cour de justice et les armes déployées par les sociétés concernées, est-il plus efficace, d'un point de vue économique, de changer les textes ou de mettre en oeuvre de nouvelles pratiques ? La position française me semble très clairement opter en faveur du changement de texte. Une telle position coïncide également avec notre propre pratique juridique et s'avère un gage d'efficacité. Aussi, dans le cadre d'un changement de pratique que la Commissaire européenne pourrait impulser en demandant à ses services de préparer plus fréquemment des mesures provisoires, les conditions mêmes d'ouverture de celles-ci ne manqueraient pas de se heurter à un risque très élevé d'annulation. Sur ce point, la proposition de modification rédactionnelle de l'article du règlement vient à point nommé, puisqu'elle diminuerait à l'évidence le risque d'échec pour la Commission devant la Cour de justice. Cette proposition de résolution me paraît tout aussi opportune que bien calibrée.
Je ferai, par la suite, deux ou trois observations complémentaires sur la rédaction même de la proposition de résolution, avant de vous livrer une interrogation de nature à tempérer l'enthousiasme liminaire dont j'ai pu faire preuve devant vous. Le sujet de notre démarche implique ainsi d'obtenir un consensus parmi les 27 États membres ; ce qui s'avère une démarche complexe. Vous m'aviez demandé, Monsieur le Président, il y a six mois, de vous présenter un rapport sur le fonctionnement du réseau des autorités nationales de la concurrence. Notre commission s'est alors interrogée sur les conséquences d'une définition restrictive de la concurrence susceptible d'entraver, à terme, le développement des entreprises. Nous sommes aujourd'hui dans un schéma différent qui présente une subtilité qui m'est récemment apparue. En effet, le droit de la concurrence me semblait assez hiérarchisé et me paraissait impliquer une définition liminaire au niveau européen et des implications en cascade dans chaque État où, conformément aux bons principes de gestion, était désignée une autorité nationale compétente. L'élaboration du droit de la concurrence n'est pas aussi mécanique que je le pensais de prime abord. En effet, le règlement de 2003 oblige les États membres à mettre en oeuvre ses dispositions et prévoit notamment que les autorités nationales de concurrence doivent pouvoir appliquer des mesures provisoires. Il définit, en son chapitre trois, les modalités de constatation et de cessation de l'infraction par la seule Commission et précise, à l'article 8, le cadre juridique des mesures provisoires qu'elle peut ordonner. En d'autres termes, les mesures provisoires de la Commission européenne diffèrent quelque peu des mesures conservatoires appliquées au niveau national. Par construction, la définition du cadre juridique de ces mesures provisoires et de leurs modalités demeure sous l'égide de la loi nationale. C'est sans doute la raison pour laquelle la construction de ces droits nationaux est un peu moins aboutie ou, à l'inverse, doit être considérée comme un peu plus respectueuse de l'autonomie des États. C'est aussi pourquoi la définition de l'ouverture des mesures provisoires diffère entre la Commission européenne et les autorités nationales. La proposition vise à assouplir le texte européen et faire converger les réglementations nationales et européennes, de façon à mieux prévenir les comportements prédateurs de certaines entreprises dans la sphère économique.
Merci monsieur le rapporteur pour vos explications sur ce sujet assez complexe. Je me réjouis que notre commission ait été réactive sur cette question aux implications importantes. Plus on pourra obtenir une harmonisation au niveau communautaire, plus le marché unique sera efficace.
Il s'agit d'une question-clé pour l'évolution de l'Union européenne dans les prochaines années, compte tenu du développement de l'économie numérique. Je rejoins intégralement les recommandations du rapporteur. Il faut bien percevoir les incidences d'un tel changement de termes. D'ailleurs, je suis toujours mal à l'aise lorsqu'il est question de terminologie dans un texte européen. En effet, tous les textes européens importants ont été négociés en langue anglaise. Quelle que soit la procédure, l'expression « irréparable » signifie « non susceptible d'être réparé par une indemnité financière » ; ce qui place, pour ainsi dire, la barre très haut. En réalité, la majorité des préjudices économiques, même prolongés, est susceptible d'être réparée par la voie indemnitaire ; ce qui écarte l'immense majorité des préjudices du champ d'application de ce pouvoir d'intervention en urgence. Je suppose que le terme anglais, qui a été traduit dans les autres langues des États membres, recouvre bien un tel concept. Si c'est le cas, le fait de passer à « immédiat » induit ipso facto un effet juridique radical. Telle est bien la voie du changement de texte qui s'impose. Il convient d'expliquer également la relative inertie de la Commission européenne. Je me souviens, à cet égard, d'une discussion avec notre ancien collègue M. Roland Ries sur la thématique de la concurrence ferroviaire qui relève de la compétence de la Commission européenne. Si la Commission est l'organe de défense des intérêts généraux de l'Union d'un point de vue institutionnel et est compétente, à ce titre, en matière de droit de la concurrence, son fonctionnement ne cadre plus avec l'évolution économique. En outre, les décisions de la Commission en matière de concurrence sont collégiales, ce qui génère une force d'inertie au-delà de l'effet d'entraînement dont le commissaire en charge de la concurrence peut être à l'origine. Ainsi, la question de l'abus de position dominante des grands acteurs d'Outre-Atlantique porte atteinte aux intérêts d'une grande majorité des économies européennes, à l'exception toutefois de celle des États qui sont devenus des alliés objectifs de ces GAFA. Ces États, de taille plus réduite, sont devenus des obligés ou des bénéficiaires des retombées de l'activité de ces grands groupes, et peuvent ainsi porter la contradiction au sein de l'Union européenne. Sur le sujet des mesures provisoires, je rejoins tout à fait les observations de notre rapporteur. Un corps quasi-juridictionnel ou qui a, à tout le moins, l'obligation de respecter un vaste champ de procédures, est toujours embarrassé d'en venir à une procédure provisoire de type référé, alors qu'il sait qu'il va devoir ultérieurement se prononcer sur le fond. Par ma simple expérience du contentieux administratif, une juridiction me semble pouvoir, forte des éléments dont elle dispose au niveau du référé, aboutir à une première solution avant de pouvoir justifier, lors de l'examen au fond, d'une autre solution. En termes de lisibilité et de sentiment d'avoir dit le droit de la manière la moins faillible possible, personne n'aime cela ! Un changement de perspective devra intervenir pour que la Commission européenne se mette à faire du référé ! Les préjudices occasionnés par les GAFA sur l'ensemble de l'économie européenne sont suffisamment importants pour convaincre la Commission, garante des intérêts économiques généraux de l'Union, d'évoluer sur cette question. Une telle démarche suppose enfin une coalition d'États mobilisés et soucieux de défendre leurs intérêts économiques.
Je voudrais féliciter notre collègue rapporteur pour sa belle démonstration de la pertinence de ce sujet et souligner l'opportunité de s'en saisir dans le contexte actuel. C'est là un enjeu majeur sur lequel travaille notre collègue Mme Morin-Desailly qui a déjà commis plusieurs rapports sur ce sujet. Dans un monde où le numérique est omniprésent et s'avère une source de domination, la prise de conscience des abus de position dominante et de la faiblesse de la réponse de l'Union européenne est générale. D'ailleurs, c'est un sujet transverse que la ministre de la culture, Mme Françoise Nyssen, a récemment évoqué, à l'occasion de ses propos sur les droits d'auteur.
Je souhaite également féliciter notre collègue, M. Philippe Bonnecarrère, pour la qualité de son rapport. J'épouse totalement ses conclusions. Il est indispensable que soient au plus vite modifiés les termes de l'article 8 du règlement de 2003, comme y invite le texte de cette proposition de résolution. Au-delà des termes mêmes, il sera beaucoup plus facile à la Commission de dresser le constat d'une atteinte grave et immédiate que de prouver un préjudice grave et irréparable, comme vient de le souligner notre collègue M. Alain Richard. On ne se situe pas au même niveau : en effet, le constat est une chose tandis que le préjudice en est la conséquence. D'où la difficulté, bien vue par le rapporteur, pour la Commission de pouvoir interdire en référé sans devoir extrapoler et alléguer un préjudice irréparable pour pouvoir agir. Ce n'est tout de même pas simple ! Que l'on puisse, comme en droit français, procéder rapidement en référé, et non au bout de sept ans, quitte, au fond, ultérieurement à juger que l'on s'est trompé, me paraît fondamental. Le texte européen n'a pas évolué alors que le contexte a changé. Je salue cette proposition de résolution européenne et je souhaite que la réglementation bientôt en vigueur puisse désormais correspondre à l'évolution économique induite notamment par le développement du numérique.
Je remercie nos collègues pour leurs interventions qui achèvent d'éclairer le sujet. Il est exact que, pour prendre des mesures provisoires, il est nécessaire de convaincre le collège des commissaires dont les positions peuvent s'avérer divergentes. Vous avez vous-mêmes interrogé l'ambassadeur estonien sur ces questions et pu mesurer la distance qui était la sienne par rapport à nos positions. M. Alain Richard, vous avez évoqué les changements de pratique de la Commission : à sept jours près, la dernière mesure provisoire a été prise il y a seize ans, dans l'affaire NDC-Elst. Depuis lors, aucune mesure provisoire n'est intervenue. La Commission est très pertinente dans son action de négociations préalables. Elle privilégie ainsi les engagements qui lui permettent de mobiliser son arsenal de sanctions. D'ailleurs, infliger une sanction de 1 % ou de 5 % peut induire des conséquences financières importantes pour des groupes extra-européens, une forme d'extra-territorialité, à l'instar de ce que connaît actuellement le groupe BNP Paribas avec les autorités américaines, qui pourrait être amené à provisionner de nouveaux montants suite aux dernières sanctions dont il a fait l'objet. À cet égard, le droit de la concurrence européen me semble participer d'une forme d'extra-territorialité. Engagement, procédure contractuelle préalable, puis sanction : alors que la Commission européenne demeure pertinente au début et à la fin de la chaîne des procédures, c'est en son milieu, c'est-à-dire en matière de mesures provisoires, que se posent les problèmes.
S'agissant du texte de la proposition, je vous invite à porter votre attention sur les points 21 et suivants, après les considérants sur les enjeux de souveraineté numérique. Le point 21 propose de substituer le caractère immédiat de l'atteinte à celui de son caractère « irréparable » ; je n'y reviens pas. Le point 22 propose d'alléger les éléments de preuve que doit produire la Commission et substitue à l'obligation d'établir un constat prima facie d'infraction le constat que la pratique relevée porte une telle atteinte. Cette expression de prima facie qui figure dans le règlement de 2003 illustre, comme l'a évoqué notre collègue M. Alain Richard, l'utilisation de termes latins plutôt spécifiques au droit anglo-saxon.
Je ne suis pas certain, en tout cas, que cette expression latine ait la même signification pour nous. Un allègement est ainsi proposé. Par ailleurs, pour donner suite aux échanges que nous avons eus avec les praticiens du droit, il convient d'élargir la sphère des intérêts protégés et d'aller au-delà de la simple atteinte aux règles de concurrence en prenant en compte celles qui visent l'économie générale, les secteurs intéressés, voire les consommateurs ou l'entreprise plaignante. L'idée sous-jacente à cette démarche est ainsi de reconnaître que l'exclusion d'un opérateur porte atteinte à la concurrence. Nous avons d'ailleurs évoqué ces points 21, 22 et 23 avec Mme Isabelle de Silva qui préside désormais l'Autorité de la concurrence. Si elle valide l'ensemble de nos propositions, elle m'a, en revanche, demandé de faire montre de moins d'enthousiasme sur le point 24 qui porte sur les demandes de mesures provisoires déposées par les entreprises auprès de la Commission lorsqu'elles dénoncent un abus de position dominante. En effet, la commission devrait motiver son refus de prendre des mesures provisoires. Selon Mme de Silva, une telle proposition serait certainement écartée par les commissaires et risquerait de reporter la révision du règlement de 2003. En outre, elle risquerait de figer la procédure, en obligeant la Commission à un acte administratif supplémentaire. C'est la raison pour laquelle je vous propose la suppression du point 24. Enfin, le point 25 demande effectivement à la Commission d'utiliser les mesures provisoires qui sont à sa disposition. Je vous propose de retenir le texte de la proposition ainsi élargie par rapport à ce qu'avait proposé notre collègue, Mme Catherine Morin-Desailly.
Monsieur le Rapporteur, je souhaiterais que nous ayons également un dialogue avec Mme de Silva sur ces questions, comme nous l'avons fait, du reste, avec son prédécesseur. De tels échanges ne peuvent que contribuer à faire bouger les lignes sur des questions comme celle qui nous occupe aujourd'hui !
J'imagine que les réticences exprimées par Mme de Silva s'expliquent par le risque d'effets collatéraux !
Je vous remercie, Monsieur le Rapporteur, pour la qualité de vos explications. Je pense que chacune et chacun d'entre vous a approuvé cette proposition de résolution. Je me propose, au nom de la commission, d'adresser le rapport au président Juncker. En outre, je vous propose de demander que ce sujet soit débattu aux prochaines COSAC, et notamment celle qui se déroulera en novembre prochain, sous présidence estonienne. Outre le numérique, il faut aussi s'intéresser à l'intelligence artificielle qui, comme le souligne le dernier rapport de l'OPECST, bouleverse nos vies. Notre commission est ainsi dans la réactivité face à des sujets qui vont bouleverser le quotidien de nos concitoyens.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a conclu, à l'unanimité, à l'adoption de la proposition de résolution modifiée dans le texte suivant :
(1) Le Sénat,
(2) Vu l'article 88-4 de la Constitution ;
(3) Vu les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne ;
(4) Vu l'article 8 du règlement CE n° 1/2003 du 16 décembre 2002 du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité ;
(5) Vu la communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 6 mai 2015, intitulée « Stratégie pour un marché unique numérique en Europe » (COM (2015) 192) ;
(6) Vu les conclusions du Conseil européen des 22 et 23 juin 2017 ;
(7) Vu l'article L 464-1 du code de commerce ;
(8) Vu la résolution européenne adoptée par le Sénat le 30 juin 2015 pour une stratégie européenne du numérique globale, offensive et ambitieuse ;
(9) Vu le rapport d'information sénatorial « L'Europe au secours de l'Internet : démocratiser la gouvernance de l'Internet en s'appuyant sur une ambition politique et industrielle européenne », (n° 696 tome I, 2013-2014) - 8 juillet 2014 - de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet ;
(10) Considérant que la souveraineté numérique est un enjeu politique majeur pour l'Union européenne ;
(11) Considérant que cette souveraineté ne peut être exercée que par le biais d'un tissu économique et entrepreneurial dynamique qui doit être protégé des abus de position dominante ou des situations monopolistiques suscitées par les grands groupes étrangers ;
(12) Considérant que le droit européen de la concurrence doit être l'outil privilégié pour garantir la croissance des entreprises et des acteurs européens du numérique vers une taille critique permettant à l'Union de parachever sa souveraineté technologique ;
(13) Considérant que la longueur des procédures contentieuses engagées par la Commission européenne au nom du respect de la concurrence fait obstacle à la préservation d'un objectif affiché et ambitieux de développement des technologies européennes ;
(14) Considérant que la législation européenne actuelle relative au déclenchement de mesures conservatoires est trop restrictive pour avoir un effet significatif sur la préservation de l'équilibre du marché européen de l'industrie du numérique ;
(15) Considérant de surcroît que la procédure de l'article 8 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du Traité n'a pas été déclenchée depuis l'entrée en vigueur du règlement en 2004 en dépit de la concentration toujours plus forte des entreprises du numérique autour de grands groupes étrangers ;
(16) Considérant qu'en droit français, l'article L. 464-1 du code de commerce permet de façon plus opérationnelle à l'Autorité de la concurrence d'imposer, en cas d'urgence, des mesures conservatoires aux entreprises dont le comportement anticoncurrentiel porte une atteinte grave et immédiate à l'économie en général, à celle du secteur concerné, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante ;
(17) Demande, en conséquence, que l'article 8 du règlement CE n° 1/2003 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues par les articles 81 et 82 du traité, soit modifié afin de revoir, dans l'esprit de l'article L. 464-1 du code de commerce, les conditions de mise en oeuvre des mesures provisoires que la Commission européenne peut prendre en cas de comportement susceptible de porter atteinte à la concurrence et alléger l'exigence de qualification dudit comportement ;
(18) Fait valoir que ces modifications conduiraient à :
(19) - assouplir les critères de définition du risque d'atteinte à la concurrence résultant de la pratique en cause (« préjudice grave et irréparable ») pour prévoir « le constat d'une atteinte grave et immédiate » ;
(20) - alléger l'obligation pour la Commission d'établir un « constat prima facie d'infraction » en lui substituant celle du constat que la pratique relevée porte une telle atteinte ;
(21) - élargir le champ des intérêts protégés justifiant des mesures provisoires en ne visant plus seulement l'atteinte « aux règles de concurrence » mais également « à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante » ;
(22) Demande à la Commission d'utiliser effectivement l'instrument des mesures provisoires lorsque l'urgence le justifie et dès lors que les conditions permettant sa mise en oeuvre sont réunies ;
- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Francis Delattre, vice-président de la commission des finances -
Cette audition est commune avec la commission des finances.
Nous sommes réunis ce matin autour d'un sujet cher à la commission des finances et à la commission des affaires européennes : la gouvernance et l'approfondissement de la zone euro. Depuis quelques années, des pistes de réforme ont été régulièrement évoquées - notamment pendant la campagne présidentielle - pour améliorer le fonctionnement de la zone euro, qui compte désormais dix-neuf États membres. Le 13 juillet dernier, la France et l'Allemagne se sont accordées sur un constat : « l'architecture actuelle de la zone euro présente des défauts persistants ». Lors de ce conseil des ministres franco-allemand, il a également été affirmé que nos deux pays « partagent la volonté d'envisager de nouvelles initiatives pour la renforcer ».
Le programme du candidat à l'élection présidentielle, devenu aujourd'hui Président, proposait la création d'un ministre de l'économie et des finances, d'un Parlement et d'un budget de la zone euro. En mai dernier, le gouvernement espagnol s'est également déclaré favorable à la création d'un « véritable gouvernement économique » de la zone euro, qui devrait s'accompagner de la création d'un budget commun et d'un Trésor de la zone euro. La Chancelière Angela Merkel a indiqué la semaine passée qu'elle « n'avait rien contre un budget de la zone euro » et qu'il était possible de discuter de l'institution d'un « ministre européen des finances ».
Concernant la dimension démocratique de la zone euro, le Sénat participe activement à la conférence prévue par l'article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l'Union économique et monétaire. Cette conférence a du mal à trouver sa place dans le paysage institutionnel : il faudra rechercher la bonne formule pour associer les parlements à la gouvernance de la zone euro.
Pour nous éclairer sur l'ensemble de ces questions, nous avons souhaité entendre des juristes spécialistes du droit de l'Union européenne. L'objet de cette audition est, en effet, d'examiner la faisabilité juridique des différentes propositions de réforme de la gouvernance de la zone euro et d'identifier celles qui nécessitent une révision des traités européens.
Je souhaite donc la bienvenue à M. Alberto de Gregorio Merino, qui est directeur chargé des affaires économiques et financières, du budget et des fonds structurels au sein du service juridique du Conseil de l'Union européenne ; M. Jean-Paul Keppenne, qui occupe les fonctions de conseiller juridique au sein du service juridique de la Commission européenne où il est chargé de la zone euro et des questions économiques ; et M. Francesco Martucci, professeur de droit européen à l'Université Paris II Panthéon-Assas.
Je vous informe que MM. de Gregorio Merino et Keppenne s'expriment en leur nom propre et que leurs propos n'engagent pas l'institution pour laquelle ils travaillent. Je vous informe également que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet du Sénat.
Je me réjouis de cette réunion commune de nos deux commissions. La réforme de la zone euro est un enjeu majeur de l'agenda européen. Lors du tout récent conseil des ministres franco-allemand, nos deux pays ont reconnu que l'architecture actuelle présentait des défauts persistants. Ils ont partagé la volonté d'envisager de nouvelles initiatives pour la renforcer. Nous avons par ailleurs pris connaissance de la contribution de la Commission européenne dans le document de réflexion qu'elle a rendu public à la fin du mois de mai. Le groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne a lui-même recommandé de renforcer la gouvernance de la zone euro. Cela passe d'abord par l'achèvement de la phase I de l'approfondissement de l'Union économique et monétaire. Plusieurs sujets sont en cause : promouvoir un véritable code de convergence fiscal et social, poursuivre la réforme du semestre européen et faire aboutir l'union bancaire.
L'idée d'un budget de la zone euro fait par ailleurs son chemin. Mais on ne voit pas encore un consensus se dessiner sur la forme qu'il pourrait revêtir. Peut-on transformer le Mécanisme européen de stabilité en Fonds monétaire européen ? Quel contenu pourrait avoir une capacité budgétaire de la zone euro à finalité contra-cyclique ? Quel contrôle démocratique ? Cela nous renvoie à l'enjeu de la gouvernance. Il est indispensable de renforcer le pilotage exécutif de la zone euro. Cela pourrait passer par l'organisation plus systématique de sommets de la zone euro et par la désignation d'un coordonnateur politique qui présiderait l'Eurogroupe, appliquerait les orientations définies par le sommet de la zone euro et qui représenterait celle-ci dans les institutions financières internationales. Quelle est votre analyse ?
Mais ce renforcement de l'exécutif ne peut se concevoir sans un contrôle démocratique effectif. Cela pourrait, à notre sens, passer par un rôle accru de la conférence de l'article 13 du TSCG. Cet article, dont nous avons souvent débattu, nous laisse amers. Le mode de fonctionnement de cette conférence devrait être revu pour lui permettre d'adopter des recommandations et de valider le principe d'un engagement du Fonds monétaire européen. Elle pourrait se réunir à Strasbourg pour au moins deux sessions : la première au début du semestre européen, en novembre, pour examiner la situation de la zone euro ; la seconde en juin de l'année suivante, pour la présentation des propositions de recommandations par pays de la Commission européenne. Quelles sont les voies envisageables pour asseoir la légitimité démocratique de la zone euro ? Ce sujet, technique, est très présent au sein de notre assemblée, qui représente les collectivités territoriales et où les élus sont toujours soucieux de légitimité démocratique.
Depuis le début de la crise, la zone euro a évolué de façon spectaculaire, avec la création de l'union bancaire, le renforcement de la gouvernance économique et la création d'un mécanisme de sauvetage permanent, à savoir le Mécanisme européen de stabilité (MES). Désormais, on observe une évolution parallèle de la solidarité et de la responsabilité : l'accès au mécanisme de sauvetage est conditionné à la ratification et à la transposition par l'État membre du TSCG. La centralisation s'est accrue, puisque des pouvoirs de plus en plus importants sont exercés par des instances européennes comme l'Autorité bancaire européenne, chargée de la surveillance, ou le Conseil de résolution unique - ce qui était inconcevable il n'y a pas si longtemps. Et l'idée même de stabilité a évolué, passant, à la suite de la crise, de la conception étroite qui avait prévalu à Maastricht - prix et budgets - à une acception plus large, embrassant la stabilité de la zone euro tout entière. Je vous renvoie sur ce point au troisième alinéa de l'article 156 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ainsi qu'à l'arrêt Pringle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).
Je crois que les aspects bancaires et financiers, la gouvernance et le mécanisme de sauvetage constituent les trois sommets d'un triangle délimitant le périmètre de toute action à venir sur le plan économique et monétaire. Négliger l'un de ces trois domaines, qui sont aussi liés entre eux que fondamentaux, déboucherait sur une politique boiteuse et dysfonctionnelle. L'approfondissement sera guidé par l'équilibre entre solidarité et risque, avec éventuellement un « fonds pour les mauvais jours » et un fonds de stabilisation macroéconomique, et un partage des responsabilités et des fonctions de contrôle. Plus on intensifiera le partage des risques et des responsabilités, plus il deviendra probable qu'il faille modifier les traités.
Pour l'intégration bancaire et financière, une révision des traités ne sera pas nécessaire, puisque la réglementation relève du marché intérieur, domaine dans lequel les traités fixent un cadre d'intégration suffisamment large. Pour la gouvernance économique, c'est déjà moins évident, car les compétences de l'Union européenne se limitent à la coordination entre les États membres. À mon avis, le législateur a déjà épuisé les possibilités offertes par les traités, et la création d'un pouvoir effectif d'intrusion dans la procédure budgétaire ou dans l'activité du Trésor des États membres imposerait de les réviser pour transformer la compétence de coordination en une compétence d'intégration.
Quant au Mécanisme européen de stabilité, il est fondé sur un accord intergouvernemental. C'est un bel exemple d'usage de la méthode intergouvernementale comme alternative à l'intégration européenne, à l'instar du TSCG ou de la mise en place du Fonds de résolution unique (FRU). Par l'arrêt Pringle, la CJUE a accepté le recours à la méthode intergouvernementale pourvu que son résultat aille dans le sens de la construction européenne, respecte l'autonomie de décision de l'Union européenne et ne soit pas contraire à son droit, qui prévaut sur les traités intergouvernementaux. Si cette méthode intergouvernementale est utile pour faire face aux urgences, je vois mal comment l'on pourrait y avoir recours pour construire un mécanisme qui toucherait au tissu institutionnel.
Pour conclure, j'insisterai sur le fait que l'approfondissement doit se faire avec toute la légitimité démocratique souhaitable. Pour l'heure, c'est le corps électoral national qui est l'espace principal du débat démocratique sur le pacte social et la redistribution fiscale. Ce sont donc les États membres qui doivent demeurer le substrat de l'approfondissement économique : en d'autres termes, celui-ci ne doit pas se faire sans associer étroitement les parlements nationaux.
Je vous remercie de votre accueil. De tels contacts informels sont utiles pour faire évoluer la réflexion sur ces importants sujets. Je partage la plupart des observations de M. de Gregorio Merino. Il me semble clair que les traités n'ont pas été rédigés dans l'optique d'une intégration économique et monétaire. Les politiques économiques y sont décrites comme nationales, et le niveau européen n'est compétent que pour les coordonner, c'est-à-dire pour éviter les divergences susceptibles de générer des effets secondaires d'un État membre sur l'autre. Le principe d'une politique économique commune n'y figure aucunement. On peut contourner l'obstacle, bien sûr, mais ce constat constitue la pierre angulaire de toute réflexion sur le sujet.
Le cadre juridique actuel fait peser quatre contraintes sur le projet de renforcer la gouvernance de la zone euro. D'abord, le principe d'attribution fait que les États restent, a priori, dépositaires de toutes les compétences : l'Union européenne ne peut agir que si une compétence lui est attribuée par les traités. C'est d'ailleurs notre pain quotidien : chercher une base juridique dans les traités pour fonder notre action. Deuxièmement, le principe de l'équilibre institutionnel, d'abord formulé par la CJUE puis repris dans les traités, impose à chaque institution d'exercer ses compétences dans le respect de celles des autres organes. De ce fait, une institution ne peut pas, sauf exception, se décharger de certaines compétences sur un organe nouveau, et la possibilité de créer de nouvelles structures dotées de compétences discrétionnaires est très limitée. Troisièmement, il n'existe pas de gouvernance propre à la zone euro. Le seul organe qui lui soit spécifique, l'Eurogroupe, réunit les ministres des finances de la zone, en général la veille du conseil des ministres des finances de l'ensemble de l'Union, mais n'a aucune existence institutionnelle - même si c'est l'enceinte où de nombreux compromis politiques sont trouvés. Il n'a aucun pouvoir de décision : toutes les institutions sont prévues pour vingt-huit. Enfin, le cadre budgétaire est relativement rigide. Les ressources propres sont adoptées à l'unanimité, ratifiées par les Parlements nationaux, ce qui est peu propice à la constitution d'un budget de la zone euro.
Le budget de l'Union européenne est très différent des budgets nationaux ; il doit notamment être à l'équilibre, en recettes et en dépenses. Toute politique de relance ne peut donc être pratiquée que de façon limitée. Ses caractéristiques réduisent fortement les marges de manoeuvre pour une politique volontariste.
Schématiquement, je considère qu'il y a trois grandes voies pour la mise en place d'une vraie gouvernance de la zone euro. La première consiste à rester strictement dans le cadre de l'Union européenne, sur la base des traités existants. Nous avons déjà largement épuisé cette possibilité. Seul reste en réalité l'article 352 du TFUE, ce que l'on appelle la « clause passerelle », qui prévoit que le Conseil adopte toutes les dispositions appropriées si une action de l'Union paraît nécessaire pour atteindre l'un des objectifs prévus par les traités sans que ceux-ci n'aient prévu les pouvoirs d'action requis à cet effet.
La Commission européenne n'a jamais exclu que le MES puisse être intégré au sein de l'Union européenne. Néanmoins, cela implique une décision prise à l'unanimité des États membres de l'Union et une ratification dans plusieurs pays, dont l'Allemagne. Le financement d'une telle intégration posera également problème, quand on connaît les contraintes pesant sur le budget de l'Union européenne. Une solution serait de « bricoler » des accords intergouvernementaux, des traités entre États de la zone euro pour organiser la mise à disposition des fonds, les montants en jeu étant considérables.
La deuxième voie consiste à sortir du cadre institutionnel de l'Union européenne, de revenir à la méthode intergouvernementale, comme cela a été fait pour le MES ou le TSCG. Ces deux dispositifs ont été mis en place dans l'urgence, mais ils se sont révélés relativement efficaces. Leur recours est tout de même assez lourd. Pour que cela fonctionne, il faut s'appuyer sur les institutions de l'Union européenne. Il s'agit donc, en réalité, d'un système mixte auquel la Commission participe. Cela pose quelques problèmes : le Parlement européen ne contrôle plus vraiment la Commission sur ces sujets, et les recours en justice sont difficiles. Le système est donc imparfait.
La troisième voie, enfin, revient à réviser les traités de l'Union européenne pour en accroître les compétences. C'est évidemment la procédure la plus lourde : elle implique l'unanimité des États membres de l'Union européenne, une ratification par pays et même, une Convention. Elle s'inscrit donc dans une perspective temporelle et politique très lourde.
Je commencerai par exprimer une conviction : la relance du projet européen implique de faire un choix, celui de la différenciation. Cela existe déjà, c'est la zone euro.
Depuis l'élargissement, l'Union européenne connaît un défaut structurel de convergence économique, fiscale et sociale.
Néanmoins, il faut dire qu'avec les crises, l'intégration européenne a remarquablement avancé. Elle l'a fait au moyen de solutions pragmatiques : via la révision des traités, l'adoption d'actes de droit dérivé, ou la conclusion d'accords internationaux pris dans le respect du droit de l'Union européenne. Le traité instituant le MES permet par exemple d'accorder une assistance financière assortie d'une surveillance renforcée, dans le cadre d'un acte de droit dérivé, à savoir le règlement « two-pack ». L'union bancaire, sans révision des traités, instaure également un mécanisme unique de surveillance, réservé à la zone euro.
Je vois trois contraintes principales dans la perspective d'une poursuite de l'intégration : le principe d'attribution des compétences, le dogme de l'unité et la question démocratique.
La question de l'attribution des compétences doit innerver toute réflexion sur l'approfondissement. L'Union économique et monétaire est en effet fondée sur une asymétrie fondamentale des compétences entre le monétaire et l'économique.
Le monétaire relève d'une compétence exclusive de la Banque centrale européenne (BCE), même si elle est en réalité limitée par les traités. L'économique et le budgétaire sont des compétences des États membres. L'Union européenne n'a de compétence qu'en matière de coordination et de discipline budgétaire.
L'article 136 du TFUE permet, certes, au législateur de l'Union européenne d'adopter des règles spécifiques pour la zone euro. Mais il ne constitue pas en soi une base juridique autonome. Il doit être combiné à l'article 121 pour la coordination, et à l'article 126 pour la discipline budgétaire.
Avec l'article 136, c'est la logique du renforcement de la discipline par la règle qui prévaut. Nous ne sommes donc pas vraiment dans une logique d'intervention macroéconomique. Il faudrait pour cela réviser les traités.
Un traité de droit international est toujours possible, mais dans le respect du droit de l'Union européenne. Si cette solution était retenue pour l'intégration, on continuerait le « bricolage institutionnel », avec tous les avantages et les inconvénients que cela comporte.
La mise en place de l'union bancaire s'est faite grâce à la maximisation du droit dérivé. Cela fonctionne pour le financier et le bancaire, éventuellement pour la convergence sociale et fiscale, mais cela peut-il fonctionner pour le budgétaire ? J'en doute.
Quelle que soit la solution retenue, elle se heurtera de toute façon à un dogme, celui de l'unité. Pour le dire de manière provocatrice, le « Brexit » est une chance qui devrait permettre à l'Union européenne d'aller vers plus de différenciation. La zone euro, à mes yeux, est déjà un sous-système de l'Union européenne. Il faudrait désormais lui reconnaître son autonomie : institutionnelle d'abord, en institutionnalisant l'Eurogroupe ; matérielle ensuite, en allant vers davantage de convergence sociale et fiscale.
Mais cette rupture radicale impliquerait de rompre avec le dogme de l'unité du marché intérieur, en autorisant la zone euro à aller beaucoup plus loin dans son intégration, quitte à limiter la liberté de circulation, des services par exemple. On le voit, cette voie semble difficilement praticable avec le Brexit, qui entraîne une forte mobilisation en faveur des quatre libertés. De plus, elle implique une révision des traités.
Surtout, aucun approfondissement ne pourra faire l'économie de la question démocratique. Les différentes réformes dont nous avons parlé ont permis de surmonter les crises, mais à un coût démocratique élevé. Le two-pack, le six-pack posent un problème démocratique et ont nourri le fantasme d'une déresponsabilisation des acteurs européens, dont l'Eurogroupe et la troïka rassemblant la BCE, la Commission européenne et le Fonds monétaire international (FMI) ont été les symboles.
Clairement, un problème d'imputabilité se pose : qui gouverne la zone euro ? Ces interrogations militent pour une institutionnalisation de l'Eurogroupe, pour la suppression des sommets de la zone euro, et pour la création d'un poste de ministre dédié.
Plus largement, une question de légitimité démocratique se pose. Nous savons que la Commission est responsable devant le Parlement européen, et que les gouvernements le sont devant leur parlement respectif. Faut-il alors un troisième parlement, un parlement de la zone euro ? Je le pense. Une assemblée démocratique de ce type aurait des pouvoirs limités à la décision budgétaire et au contrôle sur les nouvelles institutions.
Ce sont bien sûr des solutions radicales, qui impliquent de réviser les traités ou d'en sortir complètement, avec la création d'une nouvelle organisation internationale.
C'est une question d'opportunité politique, qui peut venir de la restructuration de la dette grecque. N'oublions pas que c'est d'une restructuration de dette qu'est né le projet fédéral aux États-Unis.
Je voudrais remercier les orateurs pour la clarté de leur propos. À vous entendre parler de légitimité, d'unanimité, d'équilibre indispensable à trouver, on réalise toutes les contraintes pesant sur les projets de modification de la gouvernance et des programmes européens.
Je note néanmoins que les propositions très ambitieuses de réforme de la zone euro présentées par la Commission européenne le 31 mai dernier dans un document de réflexion ont été bien reçues. Était-ce par pur plaisir intellectuel ou tout cela a-t-il une chance d'aboutir ?
Vous avez évoqué les dispositifs développés récemment pour faire face à la crise : le TSCG, le MES... L'article 16 du TSCG prévoit une intégration du MES dans le cadre juridique de l'Union européenne au 1er janvier 2018. Comment cela va-t-il se faire ? Par la procédure de révision simplifiée des traités prévue à l'article 48 du TUE ?
La première question s'adresse plutôt à la Commission. Je laisserai répondre M. Jean-Paul Keppenne.
En réponse à votre deuxième question, l'intrication entre la méthode communautaire et l'intergouvernemental est très difficile à comprendre pour les citoyens comme pour les juristes. Certains parlent d'utiliser l'article 352 du TFUE pour incorporer le MES dans les traités de l'Union européenne. J'ai quelques doutes sur la faisabilité de cette option. Cet article ne peut être utilisé que si l'on constate qu'il n'y a pas d'autres solutions offertes par les traités. Or les traités prévoient déjà des mécanismes d'assistance budgétaire, en particulier l'article 52 paragraphe 2, que l'on avait utilisé pour établir le Fonds européen de stabilité financière (FESF) en 2010, avec lequel le Portugal et l'Irlande avaient été aidés.
L'intégration du MES pose en outre un sérieux problème budgétaire. Rappelons qu'il s'agit d'un mécanisme qui peut mobiliser jusqu'à 700 milliards d'euros, soit l'équivalent de toutes les perspectives financières pour la période ! Je me demande si c'est politiquement acceptable... J'ajoute que cela devrait alors être adopté par les vingt-huit États membres.
Il est exact que, selon son article 16, le TSCG doit être intégré dans le cadre juridique de l'Union européenne au 1er janvier 2018. La Commission n'a, pour l'heure, présenté aucune proposition en ce sens. Ma lecture de cet article est qu'il établit une obligation non pas de résultat mais de moyens.
On pourrait l'incorporer par la voie du droit secondaire. C'était d'ailleurs l'idée initiale du président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, en 2011, qui avait négocié avec Nicolas Sarkozy et Angela Merkel la modification du protocole n° 12, par le biais de l'article 356 paragraphe 14. Une incorporation n'implique donc pas de révision des traités : nous avons les bases juridiques suffisantes dans le droit existant.
Je vous remercie pour ces présentations très précises. Ce que vous dites du TSCG et du MES m'inspire une remarque : l'Europe avance grâce aux crises ; c'est une grande tradition pour elle. Ce mode de fonctionnement peut donc parfois être fructueux. On pourrait alors envisager la crise du Brexit comme l'occasion d'élaborer de nouveaux mécanismes d'intégration. Qu'en pensez-vous ?
La question de la coordination économique et de l'harmonisation fiscale dans l'Union européenne irrite beaucoup nos concitoyens. Que les grandes sociétés multinationales ne paient pas d'impôts est insupportable.
Nous participons avec François Marc à des réunions de la Conférence interparlementaire sur la stabilité, la coordination économique et la gouvernance au sein de l'Union européenne, prévue par l'article 13 du TSCG. Mais cette instance est manchote : elle ne peut pas prendre de décision, ni transmettre d'avis. C'est dommage, car j'ai pu constater qu'il existait une grande convergence entre les représentants des parlements nationaux, y compris avec les Luxembourgeois ou les Irlandais, sur la question de la fiscalité.
Comment, donc, faciliter la prise de décision au niveau intergouvernemental pour avancer sur ces sujets ?
Je propose la création d'une structure pérenne, composée par exemple de représentants des commissions des finances qui siègent dans un hémicycle disponible, à Strasbourg, loin des lobbyistes bruxellois, pour échanger et partager leurs analyses.
La réintégration du TSCG est possible à traité constant, sauf pour ce qui a trait à la création d'un sommet des chefs d'État et de gouvernement de la zone euro.
Depuis le début de l'année, la Commission a produit une série de documents de réflexion, à commencer par un livre blanc sur l'avenir de l'Union européenne. Ils présentent différents scénarios d'évolution et non des propositions définitives.
L'idée est de mettre toutes les options sur la table et de demander aux États membres de s'exprimer. Le livre blanc de février comporte ainsi plusieurs scénarios : la Commission doit-elle faire moins mais mieux ? Certains États membres peuvent-ils décider d'en faire plus ensemble ? C'est une réflexion politique fondamentale.
Le Royaume-Uni va sortir de l'Union européenne. Tous les autres États membres, sauf le Danemark, ont vocation à entrer dans la zone euro. Ils en ont même l'obligation juridique. Doit-on néanmoins considérer que tous entreront ? Que l'on y croie, ou que l'on n'y croie pas, cela implique de repenser différemment la structure d'accueil.
Les réponses d'urgence qui ont été apportées aux crises de ces dernières années ne sont que des réponses d'urgence. Pour moi, repasser par ces négociations, par construction difficiles et générant des équilibres instables, est peu satisfaisant.
Je rappelle d'ailleurs qu'au sein du MES, la prise de décision se fait en principe à l'unanimité. En cas d'urgence, néanmoins, s'appliquent des règles qui n'ont rien à voir avec le vote au Conseil, et qui sont équivalentes à la clé de vote au sein de la BCE, en vertu de laquelle ce sont les pays les plus riches, ceux qui contribuent le plus, qui ont la voix la plus importante. Veut-on que cela soit le modèle pour la future zone euro ?
La Commission a présenté une initiative concrète pour une représentation unique de la zone au sein du FMI, sur le fondement de l'article 138 du TFUE. Les négociations n'ont pas avancé à ce jour car les États membres n'ont pas bougé d'un centimètre. Ils ont leur baronnie au sein du FMI.
Je note par ailleurs que les parlements nationaux prennent parfois des positions plus ouvertes en matière fiscale, mais quand il faut réunir l'unanimité parmi les ministres des finances des différents pays, cela devient plus compliqué.
Nos discussions tournent beaucoup autour des structures. Mais parfois ce sont des problèmes d'homme qui se posent. La politique menée par Mario Draghi change par exemple beaucoup de celle de Jean-Claude Trichet ! On pourrait presque dire qu'il nous a sauvés de la récession. Je me félicite également de la politique d'assouplissement quantitatif. Ce sont donc parfois les hommes et les femmes qui permettent de surmonter les obstacles.
À long terme, je ne crois pas à la différenciation. On ne peut pas construire un cadre démocratique dans l'Union européenne en procédant politique par politique. La zone euro est une coopération, mais songeons à la politique extérieure, de sécurité et de défense. Chaque politique a besoin d'une évolution démocratique. Or il serait illisible d'avoir un espace différent de contrôle démocratique sur chacune des politiques. Démocratiser l'Europe, c'est comme construire un Airbus. Il faut que tous les éléments aillent ensemble, sinon il ne décolle pas. Sur les questions budgétaires et fiscales, comme sur l'espace Schengen, la démocratisation est nécessaire. Mais tout doit s'imbriquer pour donner une finalité d'ensemble cohérente.
Effectivement, nous avons besoin d'une meilleure convergence fiscale dans la zone euro, par exemple concernant l'assiette consolidée de l'impôt sur les sociétés. À moyen terme, je ne peux imaginer qu'une plus grande participation des parlements nationaux, qui sont compétents sur une partie des sujets qu'il faudra mettre en commun.
Le budget de la zone euro devra se situer entre des budgets nationaux sous contrainte et un budget européen affaibli par le Brexit, et auquel on demande de plus en plus. Finalement, qui paie ? Que faire ? Depuis vingt ans, la proportion des ressources propres au sein du budget de l'Union diminue. Il est principalement alimenté par les contributions nationales, ce qui est contradictoire avec la construction européenne, et même, la menace. Un objectif à court terme pourrait être que les États membres de la zone euro contribuent au budget de l'Union par des fiscalités convergentes. Le budget de la zone euro ne serait pas un budget de dépenses mais serait constitué de ressources propres communes.
Je ne vois pas comment on pourrait s'accorder sur des dépenses supplémentaires. La zone euro doit prendre sa part de la réponse à l'enjeu du budget de l'Union européenne.
Il faut se pencher sur les ressources et les dépenses. Peut-on établir un système de ressources propres spécifique à la zone euro, à traités constants ? Je crois que c'est possible. Le système de ressources propres établit déjà des ajustements spéciaux pour quelques États membres. Il est aussi possible d'harmoniser des taxes, dont les ressources seraient affectées au budget de la zone euro. On a déjà parlé de l'attribution des taxes sur les transactions financières à ce budget. Le problème est que l'harmonisation fiscale est décidée à vingt-sept et non à dix-neuf. On constate à nouveau l'asymétrie entre le marché intérieur et la zone euro.
Créer un budget de la zone euro séparé du budget général de l'Union européenne est très compliqué. Le principe d'unité du budget découle des traités. Tous les revenus et toutes les dépenses doivent être inscrits dans le même document.
Créer des dépenses spécifiques pour la zone euro est aussi très compliqué à traités constants. Le ministre italien des finances a évoqué les dépenses d'immigration, d'autres la sécurité, la défense, le mécanisme de solidarité. Quelles seraient ces dépenses ?
Il existe aussi un problème juridique et institutionnel. Il n'y a pas de base dans les traités pour établir des programmes de financement spécifiques à la zone euro.
On pourrait envisager la méthode intergouvernementale dont MM. Martucci et Keppenne ont parlé, mais à ce stade, à traités constants, créer un budget de la zone euro serait très compliqué.
Je me réjouis de la réunion d'aujourd'hui.
Je ne souhaite pas rentrer dans la discussion institutionnelle. Faut-il un parlement de la zone euro, issu des représentants au Parlement européen ou des parlements nationaux ? Nous verrons plus tard. L'enjeu démocratique n'est pas uniquement institutionnel. Il s'agit de répondre aux questions posées par les citoyens concernant l'harmonisation fiscale et sociale. Peut-on y répondre vite ?
Deux des intervenants ont montré toutes les limites de l'Union européenne et de ses traités. Aujourd'hui, personne ne prendra le risque politique de proposer un nouveau traité. Les autres contraintes juridiques que vous nous avez rappelées montrent que, finalement, on ne peut pas bouger. En simplifiant, on a donc, d'un côté, une demande populaire et, de l'autre, une absence de réponse.
Le troisième intervenant, universitaire, n'est pas tenu au discours institutionnel par ailleurs tout à fait respectable. Si l'on se dit que l'on n'y arrivera pas, la seule question n'est-elle pas : peut-on laisser cohabiter une zone euro à dix-neuf et une Union européenne à vingt-sept ? La monnaie commune ne s'impose-t-elle pas à tous ? La tête, si elle est devant, doit tout de même être rattrapée par le corps, faute de quoi on arrive aux difficultés actuelles. En résumé, est-il viable d'avoir une Union européenne à vingt-sept et une union monétaire à dix-neuf ?
Si l'on veut conserver deux périmètres distincts, l'union monétaire à dix-neuf doit avancer rapidement vers une harmonisation sociale et fiscale. Il faut donc un nouveau traité intergouvernemental, pour répondre à la demande du peuple d'harmonisation sociale et fiscale. Dans ce cas, comment faire fonctionner le marché intérieur ? On ne peut pas faire cohabiter une zone harmonisée socialement et fiscalement et un marché totalement ouvert.
Croire que l'Union européenne a été sauvée par les élections françaises et néerlandaises, c'est en avoir une petite lecture. On a évité le pire une fois, mais on ne l'évitera pas à l'avenir si l'on n'avance pas. Comment le faire rapidement ?
L'harmonisation fiscale et sociale est fréquemment citée : c'est l'intégration positive, la négative étant celle de la liberté de circulation des services, puisque les capitaux, eux, circulent librement dans l'Union européenne mais aussi les pays tiers. L'Union bancaire offre peut-être un précédent intéressant. En matière bancaire, un mécanisme de surveillance unique et un mécanisme de résolution unique ont été mis en place. Tous les États membres se sont accordés sur un règlement appliqué uniquement à la zone euro, avec la possibilité d'une coopération rapprochée avec les autres États membres. Qu'est-ce qui, juridiquement, empêcherait de faire de même, c'est-à-dire de limiter le champ d'application d'un règlement ou d'une directive pour la seule zone euro en matière fiscale et sociale ? L'opposition est politique. La même logique pourrait être appliquée aux ressources, sans aller jusqu'à créer un budget de la zone euro, ce qui serait difficile sans réviser les traités.
On peut exploiter la décision sur les ressources propres, le précédent de la taxe sur les transactions financières le montre, pour envisager la levée de ressources pour la zone euro, à droit constant. La différentiation est partout, c'est un constat.
La Commission européenne propose des normes de référence sociales et fiscales. Peut-être faut-il sortir d'une logique traditionnelle de règlements et de directives pour utiliser d'autres instruments normatifs, vers une coordination renforcée des politiques sociales et fiscales. C'est là le véritable enjeu de la zone euro à l'avenir.
D'autant que c'est nous, avec le Fonds de résolution unique, qui fournissons l'essentiel de l'effort de l'union bancaire. Le moment crucial est toujours celui de la répartition des charges.
M. Keppenne a dit qu'il existait des compromis au sein de l'Eurogroupe. Peuvent-ils constituer le socle d'une future méthode de gouvernance de la zone euro ?
Il existe deux grandes catégories de compromis dans l'Eurogroupe. La première est constituée par des compromis ponctuels, sur des situations matérielles concrètes telles que celles du budget de la Grèce ou des établissements bancaires de Chypre. Par nature, ils n'ont pas vocation à devenir durables. Les ministres des finances trouvent un compromis politique puis retournent leur étiquette, deviennent représentants du conseil des gouverneurs du MES et entérinent leur décision en tant qu'Eurogroupe - c'est la schizophrénie actuelle.
La deuxième catégorie de compromis est constituée par les efforts pour aller vers une harmonisation et une approche communes. Institutionnellement, il est difficile de voir comment leur donner vie. Des traités internationaux sont trop lourds à mobiliser pour harmoniser telle taxe ou telle politique sociale. La beauté de la construction européenne, c'est la création d'institutions permanentes. Les traités internationaux ne sont pas une solution. Mais politiquement, il est aussi très difficile de créer un bloc de ministres des finances de la zone euro, car ceux qui n'en font pas partie se sentent exclus.
Je me réjouis de la qualité du débat et de la transversalité de notre travail.
Le Brexit devait être une opportunité. C'est le cas. Même si, nous n'avons pas souhaité la sortie du Royaume-Uni et ne pouvons que le regretter - l'explication du vote britannique réside d'ailleurs peut-être dans le fonctionnement de l'Union. Comment trouver les dix milliards d'euros qui manqueront au budget de l'Union après le Brexit, compte tenu des nouvelles missions de l'Union européenne, notamment en matière de défense et de lutte contre le terrorisme ?
S'approche-t-on d'une conclusion du dossier de la dette grecque ? Les Grecs ont fait un effort mais le but est loin d'être atteint. Les avis divergent. Personnellement, je partage la position de Wolfgang Schäuble.
Professeur Martucci, vous avez aiguisé mon intérêt en évoquant les organisations internationales. On sait que la méthode intergouvernementale a ses limites, que l'opinion publique n'est pas prête pour un nouveau traité et que la coopération renforcée est une très bonne méthode, peut-être sous-utilisée.
L'Allemagne perçoit tout de même des intérêts sur les prêts accordés à la Grèce - ce n'est pas une si mauvaise affaire. Et certains dans le pays disent qu'il faut reverser ces intérêts aux Grecs, conformément à l'engagement pris en 2012.
Il s'agirait de conserver l'Union européenne en tant qu'organisation et de créer une organisation super-intégrée pour la zone euro, au sein de l'Union européenne. Si l'on ne peut pas réviser les traités à vingt-sept, ne pourrait-on pas envisager une organisation dite intergouvernementale, dans le sens où elle serait hors Union européenne mais qui mobiliserait les institutions existantes de manière intégrée et réfléchie ?
La coopération renforcée reste assez ponctuelle, en vue d'adopter des textes particuliers, par exemple en matière d'harmonisation fiscale ou sociale. Cet instrument n'a pas été conçu pour permettre une intégration bien plus poussée.
Faut-il accorder un prêt à la Grèce puis le rééchelonner sans cesse ? Ou renoncer à recouvrer une partie de la dette ? C'est une question éminemment politique.
Je lance un appel à beaucoup de prudence avant que quiconque s'engage dans des aventures institutionnelles nouvelles. La créature de Frankenstein lui échappe rapidement. En créant des institutions permanentes parallèles - couche intermédiaire entre l'État et l'Union européenne - on créerait un champ conflictuel permanent et un combat de légitimités. Je crains que ce soit difficile à gérer, même si l'intention de départ est bonne. Brandir cette grenade, certainement, mais attention à ne pas la dégoupiller !
Il existe encore des possibilités d'action à l'intérieur de l'Union européenne - j'ai parlé de l'article 352 du TFUE. Les potentialités de la coopération renforcée n'ont absolument pas été épuisées. Pour l'instant, celle-ci est ponctuelle, mais les textes n'empêchent pas son utilisation dans tel ou tel domaine, comme celui de la régulation des travailleurs détachés ou de la fiscalité.
Je doute, pour l'instant, que de nouvelles constructions institutionnelles nous apportent l'acceptation normative des citoyens. Je doute qu'une réforme venue d'en haut donne de la légitimité démocratique à nos actions futures. Attention au Frankenstein institutionnel que nous pourrions créer.
Le Conseil européen avait travaillé en 2012 sur les arrangements contractuels entre les États membres et l'Union européenne : chaque parlement national présente un projet de mesure structurelle ou d'ajustement budgétaire qu'il a adopté, entériné par l'institution. Cela peut donner accès à des mécanismes de solidarité. C'est plus simple qu'une nouvelle construction institutionnelle et cela préserve la légitimité démocratique.
Enfin, la différentiation est inévitable si on veut aller de l'avant. L'euro a une force centripète d'intégration qui va au-delà du monétaire et atteindra le marché intérieur. Or, aujourd'hui, les traités ne sont pas conçus pour faire face à l'asymétrie entre l'Union économique et monétaire à dix-neuf, et le marché intérieur et les autres politiques à vingt-huit.
Monsieur Keppenne, vous nous avez invités à la prudence. Sachez qu'au Sénat, celle-ci n'exclut pas une réelle prospective.
La réunion est close à 11heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.