… même si cette pratique est aujourd’hui, contrairement à un passé qui n’est pas si lointain, plus transparente ? Cela correspond-il vraiment à leur office ? N’est-ce pas en décalage par rapport à la volonté de recentrer les parlementaires autour de leurs fonctions constitutionnelles, qui consistent à voter la loi, à contrôler le Gouvernement et à évaluer les politiques publiques ?
Se profile alors une autre question : quel rapport les parlementaires doivent-ils entretenir avec le territoire où ils ont été élus ?
J’ai entendu lors des différents débats, et encore hier à l’Assemblée nationale, que les parlementaires qui ne disposeraient plus de la faculté d’utiliser la réserve parlementaire deviendraient des élus « hors sol », sans lien avec leur territoire. Je crois que cela n’a strictement rien à voir ! §Mesdames, messieurs les sénateurs, merci de me laisser développer mon raisonnement avant d’entendre le vôtre, même s’ils ne convergeront peut-être pas sur ce point…
Ce n’est pas parce qu’un parlementaire ne peut plus donner de subventions qu’il est coupé de ceux qui l’ont élu, de ce qu’ils ressentent, de ce qu’ils portent et de la réalité de ces territoires. Pour tout avouer, je trouve même qu’affirmer cela est une façon de nier le travail que les parlementaires accomplissent réellement sur le terrain.
Une troisième question de principe se pose : doit-on conserver une pratique qui consiste, du moins je le pense, en un contournement des règles constitutionnelles par la voie coutumière ?
La pratique de la réserve a certes l’apparence de la rigueur, puisque les parlementaires ne formulent que des propositions que le Gouvernement demeurerait libre de suivre ou non. Mais, en réalité, personne n’est dupe : les députés et les sénateurs sont bien les véritables ordonnateurs de ces dépenses.
Je vais reprendre ici les mots d’un député, Jean-Louis Bourlanges, qui me semblent bien résumer notre débat. À l’occasion des échanges que nous avons eus à l’Assemblée nationale, il a affirmé que « la seule question qui nous divise est de savoir si nous, parlementaires, exerçons un pouvoir budgétaire collégial ou si nous bénéficions d’un démembrement de ce pouvoir, fût-il minime, qui nous permet d’exercer de façon individuelle un pouvoir fragmenté. Je réponds que nous sommes dépositaires de l’autorité budgétaire à titre collégial et que nous n’avons pas à nous ériger […] en ordonnateurs fragmentés et particuliers. »
Chacun l’aura compris, la position du Gouvernement et celle qu’a réaffirmée hier l’Assemblée nationale reposent sur la clarté. Et cette exigence conduit à mettre fin à une pratique susceptible de créer de la confusion.
Le Gouvernement ne méconnaît pas la préoccupation qui est la vôtre, mesdames, messieurs les sénateurs, et que vous avez exprimée tout au long de nos débats, concernant notamment les communes rurales, les associations ou les Français de l’étranger. Pour l’avoir pratiquée à un niveau local, je sais parfaitement que la réserve permet de boucler des projets, de donner des moyens à des associations qui auraient peut-être du mal à s’en passer.
Mais, sur ce point, les choses doivent être claires, dites et répétées : la suppression du mécanisme de la réserve parlementaire n’est aucunement un moyen inavoué de faire des économies sur le dos des collectivités territoriales ou des associations. Les questions financières liées à la préoccupation qui est la nôtre aujourd’hui devront être traitées au moment du débat budgétaire, et il appartiendra aux parlementaires d’exercer leurs prérogatives à l’automne, sur cette question comme sur les autres.
Je note d’ailleurs que la commission des finances de l’Assemblée nationale a d’ores et déjà annoncé qu’elle allait instituer un groupe de travail pour suivre la manière dont les crédits anciennement affectés à la réserve seront employés au profit des communes, des Français de l’étranger et des associations dans le cadre des instruments budgétaires de droit commun.
J’ajoute que, si le Gouvernement avait eu l’intention cachée, en supprimant la réserve, de procéder à un tour de passe-passe budgétaire, il était plus simple pour lui d’opposer un refus aux propositions faites par les parlementaires lors de l’examen du prochain projet de loi de finances. Les deux rapporteurs l’ont reconnu en commission mixte paritaire.
Le Gouvernement a donc préféré faire le choix de la clarté. Il a souhaité que la fin de la pratique de la réserve parlementaire soit débattue par le Parlement, ouvertement, publiquement, devant les Français. Et, de ce point de vue, je n’ose dire que nos espérances ont été totalement comblées !
C’est l’occasion pour moi de revenir sur certains éléments qui ont émergé dans le débat, assez tardivement d’ailleurs, à l’occasion des travaux de la commission mixte paritaire.
M. le rapporteur et plusieurs d’entre vous ont contesté lors de la tenue de la commission mixte paritaire la constitutionnalité du dispositif de l’article 9, qui supprime la réserve parlementaire, aux motifs soit qu’il contraindrait le Gouvernement dans son droit d’amender les projets de loi de finances, soit, en sens inverse, qu’il ne serait pas normatif ou, enfin, que ce dispositif ne serait pas de nature organique.
Sur ce sujet, j’invite chacun d’entre vous à relire l’avis du Conseil d’État, d’autant plus éclairant que le Gouvernement et l’Assemblée nationale s’en sont tenus à la rédaction proposée par celui-ci.
Je cite cet avis, qui est public et que l’on peut retrouver sur le site du Sénat.
À propos de la réserve, voici ce qu’indique le Conseil d’État : « Un tel système dérogatoire au droit public financier n’étant pas formalisé, il devrait cesser d’exister par la seule volonté du Gouvernement de ne plus faire droit aux demandes des parlementaires, tant au stade de la discussion des projets de loi de finances que de l’exécution de ces lois. Toutefois, dès lors que la loi organique […] du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique a prévu la publication, en annexe au projet de loi de règlement, de la répartition des subventions attribuées au titre de la “réserve parlementaire”, la suppression de cette obligation de publicité figurant au sein de la loi organique relative aux lois de finances – la LOLF – pourrait être complétée par une mention de l’interdiction de ce qui constitue juridiquement cette pratique, afin que le Parlement se prononce expressément sur la fin de cette pratique. Il s’agit en effet d’une des conditions dans lesquelles le Parlement vote les projets de loi de finances, conditions qui relèvent de la loi organique en vertu des articles 34 et 47 de la Constitution. »
L’avis du Conseil d’État est très clair. Tout d’abord, il fallait passer par la loi organique pour supprimer les dispositions du 9° de l’article 54 de la LOLF qui prévoient aujourd’hui la publication de la liste des subventions versées au titre de la réserve. Il fallait aussi que la suppression de la réserve puisse être actée dans la loi organique.
Le Gouvernement avait d’ailleurs envisagé de modifier la LOLF pour ce faire, mais le Conseil d’État a proposé une disposition organique ad hoc. Il s’agit de la mesure présentée dans le texte initial et adoptée par l’Assemblée nationale.
Sur la constitutionnalité du dispositif de l’article 9, votre rapporteur a estimé avec finesse qu’elle pourrait être « fragile », soit parce que le mécanisme violerait le droit d’amendement du Gouvernement soit, si tel n’était pas le cas, parce qu’il n’aurait alors aucune portée normative.
À cette affirmation, je voudrais opposer – il s’agit là d’un débat juridique intéressant – les termes de l’article 34 de la Constitution, rappelés par le Conseil d’État, article qui dispose : « Les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l’État dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. »
L’article 47 de la Constitution y fait écho, puisqu’il précise : « Le Parlement vote les projets de loi de finances dans les conditions prévues par une loi organique. » La loi organique doit donc fixer les conditions dans lesquelles sont examinés les projets de loi de finances. C’est le fondement constitutionnel de la LOLF ; c’est aussi celui de l’article 9 du présent projet de loi organique.
Au surplus, et en tout état de cause, je rappelle que l’on pourrait également invoquer l’article 44 de la Constitution qui, depuis 2008, dispose que le droit d’amendement s’exerce par les parlementaires et le Gouvernement dans un « cadre déterminé par une loi organique. » Je vous renvoie à différentes décisions du Conseil constitutionnel, notamment à celle du 9 avril 2009.
À ce propos, monsieur le rapporteur, il me semble que la décision du 19 janvier 2006, que vous invoquiez lors de la commission mixte paritaire et qui est antérieure à la révision constitutionnelle de 2008, porte sur la question des « cavaliers » et de la règle de l’entonnoir. Elle ne me paraît donc pas pouvoir être mobilisée à l’appui de la démonstration que vous proposez.
Le Gouvernement, suivant strictement en cela le Conseil d’État, me semblait par conséquent bien fondé à insérer cette disposition de suppression de la réserve parlementaire dans une loi organique. Cette mesure met ainsi fin à cette pratique et a pour effet d’interdire une « “convention de la Constitution” contraire à son article 40 », pour reprendre les termes du Conseil d’État.
La normativité de ce dispositif ne fait donc aucun doute. Permettez-moi de considérer au passage que si cette disposition avait été dénuée de normativité, elle aurait sans doute suscité beaucoup moins de débats entre nous.
La question posée est en réalité une question de principe. Certains estiment que la suppression de la réserve parlementaire met fin à une forme de clientélisme. Je n’utilise ni cet argument ni ce vocabulaire, car je ne souhaite pas aborder le sujet sous cet angle.