Intervention de Jean-Louis Tourenne

Réunion du 2 août 2017 à 16h00
Renforcement du dialogue social — Adoption des conclusions d'une commission mixte paritaire

Photo de Jean-Louis TourenneJean-Louis Tourenne :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, de moins en moins chers, d’ailleurs, la commission mixte paritaire a supprimé quelques amendements de la droite du Sénat, mais la mouture finale n’en reste pas moins marquée par des orientations très libérales : simplification pour le chef d’entreprise afin de licencier plus facilement et moins cher, modifier les contrats de travail, exiger des sacrifices supplémentaires.

C’est une grande régression sociale, car le salarié n’est pas seulement un producteur de richesse : c’est avant tout un citoyen qui a droit au respect de sa dignité, à la juste rémunération de sa contribution à la prospérité nationale et qui doit être un acteur du devenir de l’entreprise.

Ainsi, alors qu’avaient été exprimées urbi et orbi les ambitions de favoriser la compétitivité et, en même temps, d’accroître la sécurité professionnelle, seules des latitudes nouvelles sont octroyées aux entreprises en détricotant les dispositifs qui protégeaient les salariés des abus, de l’arbitraire et de la précarité.

Tout concourt à la réduction de l’implication syndicale, instrument nécessaire à l’expression de ceux qui ne sont pas entendus. Il en est ainsi de la fusion des instances représentatives du personnel, les IRP, qui est une manière de diminuer la représentation syndicale, le nombre d’heures affectées, le nombre de délégués syndicaux et de représentants du personnel. La dilution des CHSCT est un danger pour les salariés et, partant, pour l’entreprise. Vous dites offrir les mêmes compétences aux commissions. Comment y croire ? Il suffisait alors de conserver les CHSCT.

Vous choisissez de limiter le nombre de mandats, alors que négocier face à un professionnel exige non seulement de maîtriser la matière juridique, les évolutions de carrière, le droit du travail, mais aussi d’apprendre sur le tas les stratégies, les écueils à éviter. La vertu n’inspire pas toujours chacun de nos citoyens. Vous dites « confiance ». C’est votre slogan maintes fois répété. Mais la confiance, ça se mérite. Croyez-vous que votre texte soit de nature à l’instaurer ?

Les négociations collectives sans représentants syndicaux ni mandatement est la porte ouverte à tous les abus, toutes les pressions. C’est parce que, dites-vous, 96 % des PME-TPE n’ont pas de délégué syndical. Osons dire que, parfois, elles ne le souhaitent d’ailleurs pas. N’oublions pas qu’en cette période de chômage élevé une grande inquiétude étreint les salariés : 83 % d’entre eux craignent de perdre leur emploi, ce qui n’est pas sans conséquence sur les votes extrêmes. C’est dire si chacun d’eux se sent vulnérable et plutôt contraint à une certaine complaisance. Quelle valeur aura alors un accord d’entreprise accepté dans l’angoisse ?

Il aurait eu une autre grandeur, madame la ministre, le défi que vous auriez pu vous lancer de favoriser le développement de la représentation syndicale. Mais vous faites l’inverse en lui déniant, dans les faits, toute utilité.

Votre texte institue en outre un référendum à la main du patron. Certes, il existe déjà, mais la consultation effectuée par le chef d’entreprise est une aide à la décision et n’a aucune valeur légale. Or vous voulez la lui accorder pour des licenciements sans souci, l’élargissement du travail de nuit, des contrats de travail modifiés, des conditions dégradées.

Le projet de loi va fabriquer de la précarité et de la régression sociale. La présomption de légalité de l’accord d’entreprise conduira le juge à restreindre son contrôle sur les accords collectifs. La réduction des délais de recours manifeste une volonté de limiter le nombre des victimes demandant réparation. Enfin, le plafonnement de l’indemnisation du préjudice subi à la suite d’un licenciement constitue un vrai déni de justice.

Vous nous donnez comme alibi ou justification des rapports de 1 à 3, selon l’hebdomadaire L’Express, voire de 1 à 4 pour des situations que vous affirmez semblables. Or les jugements étant individualisés, aucune situation ne ressemble à une autre.

L’analogie avec la justice pénale est totalement injustifiée. Celle-ci prononce des sanctions contre les auteurs de délits. Il s’agit, ici, de victimes, et les victimes, dorénavant, n’auront pas droit à pleine et entière réparation.

Pour vous justifier, vous avancez que les délits graves échapperont au plafonnement. Madame la ministre, pensez-vous qu’un licenciement n’est pas une tragédie pour le salarié et sa famille ? Combien en sortiront meurtris, humiliés, et de surcroît victimes du plafonnement de leur droit à réparation ?

J’en viens à la pénibilité. Vous introduisez une dichotomie regrettable entre les professionnels exposés, alors qu’il s’agit de la santé, de l’intégrité physique et mentale, de la durée de vie des ouvriers concernés. Vous abandonnez le choix de la prévention quand il s’agit de s’attaquer à la plus grande injustice qui soit. Les difficultés d’appréciation sont bien réelles, mais votre attitude est constante : la cause est juste, reconnaissez-vous, mais elle est difficile à satisfaire, alors abandonnons la cause.

Que dire des contrats de chantier ? C’est la précarité sans la prime de précarité, le licenciement sans les avantages du licenciement économique. Je fais des cauchemars à l’idée que la généralisation des contrats de chantier invite les entreprises à l’utiliser en lieu et place du CDI : des millions de travailleurs précaires en France seraient alors privés d’accès au logement, aux banques, bref, de la sécurité du lendemain. A-t-on vraiment mesuré les effets toxiques de cette généralisation ?

Pour justifier tous ces changements, vous chargez la France de tous les maux : ses charges sociales, ses rigidités, son incapacité à innover, à réagir. Et pourtant, les investissements étrangers productifs ont encore fait un bond très important en 2016. Les étrangers seraient-ils masos ? À moins qu’ils ne soient attirés par la qualité des services publics de notre pays, de ses équipements et infrastructures, par la productivité de ses travailleurs ?

Alors que les indicateurs économiques sont au vert, que la croissance repart, vous pensez que l’économie gagnera en vitalité par la dérégulation du marché du travail. Mais il ne peut y avoir de véritable croissance sans confiance en l’avenir, de la part des citoyens, des salariés, des entreprises, tous ensemble. Et la confiance dont vous avez bénéficié, j’ai peur que vous ne soyez en train de l’éroder au travers de ces mesures par trop déséquilibrées !

Vous voulez gagner la croissance en fragilisant les salariés. Vous récolterez la révolte des salariés et une économie, de nouveau, à la peine.

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